Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

BIFURQUER NÉCESSITE UNE VISÉE

Jean-Marie Harribey
Je peux résumer ce qui pourrait être progressivement mis en œuvre pour amorcer une transition bifurcation, en trois points que je développe dans un de mes livres dont le sous-titre est : « Le trou noir du capitalisme ». Le trou noir, c’est cette image adoptée par les astrophysiciens pour examiner ce qu’ils appellent des désastres, dont la force de gravitation est telle qu’elles absorbent tout, toute matière, toute lumière. Ce qui fait qu’on ne les voit pas, d’où le nom. Le capitalisme a cette voracité de vouloir absorber toutes les activités humaines. Donc pour amorcer cette transition/bifurcation, je vois trois choses. Reprenons à l’envers ce que disait le grand anthropologue de l’entre deux guerres Karl Polanyi : si le capitalisme privatisait le travail, la monnaie et la nature ce serait la fin de la société. Donc il faut prendre cela à l’envers en disant qu’il faut réhabiliter le travail, socialiser la monnaie et instituer la nature.

Et au-delà, sauver tout l’espace non marchand. Je pense que le gros travail que les militants, les théoriciens, qui ont pris le parti de la recherche de l’émancipation doivent faire, c’est théoriser la démarchandisation de la société et mettre en pratique cette démarchandisation. Théoriser, ça veut dire qu’il faut réhabiliter le travail comme seul producteur de la valeur, et maintenant soumettre cette production à des normes sociales, et écologiques qui ne peuvent plus être mises sur la touche de la théorisation de la démarchandisation. Penser ce que sont la valeur et la richesse, de façon à pouvoir construire progressivement une légitimation de la transition à opérer. Tout cela, j’essaye d’y réfléchir là depuis un certain nombre d’années, d’où le dernier petit livre qui réhabilite cette question de la valeur et de la démarchandisation qu’il faut accomplir.

Pierre Zarka
Pour moi, il y a éparpillement par manque de perception de ce que j’appelle un dénominateur commun à tous ces mouvements. Et il y a aussi de l’errance au plan politique. Il faut s’interroger sur ce qui manque. On se bat sur des enjeux réels mais séparés les uns des autres sans vision d’une cohérence entre eux. Alors que comme le dit Jean-Marie, la question de la transition vers la bifurcation est de fait posée. On parle parfois à propos d’un acte de « déjà là » mais pour que cet acte devienne du « déjà là » cela suppose d’entrevoir le « pas encore là ». Le premier n’est pas perçu comme dynamique sans une idée du second. Et si, j’utilise l’expression « déjà là » c’est parce que j’ai en tête du « pas encore là ».

Pour qu’il y ait processus transformateur il faut un minimum de conscience de vers quoi tendre ce processus. Il ne s’agit pas de prétendre tout décrire mais de se mettre en perspective avec des contours transformateurs afin de construire notre propre récit. Mais qui le construit ?

Par exemple les salarié/es d’Arcelor Mittal mettent en avant que Mittal détourne l’argent des contribuables pour délocaliser. A partir de là : qui doit décider ? L’État ? De « bons » élus ? Ou le monde du travail ? Les gens ? Où doit aller l’argent ? En dividendes ? Ou en services publics et salaires ? Si intervenir ainsi ça ne fait pas encore la Révolution, cela ferait qu’une autre cohérence commencerait à être dans le débat public. Des actes existants si on les inscrits comme déjà là pour aller vers autre chose qui s’inscrit consciemment vers du hors capitalisme, ils prennent alors une dimension révolutionnaire. Je ne suis donc pas dans l’abstrait mais bien dans l’immédiat.

Ne pouvons-nous pas faire considérer l’humain comme tenant et aboutissant, comme auteur et bénéficiaire. Il n’y a pas d’un côté le social et d’un autre la participation citoyenne aux définitions des changements nécessaires et à la maîtrise des grands outils de production des biens et des services ? Ce qui induit que la propriété capitaliste ne peut être remplacée par la propriété d’État (on l’a vu à l’Est au XXème siècle) mais par la maîtrise des salarié.es et des usager/es. Le terme maîtrise envoie davantage à l’engagement des personnes que celui de propriété. On voit alors combien la démocratie ne peut se limiter au petit.

La démocratie c’est l’intégration des tensions, des contradictions, des confrontations dans une normalité revendiquée dans la mesure où l’on avance vers une société solidaire. Par solidaire je n’entends pas la charité mais la conscience que nos sorts sont interdépendants, entre nous et interdépendants entre nous et notre environnement.

Makan Rafatdjou
Aucune valeur (affective, éthique ou sociétale…) n’a de valeur pour le capital si elle ne peut être captée dans la sphère marchande. Le plus flagrant ces derniers temps c’est la démocratie elle-même ! Les enjeux d’écologie, de climat, de justice, d’égalité, d’émancipation, d’autonomie, de société et de civilisation à l’échelle planétaire dans un monde fini n’induisent-ils pas d’autres valeurs en amont même de la valeur d’usage ?

La valeur de vie : préserver, prendre soin de toute vie biologique, et réparer tous les méfaits en ce sens, pour transmettre la planète, reçue en héritage par nous les dépositaires actuels, plus saine aux générations futures.

La valeur du commun, des «communs donnés» : tout ce que nous partageons et nous impactent de fait (l’air, l’eau, le sol…), et des «communs construits», collectivement, en interrelations (interdépendances et interactivités), socle solidaire de fait des sociétés et civilisations.

Sur le « déjà là « et le « pas encore là «. Pour Henri Lefebvre l’enjeu de la transformation c’est ce que nous faisons du « virtuel « dans l’existant : des potentialités en puissance, visibles ou cachées, idéelles ou matérielles, en éclosion ou forclusion, manifestes ou obérées, afin de rendre possibles celles émancipatrices et vertueuses et impossibles celles aliénantes et néfastes. Il a développé l’exemple du quotidien comme champ de l’ensemble de nos vies, activités et relations, où se (re)forgent en permanence la production et la reproduction des rapports sociaux. Vaste champ de bataille contre le capital et le marché. Car il ne s’agît pas seulement de l’améliorer mais d’en maîtriser pleinement les finalités et modalités mêmes de son devenir : à quoi on tient, vers quoi on tend, comment on opère ce processus de transformation ? Sans oublier que la visée qui l’oriente et l’état futur à faire advenir ne seront pas exemptes de contradictions, essence même du mouvement historique, un processus toujours plus ou moins ouvert, finalisé mais jamais achevé.

Mais qui écrit le métarécit de ce processus ? Ni avant-gardes, ni institutions partidaires, ni une poignée d’éclairés et encore moins de politiques professionnels. Il ne peut être qu’œuvre commune, induisant et traduisant agirs en commun et intelligences collectives, une mise en œuvre de l’autogestion et auto-organisation rompant avec les révolutions d’antan : grands soirs et lendemains qui déchantent.

Daniel Rome
Je rajouterai une question :  la sécurité sociale de l’alimentation portée par des centaines de collectifs. Je sais que certains autour de la table ont des désaccords. Il me semble cependant que poser la question de la sécurité sociale de l’alimentation c’est réfléchir à socialiser des dépenses pour permettre à tout le monde de se nourrir correctement et sainement. Rendre universel le droit de se nourrir et de manger à sa faim. C’est aussi questionner ce qu’il y a dans notre assiette et comment ce que nous mangeons est produit. De manière générale, ça ouvre un débat qui, à mon avis, est beaucoup plus large. Ça soulève la question de la démarchandisation et comment on peut y travailler, comment on peut faire en sorte qu’un certain nombre d’activités économiques sortent du domaine du marché et de la rentabilité immédiate pour essayer de construire un autre monde. 

 

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Post-capitalisme

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