Ramallah, 6 novembre 2023

Journal de Jo, la suite. Jo et Dom sont rentré·e·s en France, et  sont  prêt·e·s à se déplacer pour témoigner de ce qu’elle et il ont observé dans les territoires occupés de Cisjordanie depuis le 1er octobre. Sylvie Larue.

Hier soir et toute la nuit,

c’est un véritable déluge de feu et de fer qui est tombé sur Gaza, les gens disent que ça a été la pire nuit depuis le 7 octobre. Ce matin, les autorités de santé de Gaza annonçaient 4800 enfants tués et 16 des 35 centres médicaux fermés. A Halhul, cette nuit, l’armée est entrée pour arrêter des gens, tirs au fusil mitrailleur : 2 morts et plusieurs blessés. En fait, nous n’arrivons plus à suivre le nombre d’exactions, d’attaques de colons et de l’armée et de crimes en Cisjordanie même.

Lorsque nous sommes arrivés ici, le 2 octobre dernier,

c’était la première fois que nous venions pour un temps relativement long -un mois- qui pensions-nous, ne serait pas, comme d’habitude, entièrement consacré à bosser. Deux semaines de cueillettes d’olives et deux autres à voir les copains et, peut-être aussi, à faire un peu de tourisme « basique ». A part Jéricho, son palais d’Hicham, ses murailles, une petite trempette dans la Mer Morte et un tour dans les ruines de Sebastiyeh, nous ne nous étions jamais vraiment « promenés » dans le pays (et encore moins en Israël). Mais, surtout, nous voulions passer du temps avec les amis, ne rien faire d’autre qu’être avec eux, pour eux. Les amis, cela voulait dire les amis des 2 « côtés » de la ligne verte mais d’une même humanité. Le SAS de la maison d’Abraham, avec son calme étrange et son côté suranné était un bon marchepied. Nous sommes arrivés le dernier jour de la fête des Cabanes où la vieille ville de Jérusalem était entièrement investie par la fête juive, son déploiement armé et policier hallucinant et l’effacement de sa population arabe. Une fête, c’est normalement fait pour être partagé, donner de la joie à tout le monde or, ce jour-là, on en était à des années-lumière. Ça donnait le ton.

La suite, l’abominable suite,

nous ne nous y attendions évidemment pas, en tout cas pas sous cette forme-là, pas avec cette ampleur-là, pas avec cette horreur totale-là. Mais c’était cependant la première fois que nous débarquions ici avec ce que, faute de mieux, j’appellerai une sourde inquiétude (et c’est aussi une des raisons qui nous avaient poussés à partir avant les groupes de volontaires pour les cueillettes : nous voulions sentir sur place ce qui se passait réellement avant leur arrivée). Bien sûr, sauf à être totalement inconscient (et donc dangereux pour soi et les autres), on ne déboule jamais ici comme on va en vacances dans les montagnes suisses mais, cette année, tous ceux qui suivaient un tant soit peu attentivement les choses sentaient bien qu’un virage très inquiétant était en train d’être pris. Depuis un an, D. réalisait une publication quotidienne incluant, outre les articles de presse, des rapports d’associations sur les exactions commises en Cisjordanie par les colons et l’armée israélienne, ainsi que les déclarations et commentaires de nombreux observateurs et responsables politiques et associatifs palestiniens et israéliens. Nous sentions bien que quelque chose était en train de déraper, quelque chose de nouveau et de grave. Le fait que des ministres fascistes patentés aient rejoint le gouvernement extrême droitier de Netanyahou avait certes choqué beaucoup de monde mais c’était un peu comme si, même au sein des amis de la Palestine, ce n’était qu’un événement de plus, plus ou moins identique aux autres, dans la longue liste des « dérives » du sionisme ; comme si on ne voyait pas tout ce que cela entraînait déjà sur le terrain : depuis le début de l’année, jamais il n’y avait eu autant d’attaques quotidiennes de colons ni autant d’assassinats dans les territoires occupés. Jamais surtout il n’y avait eu autant de déclarations ouvertement racistes, fascistes et génocidaires dans la bouche de responsables israéliens au plus haut niveau. Mais les envois quotidiens de D. n’ont jamais été relayés au-delà d’une liste réduite de destinataires, et jamais il n’a été tenté de démarches vis-à-vis des élus. Finalement, nous avions parfois l’impression que nos envois gavaient bon nombre de ceux qui les recevaient. De leur côté, les amis palestiniens qui avaient tant besoin de notre présence sur place, dédramatisaient les choses : oui, c’était dur, mais ils avaient l’habitude. Jamais nous n’aurions imaginé ce qui s’est passé, l’effroyable démesure de ce qui est arrivé (et qui continue de se jouer au moment où j’écris et qui n’est peut-être que le début d’un embrasement général de la région, voire plus) mais le degré de répression avait atteint un tel niveau que nous pensions possible, si ce n’est inévitable, à plus ou moins court terme, un soulèvement généralisé de la population, forcément suivi d’une répression encore plus forte, comme ce fut le cas durant la première Intifada ou le début des années 2000. Nous étions manifestement complètement à côté de la plaque, à la fois sur les formes du soulèvement et sur la puissance et la volonté de destruction d’Israël. Mais, au quotidien, durant la période de préparation des missions de cueillettes d’olives, nous avons souvent eu l’impression d’être considérés comme des rabat-joie, quand nous pensions juste indispensable de partir vers la Palestine en pleine conscience d’une situation que nous savions différente de tout ce que nous avions connu depuis une quinzaine d’années.

Et malgré cela, nous sommes arrivés ici en rêvant tourisme et rencontres amicales multiples : naïveté ? Peut-être. Besoin de se raccrocher coûte que coûte à de vagues espoirs, sûrement. Il faudra bien un jour que nous réfléchissions collectivement à tout cela car la lutte contre la guerre se prépare en temps de paix, même de paix relative. Mais ce qui est à l’ordre du jour aujourd’hui, ce qui prime par-dessus tout, l’urgence absolue c’est l’arrêt de la boucherie. En cela, nous devons entendre la voix des Palestiniens : l’unité avant tout. C’est aussi le message des anticolonialistes israéliens. Et c’est aussi celui qui nous parvient du monde entier. Pour cela, pour ce qui concerne les pays européens, et tout particulièrement la France, nous devons contrecarrer la censure et informer, informer, informer.

Après avoir justifié la guerre, après l’avoir soutenue, après avoir présenté tous les défenseurs des droits comme des antisémites et des suppôts du terrorisme qu’il convenait de faire taire à tout prix, après avoir caché à la population le génocide en cours, Macron et même le guide suprême américain, ont été obligés de laisser filtrer quelques informations et de demander mollement des couloirs pour l’envoi de l’aide humanitaire. Puis, face aux exigences des grandes ONG humanitaires, à certaines déclarations de responsables d’offices de l’ONU et, surtout, face à la colère populaire, le Président français a semblé brusquement réaliser qu’il était impossible… de l’acheminer sous les bombes ! Et les voilà maintenant qui font dire à leurs valets médiatiques des choses du style : « Le Président français, face à la crise humanitaire, a pris l’initiative de convoquer à Paris une conférence de paix », « Les envoyés américains s’activent sur le plan international pour trouver une solution de paix ». Mais Israël n’entend rien. Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas de moyens de pression diplomatiques ou économiques, ce n’est pas comme s’il n’existait pas de forces d’interposition internationales de l’ONU, ce n’est pas comme si nous n’avions pas jeté d’huile sur le feu dès le début Non, on demande maintenant gentiment à un fauve qu’on a nourri et dressé à l’attaque de bien vouloir être un peu moins violent (ou ouvertement un peu moins violent). Et puis, une fois de plus, le club des dirigeants occidentaux fait comme si une « solution » imposée d’en haut pouvait régler le « problème », façon accord d’Oslo, sans qu’il soit jamais question de rendre justice au peuple palestinien en appliquant le droit international. L’égalité des droits tout simplement.

Une bombe israélienne au Sud Liban anéantit la famille d’un journaliste (décidément, ça devient une habitude !), la grand-mère et les trois petits-enfants, et on tend le micro au porte-parole de l’armée israélienne pour qu’il nous explique que c’était sûrement des terroristes (bon, d’accord, ils vont quand même faire une enquête ; ils en ont déjà fait tant, ils ne sont pas à un non-lieu près). Par contre, la population française n’aura pas connaissance des tribunes de journalistes protestant contre le ciblage des journalistes de terrain (bon, d’accord, les cons, ils sont majoritairement palestiniens), exigeant leur protection (vous croyez que c’est facile vous d’éviter les dégâts collatéraux ?) et l’ouverture de la bande de Gaza à la presse (les pauvres inconscients, ils ne se rendent pas compte dans quel pétrin ils se fourreraient si on ne les en empêchaient pas !). Des otages israéliens et de leurs familles, on ne parle plus guère. Comment imaginer un seul instant qu’ils puissent survivre sous le tapis de bombes qui écrase toute la Bande de Gaza du Nord au Sud dans laquelle ils sont retenus prisonniers ? Qui en France aura vu ces images des familles réclamant un cessez-le- feu et bousculées par la police de leur propre pays ? Qui aura entendu un haut responsable israélien dire que « la vie d’un otage ne valait pas plus que la vie d’un soldat » ?

D’ici nous avons conscience que les amis, en France, travaillent dans un contexte particulièrement difficile, qu’ils déploient une énergie extraordinaire et font preuve d’un grand courage. Finalement, moralement parlant, on peut dire que d’une certaine manière c’est beaucoup plus facile pour nous : nous sommes entourés de personnes qui partagent les mêmes valeurs et les mêmes revendications que nous, tout le monde se soutient comme il peut et nous ne sommes pas quotidiennement confrontés à la bêtise, à la mauvaise foi, à la haine ou, tout simplement, à l’indifférence. Dans ce sens, nous pouvons dire que nous sommes privilégiés ; privilégiés aussi d’avoir accès aux informations, aussi terribles soient-elles. Enfin, privilégiés car le principe du privilège est de ne rien avoir mérité, d’être juste présents ici par les hasards du calendrier et des réservations de billets d’avion. Nous pensons en permanence aux copains et aux copines qui n’ont pas pu venir, nous leur souhaitons beaucoup de courage et nous voulons leur dire que tout le monde ici les aime très fort.

Nous voulons aussi leur dire qu’il ne faut pas tomber dans le désespoir, que même si c’est un tout petit début, tout ce qu’ils ont fait n’est pas inutile, même si ce ne sont pour l’instant que des frémissements : que Macron soit maintenant obligé de reconnaître qu’il y a une crise humanitaire majeure à Gaza, qu’il soit obligé de voter une résolution de l’Assemblée Générale de l’ONU le 27 octobre demandant « une trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue », c’est le résultat de votre travail (et de sa frousse d’être débordé à l’intérieur même du pays). Bien sûr, pour l’instant, il n’y a aucune traduction concrète sur le terrain et, sûrement, les parents qui enterrent leurs enfants sous les bombes, dans les fosses communes, n’ont que faire des blablas d’un nain qui se prend pour un empereur et, sûrement, ils n’auraient qu’une envie, lui mettre une sandale dans la tronche. Les gosses qui auront vécu cet enfer s’en souviendront toute leur vie. Dira-t-on dans les salons de la bonne conscience coloniale qu’ils exagèrent ? Nous savons malheureusement que le temps de la politique n’est pas celui d’une vie humaine ni celui de la seconde où elle est anéantie (sauf, peut-être, quand il s’agit de l’Ukraine, diraient des mauvaises langues). Mais nos seules armes à nous sont les mots et la peur de perdre le pouvoir qu’ils peuvent générer chez les puissants. Nous n’avons pas le droit de nous taire, nous n’avons pas le droit de baisser les bras ni de céder au désespoir. C’est ce que nous disent les Palestiniens. Les enfants de Gaza et ceux d’Israël qui ont été victimes de la folie de recherche éperdue de pouvoir et de domination méritent mieux que cela !

Ramallah, 8 novembre 2023

Bulletin météo en Europe : « La tempête traverse le pays du Nord au Sud, comme vous pouvez le voir sur cette carte. Les vents arriveront de L’Est puis de l’Ouest, tandis que des trombes d’eau pénétreront par le Nord risquant de provoquer des inondations et des dégâts considérables. Déjà, des torrents déferlent sur le pays, arbres arrachés, maisons dévastées. La sécurité civile est sur le pied de guerre mais les bourrasques de vent empêchent souvent leurs interventions, les mettant eux-mêmes en danger. Il semble que Jupiter soit déchaîné : même la mer s’y est mise, déversant des tsunamis sur les plages, endommageant sérieusement les hôtels du front de mer et pénétrant largement dans les terres. Vous pouvez voir ici, et là, et encore ici l’impact des cyclones. Toutefois, jusqu’à présent, les barrages hydrauliques du Sud semblent bien résister, permettant une régulation des flux. Nous attendons une éclaircie pour… ». La présentatrice est charmante, ses mains aux ongles longs et vernis semblent voler sur le tableau numérique interactif, perchée sur ses talons aiguilles, elle a une silhouette parfaite, sa voix est chantante.

Météo palestinienne : « Les bombardements se sont intensifiés au Nord, sur la ville de Gaza, tout le secteur de Beit Hanoun et les camps de réfugiés de Jabaliya et de Chati, avec y compris l’usage de phosphore, comme vous pouvez le voir sur cette carte. Les tanks avancent depuis l’Est en bombardant tout autour d’eux dans un large demi-cercle ; de l’Ouest arrivent des missiles tirés de la mer. Les habitants se trouvent coincés sous un déluge de feu dans un champ de ruines où il n’y a nulle part où s’abriter, les fantassins suivent les tanks. Le Sud n’est pas épargné, Khan Younis, le secteur de Rafah, etc. L’approvisionnement en eau et en nourriture devient extrêmement difficile, les gens en sont rendus à utiliser de l’eau de mer. Des centres de soins ont été détruits ou ne peuvent plus fonctionner faute d’électricité, là et là et là. Les ambulances ont les pires difficultés à accéder aux blessés du fait de l’état des routes. Les sauveteurs, n’ayant aucun engin de déblaiement ni même de gants se partagent 2 pelles ébréchées pour tenter de dégager les décombres, le plus souvent, ils le font à mains nues sous les bombardements qui ne cessent pas. Aviation et artillerie poussent méthodiquement la population survivante terrorisée vers Rafah dont la porte reste obstinément fermée ». Le ton est détaché et chantant (le même que celui des présentatrices de chez nous), elle a la même élégance vestimentaire et les mêmes gestes gracieux. Comme chez nous, elle se retourne en souriant vers la caméra : « Voilà pour le bulletin de la journée ». Le petit Handala la regarde, les bras croisés dans le dos : « Et ? Vous n’avez pas oublié la petite phrase de conclusion, celle sur l’éclaircie ? ». « Non, je suis désolée, je ne vois pas ça sur mes notes ».

Nous discutons de la présence constante de la télé allumée dans tous les foyers.

« Tu sais, quand nous sommes allés en vacances chez M. en Bretagne, elle n’allumait jamais la télé. Au début, ça nous a fait drôle, ça nous manquait, et puis après on s’est habitués. On pouvait se promener dans le village, aller en forêt, aller visiter des musées et même aller à la mer. On se sentait en sécurité, peu à peu on s’est déstressés et puis on ne s’ennuyait jamais. Alors, on a fini par oublier complètement la télé ! Mais, ici, on ne peut aller nulle part, on est dans une grande ville mais c’est comme une prison. Même quand ça paraît calme, on ne sait jamais s’il ne va pas y avoir une entrée de l’armée et une balle « perdue ». Surtout, on ne peut pas quitter un certain périmètre : aller voir la famille, les amis à Zawiya ou ailleurs c’est dangereux, c’est toujours une prise de risque. La télé, c’est notre seule ouverture sur le monde qui n’est parfois qu’à 10 km, tu vois. Le problème c’est qu’elle ne nous apporte que des mauvaises nouvelles ».