La coopérative de débats.

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Ramallah, samedi 4 novembre 2023


Londres, Paris, Washington : manifestations monstres. Jordanie : rencontre des chefs d’États arabes avec Blinken. Londres, Paris : avec ou sans parapluies, drapeaux multicolores, majoritairement aux couleurs de la Palestine, mais pas que, rouge et arc-en-ciel aussi, slogans repris par les foules en colère. Jordanie : pupitres, messieurs en beaux costumes occidentaux avec cravates de couleur ou tenues traditionnelles, discours lénifiants. La rue jordanienne est moins calme ! Quatrième fenêtre : silence, fumées grises montant d’amas de décombres gris. Paysage lunaire : Gaza by day.

Nous avons été un peu surpris aujourd’hui en regardant France 24 (je ne suis pas sûre qu’il faille rajouter le mot « agréablement »…). Images rapides (mais quand même images) des ambulances bombardées hier soir mais pas trop choquantes : pas de cadrages serrés sur les blessés ni les morts, juste quelques traces de sang au sol, le pare-choc d’une ambulance arraché, des trous dans la carrosserie, faits par des éclats d’obus (les dégoulinures de sang sont hors champ), des gens qui courent dans tous les sens (pas de cadrages sur les visages terrifiés). Brève interview d’un médecin de Gaza puis du responsable de la Croix Rouge et du croissant Rouge en Suisse : il confirme que les ambulances bombardées faisaient bien partie d’un convoi médical qui se rendait à Rafah pour faire soigner des blessés et des malades en Égypte et que cela avait été annoncé. « Est-ce qu’il y avait des gens du Hamas dans les ambulances comme le dit Israël ? ». « Je n’y étais pas mais je peux confirmer que nos équipes y étaient et qu’elles travaillent dans des conditions très difficiles où elles risquent leurs vies ». « Êtes-vous invité à la conférence pour la paix à Paris le 9 ? ». « Je n’ai pas entendu parler de ça ». -Je n’ai pas noté mot pour mot ce qui a été dit car je n’avais rien sous la main pour écrire, mais je pense ne pas trahir les échanges –

Des images aussi de travailleurs originaires de Gaza, kidnappés, emprisonnés, torturés en Israël puis ramenés par l’armée à Gaza. On voit en gros plan les blessures aux poignets, les bracelets de chevilles bleus avec des numéros et les visages exténués des hommes. Commentaire : « Il semble que les faits décrits par ces hommes soient attestés, de nombreuses vidéos circulent à ce sujet sur les réseaux sociaux ». On apprendra qu’Israël a fait un communiqué à ce sujet, déclare que l’armée va mener une enquête et qu’un réserviste a été limogé.


Ça ressemble à de la censure militaire dans un pays en guerre ou je me trompe ? La France est-elle en guerre ? Ou bien y a-t-il un réel problème de démocratie, d’autocensure ?

Aujourd’hui il y a eu des manifestations montres partout dans le monde pour exiger l’arrêt des bombardements et la justice pour la Palestine. Nos téléphones sont bombardés de photos et de vidéos envoyées par les copains et les copines de Rennes : première manif interdite, deuxième une soixantaine de personnes, troisième 400 ou 500, aujourd’hui entre 1800 et 2000. Macron peut bien aller se rhabiller dans son beau palais de l’Élysée avec ses menaces à la noix vis-à-vis de son peuple ! Il ne va quand même pas essayer de redorer son blason en se présentant maintenant (qu’il a un peu le feu aux fesses !) comme un grand pacifiste après tout ce qu’il a dit ?! Si, sûrement, on apprend à n’avoir aucune pudeur dans certaines « grandes » écoles.

Les Palestiniens sont contents en voyant toutes ces preuves de solidarité populaire, contents pour nous, aussi, qu’on ait fait (un peu) reculer notre gouvernement. « Il faut continuer les mobilisations partout, il ne nous reste plus que ça comme point d’appui – d’autres disent qu’il ne leur reste plus qu’Allah – On espère tous que ça va être efficace… et qu’on ne sera pas tous morts avant ! ».


Une cage : Gaza. Une cage dans la cage : le camp de réfugiés de Jabaliya. Pilonnages depuis plusieurs jours et ce soir encore : explosions, phosphore, brasiers, boucherie ! Les sauveteurs brûlent leurs mains nues sur les décombres encore fumants pour tenter de sauver des gens pendant qu’en arrière-plan ça continue à pilonner ! Un homme hurle face à la caméra : « Mais qu’est-ce que vous faites ?! Qu’est-ce que vous faites ?! Maintenant, c’est soit notre village, soit le paradis directement, le plus vite possible ! ». Et ça continue à exploser derrière. C’est juste totalement hallucinant !

Ça sonne à la porte. C’est la famille qui arrive : pas facile de rester seuls chez soi face à ces images.

Bilan d’après l’ONU : 9061 tués (dont près 4000 enfants et 3000 femmes), 22 911 blessés, 1 048 000 personnes déplacées.

Israël ne communique guère sur ses pertes. Le Hamas annonce avoir détruit 24 tanks.


Blinken à Ramallah aujourd’hui : nouvelle manif. Blinken à Ramallah, il faut quand même oser ! Oser venir comme oser recevoir. Tous les Palestiniens avec qui nous discutons sont furieux : à la fois contre l’émissaire américain et contre leur propre gouvernement. Il est clair pour tout le monde que mettre fin à ce conflit passera, tôt ou tard, par des négociations mais, pour les Palestiniens, « négociations » ne peut plus en aucun cas passer par la case « compromis » car dans le sinistre jeu de l’oie mondial ils ont sans interruption été les dindons de la farce : les jeux ont toujours été pipés d’avance, toujours les mauvaises cartes pour eux, avec les croupiers complices. Discuter, oui, mais sans droit de veto et pas sous les bombes. Beaucoup ont conscience que leur lutte est aussi le symbole de la lutte de libération de tous les peuples opprimés, alors, au mieux, discuter et s’organiser avec l’Assemblée générale de l’ONU mais uniquement sur la base des droits inaliénables qui leur ont été reconnus : passer de déclarations purement formelles à une mise en œuvre effective mais arrêter de se prêter à des ronds de jambes dans l’espoir, un jour peut-être, de recevoir quelques miettes, régulièrement saupoudrées d’obus. Inconcevable d’avoir pour juge celui qui vous tue à petit ou à grand feu : pour les Palestiniens, cette rencontre d’aujourd’hui à Ramallah, en plein cœur de la Palestine occupée, n’est ni plus ni moins qu’une provocation du bras financier et du dealer d’armes de leur bourreau.

Dans le cortège, deux pancartes rédigées à la main avec le même message en français et en anglais : « Oh, fils de nos nations arabes, expulsez les USA, la France, le Royaume Uni, attaquez leurs intérêts, boycottez leurs produits ! ». Nous discutons avec les hommes qui les portent en nous présentant comme français et toujours la même réaction : « Nous ne sommes pas contre le peuple français mais Macron doit dégager ». Une femme à côté de nous intervient dans la discussion, elle est très remontée : « Personne ne peut comprendre ce que nous ressentons, ce que c’est que de voir nos enfants tués et le monde entier contre nous ! ». Une amie palestinienne tente de lui expliquer qui nous sommes mais rien n’y fait ; c’est la colère, la révolte qui parlent et, puisque nous sommes français, qu’on entende bien ce qu’elle a à nous dire, parce que, quand même « La France est une démocratie, non ? Macron n’est pas tombé du ciel, si ?! ». Comment la contredire ? Assurément, la question palestinienne aura désormais à s’inscrire dans les programmes politiques des uns et des autres en France. Dans l’immédiat, la femme continue, la révolte est toujours là, peut-être avec juste un peu moins de colère à notre égard : « Les gouvernements, tous les gouvernements, ils sont tous pareils, mon gouvernement aussi je le déteste, comme tous les autres ! Il n’y a qu’une seule chose qui les intéresse : l’argent, l’argent, l’argent ! Les êtres humains, ils n’en ont rien à faire ! C’est l’internationale de l’argent qui compte, rien d’autre, y compris chez les Arabes ! Terre promise, pas promise, ils s’en fichent totalement, ils sont ici, ils font ça ici uniquement parce que nous sommes sur la route de leurs intérêts ! Allah Akbar ! Allah Akbar ! ».

Karl Marx : « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit des conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple ». On a souvent et longtemps retenu de ce très long texte qu’une courte phrase, jusqu’à ce que la théologie de la Libération venue d’Amérique latine et reprise en Afrique du Sud par des militants pour un autre ordre du monde ne vienne secouer les certitudes d’une partie de la gauche européenne et ne l’amène à considérer qu’on pouvait avoir, simultanément, une foi religieuse, des principes de justice sociale et une action contre la domination capitaliste synonyme d’injustices, d’oppression et de répression. Les propos de cette femme du peuple (manifestement sympathisante du Hamas) étaient clairs et sa perception des choses aiguisée et, même si elle en appelait à une justice divine, nous aurions tort, comme pour Marx, de n’entendre qu’une partie de son discours. Ce dont il est question aujourd’hui, et singulièrement en France, c’est de refuser de superposer une guerre religio -laicarde à la guerre sociale et internationale menée par les puissants contre les peuples. Il s’agit d’aller, au-delà des fois proclamées ou non proclamées des uns et des autres, vers une unité de lutte pour la justice et contre la domination de l’argent. De même, toute tentative à caractère ethnicisant serait, maintenant plus que jamais, criminelle : nous avons besoin de toutes les forces et de toutes les forces unies contre la barbarie. Et cette lutte ne peut être uniquement nationale ni européo centrée. Nous, les peuples, devons lier intimement nos destins. Ils le sont déjà, du fait de l’oppression généralisée des plus pauvres et des plus faibles partout dans le monde, mais c’est un lien subi dans lequel toutes les tentatives de divisions (nationalités, ethnies, religions, origines, sexe, etc.) peuvent facilement s’immiscer. Il nous faut constituer désormais des liens choisis qui respectent les différences, il nous faut construire, au-delà de toutes les frontières qu’on veut nous imposer, un projet global de libération. Mais ce projet ne pourra passer par le mépris ni l’exclusion des opinions religieuses ; il devra les intégrer en ce qu’elles sont aussi « l’âme d’un monde sans cœur », susceptible de servir de base, aux côtés d’autres bases, à la construction d’un monde nouveau expurgeant le capitalisme et ses scories. Si nous ne comprenons pas cela, nous allons dans le mur et la Palestine est actuellement la ligne de front.


nous sommes partis marcher dans les collines de Ain Qinya avec un de nos amis. Paysages grandioses, oliviers, blocs de pierre cyclopéens, pentes vertigineuses, des « qasr » partout (antiques tours rondes de pierres sèches, basses et massives, dans lesquels les paysans se mettaient à l’abri lorsqu’ils venaient travailler aux champs), et toujours un « wadi » en bas (ruisseau parfois quasi à sec l’été mais gorgé d’eau en hiver : les plus importantes nappes phréatiques de la région se trouvent sous la Cisjordanie). On comprend pourquoi nos ancêtres sapiens s’y sont sentis si bien… On imagine des petits sentiers de randonnée, des fleurs, des bancs pour s’asseoir à l’ombre des arbres, des familles se baladant ou s’arrêtant pour lire des panneaux explicatifs, des parcours sportifs pour les jeunes jusqu’au sommet de la colline. Mais aujourd’hui, au sommet de la colline d’en face, il y a ces alignements de parallélépipèdes blancs : algécos de chantiers inoffensifs chez nous mais postes avancés tenus par les colons les plus extrémistes ici. Aujourd’hui, nous sommes les seuls promeneurs mais les terrasses sont jonchées de déchets. Notre ami est désolé : « Vous voyez, les gens viennent et laissent tout derrière eux ». Nous avons souvent eu des discussions, dans le passé, sur ce sujet avec plein de copains conscients du problème. « Qu’est-ce que tu veux, d’après toi qu’est-ce qui est le plus grave en ce moment pour les gens, des bouteilles et des sacs en plastique partout par terre, la puanteur des ordures ou l’odeur des bombes à Gaza ? ». Et, pour les plus pessimistes : « De toute façon, notre terre sera brûlée, et nous avec, alors… ». Mais tous disent : « Nous resterons, quoi qu’il arrive ». Je me dis parfois que nos petites préoccupations écologiques doivent vraiment leur sembler bien futiles, si elles ne sont pas tout simplement considérées comme indécentes…

Dans la famille où nous sommes, il y a cette petite fille complètement craquante, avec ses éclats de rire permanents, son petit air coquin et déterminé, intelligente, drôle, malicieuse, gourmande de tout, tellement câline et en même temps tellement « persévérante » quand elle veut quelque chose. Du haut de ses 2 ans et demi, elle met autant d’application à répéter les mots arabes, anglais, français qu’à s’entraîner à reproduire les boucles et les bâtons sur son petit cahier. Et autant également à répéter : « Fi Kafer Akab ». « Tu vois, me dit sa grand-mère, on lui apprend à être gentille, polie… et aussi à mentir ! Elle doit absolument apprendre à dire qu’elle habite à Jérusalem alors qu’elle n’y a jamais mis les pieds et qu’elle habite en plein cœur de Ramallah ». Pourquoi ? Parce que son père est originaire de Jérusalem et pas sa mère et que si elle veut avoir un jour une identité (et la possibilité de voyager), elle ne doit pas être de Cisjordanie. Donc pour l’instant, à 2 ans et demi, cette petite fille n’a toujours pas d’existence reconnue.

Quant à sa tante, elle a eu le malheur elle aussi de tomber amoureuse d’un beau Jérusalémite et, double peine (comme sa sœur !) c’est une jeune femme indépendante qui ne veut sous aucun motif abandonner son travail à Ramallah. Son promis travaille, lui, à Jérusalem, une distance inférieure à celle séparant Rennes de Châteaugiron. Elle a son permis, sa voiture, lui aussi. En Bretagne, ils pourraient choisir de résider dans l’une ou l’autre ou dans un village entre les deux. Ici, c’est impossible. « Où allons-nous vivre ensemble ? Sur la lune, peut-être… ».


nous apprenons qu’une roquette israélienne lâchée par un drone vient de tomber à Ain Aata, au Sud Liban. Dans la voiture, une grand-mère et ses trois petits-enfants, pulvérisés.

En Israël, près de 90 médecins (parmi lesquels des gynécologues et de nombreux pédiatres) ont signé une pétition pour soutenir le projet de bombardements des hôpitaux de Gaza au nom de la lutte contre le terrorisme et du droit à se défendreCraig Mokhiber; dans sa lettre de démission évoque la radio des mille collines : y aura-t-il un jour des poursuites contre les fauteurs de génocide ?

A partir de 18 h (d’après ce que nous en savons), des bombardements intensifs reprennent : est-il plus courageux de bombarder de nuit ? Dans les hôpitaux il n’y a plus de carburant pour les générateurs, les médecins soignent bien souvent à la lueur de téléphones (seuls les panneaux photovoltaïques apportent un minimum d’électricité, quand ils n’ont pas été détruits). Il n’y a plus de lits non plus. Les blessés arrivent parfois dans des camions à bestiaux et sont déchargés à même le sol, sur le carrelage, lorsqu’il s’agit d’enfants, on en met deux par lit, directement sur le métal des sommiers, il y a longtemps qu’il n’y a plus de matelas. Qui peut justifier cela et se regarder encore dans une glace ?!

Je suis désolée de ne pas vous parler fleurettes ni rêves de réconciliation universelle. Pourtant, je fais des efforts. Mes amis palestiniens surtout font des efforts, des efforts titanesques pour continuer à parler de la vie, mais là, franchement, il y a des moments où trop c’est trop !

Et, par là-dessus, la lecture de la déclaration d’Abu Mazen après sa rencontre d’aujourd’hui avec Blinken : L’Autorité palestinienne retournera à Gaza… si une solution est trouvée, l’Autorité remplira complètement ses responsabilités dans le cadre d’une solution constructive sur toute la Cisjordanie et la bande de Gaza. Réactions des gens, pourtant ordinairement mesurés : « Espèce de m… ! », « Les tanks peuvent entrer à Gaza par force mais, s’il ne disparaît pas avant, jamais Abu Mazen ne pourra y pénétrer. Et ce n’est pas le Hamas qui l’en empêchera, c’est la population. Avec les dents si nécessaire ».

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