La coopérative de débats.

L’espace où vous avez la parole.

Candide en Palestine

Candide

Intermittent des sciences sociales

CANDIDE EN PALESTINE

Ou la réalité qui s’impose

[Le Collectif La Forge a décidé en 2014 de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, qui s’appuie sur les camps de réfugiés palestiniens. Ce texte s’inscrit ainsi dans le cadre d’un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Il occupe une place que l’on pourrait qualifier de débriefing post retour. Son objet consiste à revenir sur la posture qui prévalait avant l’arrivée à l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv. Attitude a priori légitime pour un néophyte du débat israélo-palestinien, mais qui oblige à tirer le bilan de cette plongée dans une réalité qui laisse peu de place à la mise à équidistance entre deux discours antagonistes.]

On entend généralement par le mot « candide » le fait de « manifester une grande ingénuité, pouvant aller jusqu’à la crédulité »[1]. Les synonymes ne sont pas plus flatteurs pour le porteur de cette attitude que l’on qualifiera notamment de naïf ou de niais, à l’opposé donc du rusé averti des réalités, mais aussi, maigre consolation, du malicieux qui se divertit des malheurs de l’ignorance, pouvant aller jusqu’au cynisme.

ET SI VOLTAIRE AVAIT CONNU LA NAKBA

Les souvenirs de lectures scolaires nous permettent encore de nous rappeler qu’il est devenu un substantif avec Voltaire, lequel s’était amusé à en faire le personnage d’un de ses plus célèbres contes philosophiques[2]. Être le Candide de service renvoie ainsi à cette candeur coupable de ceux qui ne veulent pas voir. Pour échapper à la censure, son auteur s’était dissimulé derrière l’identité d’un prétendu docteur Ralph, censé traduire un ouvrage à la base allemand. Voltaire s’inspirait ici du sens second de candide, à savoir de bonne foi, mais dans l’erreur. L’ironie et le sarcasme sont donc au cœur du ressort de la satire développée ici par le philosophe des Lumières. Plus sérieusement, Voltaire s’attaquait dans ce texte à son collègue Leibniz, qui postulait une harmonie préétablie dans le monde, le « meilleur des mondes possibles ». Derrière l’apparente simplicité du propos, c’est en fait un des plus importants débats du XVIIIe siècle qui est développé quant à la perfection divine. Chez Leibniz, en effet, l’univers est tel qu’il peut être dans l’idéal accessible. Bien que le divin relève de la perfection, son œuvre ne peut que s’en rapprocher. Cet optimisme leibnizien amène son défenseur à établir la nécessité de ce qui arrive, puisque si Dieu est parfait, le fonctionnement du monde qu’il a créé doit répondre à ce devoir être. En arrière-plan, c’est le fatalisme qui se dégage. L’ordre des choses serait tel qu’il devrait être pour déboucher sur la concrétisation d’une réalité aussi parfaite que possible.

Tout le problème de Candide, c’est qu’au travers de ses tribulations plus dramatiques les unes que les autres, s’impose leur horreur, devant laquelle tranchent ses conclusions complaisantes : ainsi devaient être les évènements puisqu’ainsi ils ont été. La boucle est bouclée et le lecteur en reste béat. Les catastrophes (nakba en arabe), comme le terrible tremblement de terre de Lisbonne en 1755 ou la guerre de Sept ans qui commence l’année suivante, ne sont plus que des épiphénomènes dans la réalisation du dessein divin, nécessairement guidé par la recherche du bien.

Une autre posture propose de laisser aux hommes une part de libre-arbitre dans leurs choix. C’est l’invitation que fait Voltaire par l’expression « aller cultiver son jardin », soit une conviction dans la capacité humaine à s’améliorer. Si un tremblement de terre de relève pas de leur pouvoir d’action, en revanche il reste dans leurs possibilités de décider de la guerre ou de rechercher la paix. Or justement, lorsque l’on réfléchit aux conflits qui émaillent le monde comme des puits sans fond, on pense à la guerre de Cent ans ou, plus proche de nous, au conflit israélo-palestinien. De ce dernier on en a longtemps parlé comme d’un affrontement israélo-arabe, avant que s’impose l’identité de son acteur occupé : les palestiniens.

Pour décrire le cataclysme qu’a représenté pour eux la réalisation du sionisme, les habitants de ce territoire de l’ancien empire ottoman ont utilisé le mot nakba, qui est devenu pour eux et le monde arabe plus généralement, La Nakba, une grande catastrophe, peut-être fondatrice de leur farouche volonté de reconnaissance.

Si l’on suit le raisonnement de Leibniz, nul doute qu’une justification permettrait d’intégrer cette déchéance territoriale, sociale et politique dans le circuit des nécessités du monde en quête de perfection. Sans maintenant chercher à faire parler Voltaire au-delà du trépas, il y a fort à parier qu’il aurait trouvé cette usurpation territoriale difficilement défendable. Le courant des nouveaux historiens israéliens, post-sionistes, ont montré à quel point la théorie du « départ volontaire » des Palestiniens occupés de 1948 était fallacieuse. Sand Shlomo[3] notamment, argue du fait que cette interprétation était nécessaire à la légitimation du projet de judéïsation de l’État israélien.

Ainsi, reconnaissons que le voyage en Palestine aura aussi été pour nous une chute, et la première image qui s’est imposée est bien celle du Candide de Voltaire. Non pas la chute d’illusions que nous n’avions pas, mais plutôt l’effondrement de la conviction en un regard objectivé qui aurait réussi à équilibrer les deux argumentaires en présence pour les dépasser dans une troisième interprétation, dialectisée en quelque-sorte.

ET SI CANDIDE AVAIT ÉTÉ PLUS CLAIRVOYANT QUE VOLTAIRE ?

L’émotion est mauvaise conseillère. Tous les ouvrages de méthodologie en sciences sociales mettent en garde contre le risque de lui céder. L’étudier certes, mais en la mettant à distance, recommandent ces mêmes ouvrages. La subjectivité du ressenti écarte de la vérité. Cette émotion naît d’autant plus souvent que l’on est « en face » des évènements. Comment ne pas accorder une crédibilité particulière à ce que l’on a vu, entendu, senti « en direct » ? Qu’il s’agisse de l’incrédulité attribuée à Juda ou du « bon sens » (celui précisément des cinq sens), tout nous amène à penser que ce qui est vécu porte en lui une part de vérité indiscutable. Or, Jean-Marc Largeaud nous apprend que ce qui a été vécu peut aussi avoir ébloui au point de n’avoir rien vu de la réalité. C’est ce que l’on a appelé le « syndrome de Fabrice à Waterloo »[4]. En partant du récit de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, l’historien nous prévient d’un autre risque, celui des usages sociaux, politiques et imaginaires d’un même évènement. Chez Stendhal, l’ironie fait de Fabrice un acteur au cœur de la bataille qui n’a rien vu de la défaite cuisante. En substance, voir n’est pas comprendre.

Le départ pour la Palestine a donc été guidé par deux précautions : ne pas accorder de primauté à ce qui s’imposerait au regard et viser à réaliser le travail de distanciation nécessaire à l’objectivation. En d’autres termes, se comporter en sociologue aguerri.

Au-delà des intentions, force est de reconnaitre qu’il y a néanmoins des réalités visibles qui peinent à être relativisées. Cela commence donc à la descente d’avion. Mieux, avant même de monter dans l’Airbus d’Air France, il est perceptible qu’on a élevé le niveau de la sécurité par rapport à un vol qui aurait pris une autre destination. Partons de l’hypothèse néanmoins qu’il s’agirait là d’une paranoïa conditionnée par une vision biaisée d’Israël. Ainsi en irait-il pour notre collègue, dont le patronyme à consonance arabe lui avait valu quelques avertissements bienveillants de notre part. Notre étonnement est titillé par l’étiquette qui est apposée sur son passeport. Pourquoi celle-ci est rouge, alors que les nôtres sont vertes ? Ce serait trop facile : l’image des feux tricolores est trop évidente pour ne pas s’en méfier. Certes, le même a vu son bagage à main fouillé de fonds en combles avant l’embarquement, mais les menaces sur Israël proviennent également et essentiellement du monde arabe. On peut donc comprendre qu’il y ait une attention particulière sur ces passagers. Certes, mais sitôt arrivés sur le sol israélien le doute s’accentue. L’interrogatoire est pour le moins intrusif : motif de la venue sur le territoire, où, quand et à nouveau pourquoi, suivi de la confession religieuse, de la profession, prénoms des parents… Cinq bonnes minutes là où la douane française passe quelques secondes à vérifier votre passeport et votre dangerosité, déjà testée à partir des bases de données enregistrées. Mais là encore il faudrait éviter de s’emballer. N’entend-on pas dire qu’une guerre larvée touche cette partie du monde ? N’est-il pas alors légitime de se prémunir des mauvaises intentions ? Si tant est que celles-ci puissent être repérées par ce type de questionnaire, car il faudrait alors être très mal préparé pour tomber dans le panneau des contradictions. Par exemple, à la question du où, la réponse par Jérusalem ne prête pas à discussion, mais en fin d’interrogatoire on y revient : Naplouse ? « No, I don’t think », dans un anglais qu’il n’est pas besoin de feindre mauvais.

Ce n’était là que le commencement d’une longue suite d’indices qui auraient pu amener à rompre avec l’optimisme leibnizien. Un sarcasme voltairien travaillait les consciences, comme si un message voulait nous amener à penser qu’il régnerait dans ce pays davantage qu’une méfiance prudente, à commencer donc par son principal aéroport où se préparait une longue attente. Nous sommes en effet un groupe et plusieurs de ses membres ne quitteront les bureaux réservés aux interrogatoires plus poussés qu’après trois heures de « précisions ». De sont de jeunes hommes de couleur pour deux d’entre eux, mais on a rarement vu des mamies venir faire le jihad en terre sainte. Ce n’est que plus tard qu’on apprendra qu’un appel au consulat de France aura permis de réduire ce temps d’attente, assez ordinaire pour les groupes.

En fait, tout ce qui précède fait sourire avec le recul. Ce ne sont là que des anecdotes insignifiantes, ou plutôt qui signifient qu’on entre dans un espace hautement contrôlé. On pourrait en ajouter quelques dizaines d’autres ; nous y reviendrons dans de prochains comptes-rendus. L’État hébreu fait figure de zone militarisée, avec son mur de séparation ponctué de miradors, ses barbelés omniprésents, ses militaires en armes à tous les coins de rue et ses check-points permanents ou occasionnels qui barrent les routes. Mais là encore et toujours, il s’agirait de replacer dans son contexte ces dispositifs très pesants. Ne seraient-ils pas le produit d’une tension récurrente depuis des décennies, d’attentats perpétrés sur le sol israélien et de menaces réelles vécues par les citoyens de la seule démocratie du Proche-Orient ?

Certes et peut-être conviendrait-il d’équilibrer le jugement pour éviter de sombrer dans un manichéisme bien-pensant. Y compris lorsque deux jeunes militaires lourdement équipés de pistolets-mitrailleurs entrent dans le bus qui nous fait la visite. Même si leurs regards scrutateurs nous ont semblé franchement agressifs. Candide s’émousse, mais Durkheim veille : « traiter les faits sociaux comme des choses », un point c’est tout.

ET SI LES POULES AVAIENT DES DENTS ?!

Mais les meilleures volontés ont leurs limites. La distanciation critique et la remise en contexte ne suffit pas à contrer le Voltaire qui sommeille en chacun de nous. La robustesse du principe de neutralité méthodologique achoppe bientôt sur une énième expérience de l’humiliation. Elle se déroule cette fois dans un bus de liaison régulière entre l’université Al Quds de Jérusalem Est et le consulat de France. L’heure n’est pas à la sortie des cours pour les étudiants. Le transport urbain est surtout occupé par des personnes d’âges médians et notamment des femmes. L’une d’entre elles est distinguable par son foulard coloré de belle facture. En tout cas ces couleurs attirent le regard. Arrivé au check-point le chauffeur de bus paraît presque anticiper sur le geste du cerbère qui lui indique le parking. Là, nous attendons un moment que l’on veuille bien s’intéresser à nous. Deux militaires entrent, toujours aussi fortement armés de leurs M16. Le contrôle de nos passeports et visas ne se différencie aucunement des autres passages sur les multiples points de contrôles involontairement visités. Une ambiance lourde emplit le bus. Assis au premier rang, un regard furtif à l’arrière du bus me laisse interloqué : les passagers ont disparu pour la plupart. Il ne reste que quelques personnes, de type caucasien comme on dit. Où sont passés celles et ceux que j’avais pris pour les palestiniens de notre voyage ? En retournant la tête vers l’avant j’aperçois à la droite du bus un couloir en plein air… et grillagé de toutes parts. Sous cette tente de fil de fer je retrouve le foulard repéré à l’entrée dans le bus. Une file attend patiemment derrière une barrière de pouvoir montrer aux militaires redescendus leur permis de circuler dans cette zone. Sans regarder les hommes en kaki, un à un, chacun affiche haut son précieux document et regagne le bus.

A ce moment là, mon regard a probablement du trahir ma stupéfaction. Abasourdi n’est pas ici un mot trop fort. Révolté le complèterait assez bien. Comme un Candide enfin sorti de sa bulle, j’ai trouvé la situation que j’attendais probablement pour reconnaitre que décidément le meilleur des mondes possibles est souvent celui que les dominants se réservent à eux-mêmes.

Une menace n’est pas nécessairement inscrite sur un visage, ni ne se laisse obligatoirement discerner dans une apparence extérieure. Mais dans ce cas on voit mal en quoi nous aurions pu représenter un moindre risque pour la sécurité d’Israël par rapport à nos collègues voyageurs. Nos yeux exprimaient encore l’étonnement de ceux qui n’ont pas appris à se montrer dociles, simplement pour que le quotidien ne se transforme pas en enfer.

Au revoir donc Candide. Je serais bien resté encore un temps avec ton optimisme indéboulonnable. Mais comme toi au final je suis amené à cultiver mon jardin.

[1] Selon la définition donnée par le dictionnaire Larousse de 2015.

[2] Candide ou l’optimisme, Genève : J. Cramer, 1759.

[3] Cf. Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Fayard,‎ 2008.

[4] Cf. « Les temps retrouvés de Waterloo », in Revue d’histoire du XIXe siècle, n°25, 2002, pages 145 à 152.


  • la tour de guet à l’entrée du camp d’El Arroub
  • la liste des enfants tués devant le camp d’Aïda

Partager sur :         
Retour en haut