La coopérative de débats.

L’espace où vous avez la parole.

Halhul, dimanche 22 octobre 2023

man waving flag

 

il nous avait immédiatement répondu : « OK, pas de problème. Juste vous venez me chercher vers Bir Zeit ». Bir Zeit c’est la ville universitaire palestinienne située entre Ramallah et le village. Ce n’était pas qu’il ne connaissait pas la route, c’est juste que 2 jours avant il s’était fait exploser son parebrise sur une petite route : « Ce n’est pas écrit sur mon front ce qu’il y a derrière. A la fin ça va finir par me coûter cher ». Il avait dit ça tranquillement, sans aucune rancune, comme quelque chose de logique, lui le Juif israélien, fils du grand Rabbin de Strasbourg. Pour les gens qui ne vous connaissent pas, vous êtes toujours quelque part les représentants de la communauté dans laquelle vous vivez, même si vous êtes en opposition avec son idéologie dominante et même si vous êtes ostracisé par elle… Mais pour Mikado, le plus important était de rester « sur la frontière », de là d’où l’on peut parler aux deux côtés. « Aussi longtemps que je le pourrai » précisait-il.


Dans le village il avait fallu expliquer, dire qui il était : le fondateur de l’Alternative Information Center (l’AIC), une organisation regroupant Israéliens et Palestiniens qui documentait des informations sur les atteintes aux droits humains commises dans les Territoires occupés, sa femme, Leah Tsemel, grande avocate spécialisée dans la défense des enfants palestiniens emprisonnés (tout comme sa collègue, Felicia Langer), etc. Ça n’avait pas été évident, il avait fallu argumenter. Mais, avec les copains de la gauche palestinienne, nous n’avions pas lâché : ça nous semblait primordial, tant pour les Palestiniens que pour Mikado, d’entendre d’autres voix que celle des fusils ou que celle des partenaires de dialogue habituels. Là, il ne s’agissait pas d’organiser une réunion, dans un bureau à Ramallah ou à Jérusalem, entre des personnalités déjà acquises à la cause : il s’agissait de plonger dans une réalité villageoise, parmi les gens du peuple. Il y avait eu beaucoup de réticences au début, pas seulement par peur des espions mais aussi au regard des craintes vis-à-vis de la « normalisation », comme on disait alors. Donner des gages de « bonne conduite », oui, mais en échange de quoi ? « De cette espèce de « république bananière » où « ceux de Tunis » veulent nous apprendre à faire des courbettes, tout en restant sous un régime d’occupation légèrement plus « soft » ? », comme disaient certains. Mais, à l’époque, la gauche était majoritaire dans ce petit village chrétien. Alors Michel était venu et le « club » de Jifna était plein à craquer. Et, d’entrée de jeu, il avait mis cartes sur table. Il avait affirmé son total soutien au projet d’un Etat palestinien indépendant dans des frontières sûres, émis beaucoup de critiques par rapport à Oslo, précisé qu’il n’était pas là pour dire aux Palestiniens ce qu’ils avaient à faire, que c’était à chaque peuple colonisé de définir son chemin vers la libération et qu’il était là aussi pour entendre. Et il avait rajouté, je ne me souviens plus exactement de ses termes exacts, mais quelque chose comme : « Mais ce dont je suis sûr c’est que, si Israël persiste à être un greffon hors-sol au Moyen Orient, si elle n’écoute pas votre voix, alors, tôt ou tard, moi et mes enfants nous n’aurons pas d’autre choix que de faire nos valises. En attendant, notre responsabilité, ma responsabilité, est de creuser un chemin de paix mais il ne pourra passer par autre chose que la justice ». Les gens l’avaient écouté attentivement et lui avaient posé de nombreuses questions sur l’état de l’opinion publique en Israël. Il avait expliqué comment les Israéliens étaient formatés dès leur plus jeune âge (et l’importance du service militaire obligatoire pour tous et toutes dans le dispositif) et combien ils avaient peu de bases de réflexion politique, au contraire des Palestiniens. Il avait donné des exemples de discussions qu’il avait eues avec de jeunes Israéliens prisonniers de droit commun quand il était lui-même en prison : totalement sidérant le manque de connaissances historiques et d’intérêt pour l’actualité ! Il avait rajouté que, pour lui, le commun des mortels, en Israël, voulait avant tout être tranquille. Lui, à l’époque, il y voyait plutôt un signe d’espoir : « C’est fini maintenant l’époque des vétérans : aujourd’hui, les jeunes veulent pouvoir aller danser peinards en discothèque, comme tous les jeunes du monde, ou partir à l’étranger faire leurs études ». Parmi les volontaires du chantier, il y avait trois gars de l’ANC, envoyés en Palestine par le tout jeune gouvernement Mandela : ils avaient dit que pour eux, clairement, la situation en Palestine était une situation d’apartheid. Ils avaient conclu en disant : « Courage camarades, vous allez y arriver, blancs, noirs, jaunes, Palestiniens, Israéliens, tous camarades de lutte contre le capitalisme car c’est lui qui est derrière toutes les oppressions, partout ». Pour rentrer, Michel n’avait pas eu besoin d’être raccompagné : le téléphone arabe s’était mis en marche ! Un vieux monsieur du village avait tenu à aller avec lui jusqu’à sa voiture et lui avait dit très ému : « C’est la première fois que je vois un Israélien qui ne tient pas un fusil, merci d’être venu ». Et il avait embrassé Mikado.

Que de drames, que d’incendies alimentés par l’Occident, ses intérêts, son autisme.

Je lis le texte envoyé hier par Noam Shuster (comédienne et activiste pour la paix) : Ramasser les morceaux de notre deuil

« Il y a un silence terrible, si fort qu’il en devient insupportable. C’est le silence des personnes effrayées qui tentent de faire leur deuil pendant que les maniaques de la guerre font exploser leurs bombes pour ne pas avoir à nous entendre, ou à fournir des réponses à leurs échecs… Mon âme souffre pour nous, pour le silence qui nous est imposé, pour la peur de dire des choses humaines très élémentaires – aussi élémentaires que « Ayez pitié des enfants de Gaza »… Nous sommes brisés. Il y a tant de chagrin. Un deuil en cours, permanent, ancien, personnel, politique, violent, sans fin… Je pense que j’écris cet article pour ceux qui ont la capacité de pleurer pour deux peuples… (elle cite Osnat Trabelsi réalisatrice du film « Les enfants d’Arna » sur le théâtre de la liberté de Jénine et sur une génération d’enfants palestiniens nés dans la violence de l’occupation, son neveu était présent au festival de musique de Re’im et a été assassiné) : « C’est comme si j’avais deux pièces dans mon cœur maintenant. Une pour mon chagrin personnel et une pour le chagrin de tout le monde. Et je ne veux pas que ma douleur soit utilisée pour causer du chagrin à d’autres personnes »… Que pouvez-vous faire d’autre ? Prenez des nouvelles des personnes que vous aimez. Ne lisez que des sources dignes de confiance. Faites pression sur vos élus pour qu’ils demandent un cessez le feu immédiat ».


C’est la course contre la montre dans les champs pour tenter de sauver les récoltes. Dans les petits villages du Nord, du côté de Salfit, ils ont moins de « chance » que nous qui sommes dans une grande ville : ils sont isolés et entourés de colonies. Là-bas (là où nous devions aller cueillir), on ne cueille plus d’olives mais des cailloux et des balles réelles. Aujourd’hui, un jeune de 36 ans que nous avions connu bambino à Deir Istiya s’est fait tabasser dans les champs d’oliviers.

Entre ce matin et le moment où nous sommes rentrés des champs, nous avons entendu 3 grosses explosions, nous ne savions pas où ça s’était passé. En rentrant nous avons appris de quoi il s’agissait : trois missiles du Hamas étaient tombés sur des serres dans le village de Beit Ula, juste à côté. Trois paysans blessés, palestiniens.

Ce matin, j’envoyais un texto à un de mes fils en France : « Ici, les Palestiniens commencent à « s’adapter » à la situation. Ils ont réouvert les chemins de traverse que nous connaissions dans les années 2000 pour pouvoir échapper aux blocages. Peut-être qu’on va pouvoir décoller de Halhul ». Erreur, grosse erreur ! En rentrant de la cueillette du raisin, nous voyons un bulldozer à l’œuvre sous la protection d’une jeep militaire : objectif, boucher les chemins de terre des collines. Pendant que tous les yeux sont braqués sur Gaza, le siège de la Cisjordanie se met méticuleusement en place.

14 h 40, un avion au-dessus de Halhul. Juste quelques minutes avant, à la télé , une nouvelle explosion en direct sur Gaza. Ça continue… normal ! 5 minutes plus tard : même avion ou un autre ? 14 h 55 : idem. Putain, mais ça va s’arrêter quand ?!


de là d’où l’on voit la mer et Gaza par temps dégagé. C’est une impression étrange : à la fois la sensation d’être des voyeurs et, en même temps, le sentiment de devoir être là, comme si nous pouvions ainsi nous rapprocher de la population, là-bas, au loin. Beaucoup espèrent que des roquettes du Hamas vont passer le dôme de fer : « Qu’y a-t-il à espérer d’autre ? ». Une odeur de brûlé apportée par le vent et deux bombardiers qui se suivent vers le Sud, en direction de Rafah : vous savez, ce lieu miraculeux de passage vers la paix… Et je me prends moi aussi à espérer que des roquettes détruisent ces engins de mort. La seule solution, immédiate, c’est forcément un cessez le feu. Mais en l’absence de voix pour l’imposer ? L’apocalypse comme seul horizon et les fêlures accumulées dans les plus fortes convictions pacifistes ?

*

Je voulais faire connaître à un ami palestinien le texte de Noam Shuster : « Tu veux que je te lise les passages les plus importants ? ». J’avais tellement peur qu’il me dise non… Mais il me répond : « Vas-y ». Je lis et j’attends ses réactions. « Oui, c’est bien. Il y a toujours eu des gens pour parler comme ça. Mais je n’ai plus aucun espoir dans la société israélienne, c’est trop tard maintenant. Pourtant on y a cru ». Puis : « Je n’ai plus d’espoir du tout ». La seule chose qui fait revenir le sourire c’est l’image des manifestations partout dans le monde : sur une pancarte, à Paris : « La neutralité tue l’opprimé ». Puis : « Les manifestations c’est bien, peut-être que ça va marcher, à long terme. Mais le peuple palestinien sera mort avant ». Nous faisons tous le yoyo entre l’effondrement et la résistance morale.

Hier soir, en rentrant en voiture, nous avons chanté l’Internationale à tue-tête, en arabe et en français, toutes fenêtres ouvertes. On peut penser que c’est puéril, dérisoire, mais c’était juste notre petite victoire à nous, sur nous.

Au secours !

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