Les représentants du Peuple souverain œuvrent à se protéger des immigrés censés coûter cher et mettre à mal la cohésion nationale. « On n’est plus chez nous ! », entend-on. Le Peuple, par ses représentants, devrait réagir.
Quel peuple ? Cette victoire idéologique xénophobe repose sur l’oubli de cette question, oubli dont le mot « immigrés » est le symptôme : parler d’im-migration, c’est dire, même malgré soi, l’intrusion dont il faudrait s’immuniser. Solution : l’intégration, réellement imaginée comme assimilation, ou l’expulsion. L’immigré ne pourrait « s’intégrer » au peuple qu’à condition de se rendre transparent et silencieux, de se faire identique aux « souchiens », d’être « désintégré ». Comme s’il y avait un peuple traversant l’histoire, identique à lui-même. Imaginaire ? Ce n’est pas rien : les communautés réelles sont imaginées.
Ce repli sur l’identité glacée, fermée au monde, indique non la « peur de l’autre », mais l’angoisse face à soi-même, à la capacité d’agir. Tenter de la lever en cherchant à se prémunir contre l’intrus, à consolider ses frontières, c’est l’approfondir un peu plus. Course à l’identité nationale dont l’extrême droite tient les rênes. Course à l’abîme !
Il y a un autre peuple, manquant : non, celui, homogène, de la souveraineté, mais celui, pluriel, de l’agir en commun, s’insurgeant pour réparer les torts et transformer l’ordre des choses. Il n’est pas imaginé à partir de racines qui fixent au sol, où de valeurs transcendantes qui brillent à l’horizon de lendemains toujours à venir, mais fondé sur des principes immanents, expérimentés en commun. Fondamentalement, l’égale liberté des humains, le droit d’avoir des droits.
Comme le dit Chamoiseau 1, le sort réservé à « nos frères migrants » signe la barbarie du capitalisme néo-libéral. La seule question qui vaille, dès lors que l’on pense la politique en termes d’émancipation, est celle de savoir comment faire peuple avec nos frères. Face au Peuple souverain, à la population, ce peuple agissant manque, parce qu’un peuple acteur doit sans cesse être reconstitué. Expérience de militants. Raison de plus pour s’efforcer de le former. Non pas à partir de rien. S’appuyer d’abord sur les mouvements des sans-papiers, advenue sur la scène publique de citoyens transnationaux. Là est l’essentiel : « Ainsi les Sans-Papiers, “ exclus ” parmi les “ exclus ” […] ont cessé de figurer simplement des victimes, pour devenir des acteurs de la politique démocratique »2. Puis sur les actions de solidarité, faisant parfois fi de l’ordre légal, de la vallée de la Roya à Saint-Brévin, en passant par Calais, des connus aux inconnus. Expérience d’une humanité inventant son monde, expérience de l’égalité, à rebours de la logique policière fabriquant un peuple « pur » par exclusion d’humains jetables.
Le monde a été fait de migrations et de métissages. Les peuples agissants, sont peuples migrants : ils ont dû franchir des frontières, extérieures comme intérieures, administratives ou culturelles pour créer de la relation. En période de glaciation identitaire, face obscure du capitalisme globalisé, il est urgent de faire peuple, de faire monde avec les migrants et d’inventer un droit de l’hospitalité. Le Peuple a peur ? Là, j’ai envie de reprendre le mot de Vauvenargues, au début du 18e siècle : « N’appréhendez pas que le peuple vous manque »3 ! Après tout, l’histoire lui a quand même donné un peu raison…
Gérard Bras
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Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Paris, Points Seuil, 2017.
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Étienne Balibar, Droit de cité, Paris, P.U.F., [1998], 2002, p. 25.
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Luc de Clapiers de Vauvenargues, Essais sur quelques caractères, XLII, Claudius ou le séditieux, in Œuvres complètes et correspondances, Édition établie par Jean-Pierre Jackson, Paris, éditions Coda, 2008, p. 218.
Immigration : le grand déni.
F. Héran sociologue, anthropologue et démographe, INSEE et INED, est professeur au Collège de France sur la chaire « Migrations et Sociétés ».
Par « déni d’immigration » F. Héran entend le procédé qui consiste à grossir l’immigration, à prophétiser l’apocalypse migratoire et le « grand remplacement » pour en prôner la fin, la fermeture des frontières, et chercher l’homme (qui peut être une femme) fort qui soit capable de le faire…
Au nom de la « continuité historique » et de « l ’identité nationale », il faudrait éradiquer l’immigration, ce qui est un comble au temps de la mondialisation et de l’informatisation… pour un pays qui vécut plusieurs guerres, qui fut un empire colonial, et qui fait partie de l’Europe. Mesurons plutôt le niveau exceptionnel d’intégration des migrants tel que le mesure le rapport du CNDH (2021).
F. Héran dénonce l’idée d’impuissance des gouvernants face à l’immigration, que révèle l’expression maintes fois employée « ma main ne tremblera » pour signifier la fermeté par rapport à cette politique, alors que dit-il, il n’est qu’à observer l’état du monde tel qu’il est pour savoir que les migrations sont inévitables et inhérentes aux sociétés du XXIeme siècle … comme aux précédentes d’ailleurs. Et qu’elles sont sans aucun lien avec les politiques des différents gouvernants en la matière… Le projet de loi déposé par E. Borne en décembre 2022 serait le 22ème depuis 1986.
La France serait-elle une terre d’accueil trop généreuse et trop attractive ? Entre 2014 et 2020 la France n’a reçu que 16% des demandes d’asile de ressortissants de pays tiers ce qui, par rapport à son PIB , la place au 25eme rang sur 31 !!! attractive la France ?
F. Héran fait aussi un parallèle signifiant entre la complexité des procédures et l’incurie administrative (des migrants deviennent clandestins à cause des délais de renouvellement de leurs titres de séjour !) et le marché du passage ; c’est-à-dire qu’à force de déboires dans les voies légales, les migrants se risquent à l’aventure de l’illégalité et par exemple restent en France malgré une OQTF. L’intégration suppose la stabilité.
En conclusion: le choix se situe entre humanité et fermeté ; mais nous savons que la maltraitance systématique n’a jamais produit les effets dissuasifs escomptés.
Bénédicte Goussault
Immigration : le grand déni, François Héran, Éditions Le Seuil, Collection La République des idées, mars 2023, 192 pages, 13.50 €
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