Dans les salles des profs, un constat : élèves et adultes n’ont plus les mêmes références. Certes, le conflit des générations, ce n’est pas nouveau. Mais auparavant, on regardait ensemble au salon, séries, films, téléréalités. Maintenant chacun regarde son programme dans son coin. Fini l’échange culturel – même peu culturel. Les enfants trouvent hors de nous leurs propres références. Et nous voilà désarmés. Car comment construire sans base commune ?
S’intéresser aux mangas et animés serait un premier pas. Usopp dans One Piece ? Oui, je connais. Et toi, tu connais Esope ? Un fabuliste grec, qui racontait des « fabulae », des histoires… Comme ton personnage. Et son nez ? Une référence à Pinocchio… Que d’intertextualités à tisser, de liens à créer ! Pour inciter nos enfants à réfléchir, à sortir de leurs connaissances, pour leur apprendre à se décentrer et à devenir critiques, nous devons aussi faire un pas vers eux.
On ne soupçonne pas la richesse des mangas tant qu’on s’en tient à l’idée préconçue d’un dessin fait à la va-vite entre deux parutions précipitées. Car c’est intelligent. C’est drôle. C’est émouvant. Le tragique tient souvent une place particulière. La notion de destin également. Aristote n’en renierait ni la structure ni l’effet cathartique. Notre époque est éprise d’émotions fortes, de pathos, de sensationnel. Dans les mangas, tout va vite, fort. Tout est emphase et émotion. Et tout est minutieusement pensé.
Une littérature en mouvement.
Auteurs et lecteurs ne sont plus des entités indépendantes les unes des autres. Le contact se fait par internet. Les auteurs connaissent les préférences des lecteurs. Ils s’y soumettent, parfois – c’est le « fan service » ou bien s’en amusent. Tatsuki Fujimoto, auteur de Chainsaw Man, élimine ainsi systématiquement tous ses personnages les mieux classés dans les sondages… ce qui lui a attiré nombre de menaces de mort bien réelles.
Le lien entre réalité et fiction peut, parfois, s’amenuiser.
Le 31 Octobre dernier, c’est carrément la ville de Tokyo qui a pris une décision radicale : interdire les rassemblements dans le quartier de Shibuya pour Halloween. Pourquoi ? Ils avaient peur que les innombrables fans de l’arc Shibuya de Jujutsu Kaisen – diffusé en ce moment-même – ne provoquent une tragédie bien réelle en attirant autour de la station de métro la plus fréquentée du Japon une foule encore plus compacte. L’arc se déroule en effet le soir d’Halloween, et les décors reproduisent tous minutieusement le quartier de Shibuya. Les touristes se photographient devant les lieux emblématiques.
Réalité et fiction s’interpénètrent, s’influencent, les réseaux sociaux jouant un rôle majeur dans cet état de fait.
Effet de mode ou reflet de notre époque ?
Patrick Vassallo et Dominique Royoux auraient pu étudier le développement du manga dans leur essai sur le temps comme « bien commun ». Car cette création artistique, mondialisée – il faut entendre les enfants commenter les épisodes dans un français mâtiné de japonais et d’anglais – est soumise à la « dictature de l’immédiateté ».
Les grands opus sortent généralement un épisode chaque semaine (depuis 25 ans, pour One Piece, paradoxe d’une immédiateté qui s’inscrit dans la durée), pour satisfaire un public toujours plus exigeant en terme de dates de livraison – parfois au détriment de la qualité, mais surtout des conditions de travail d’animateurs surexploités.
Le studio MAPPA, par exemple, qui produit Jujutsu Kaisen, est depuis longtemps sous le feu des critiques. Malgré les demandes insistantes, aucun épisode n’est jamais reporté : ainsi, l’épisode 17, la semaine dernière, serait sorti incomplet, sans l’aval des animateurs. Ceux-ci témoignent sur X/Twiter de leur frustration : ils n’ont pu réaliser que 30 % du projet initial. Mais une date est une date. Business is business !
Les fans suivent les animateurs, s’intéressent à leurs conditions de travail.
La mort de Balzac écrasé de dettes et noyé dans le café, c’est du passé. Mais la mort – d’épuisement ? – de Kentaro Miura devient légendaire.
Le manga est une littérature vivante. La littérature d’une civilisation de l’image, connectée, mondialisée. Une littérature monstre, qui se nourrit des grands mythes, de références, de ses créateurs aussi, engloutis par la machine infernale. Eiichiro Oda, Masashi Kishimoto, Takehiko Inoue sont les références que le monde – et internet – ont mises entre les mains de nos enfants, comme Stendhal, Camus ou Dostoïevski étaient les nôtres.
Reconstruire un commun intergénérationnel nécessite certainement que nous nous emparions, nous aussi, de cette littérature 2.0.
Alexandra Pichardie
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