La coopérative de débats.

L’espace où vous avez la parole.

Ramallah, 23 octobre 2023

A Halhul, nous étions à moins d’un kilomètre de la sortie Nord de la ville, celle qui donne sur la grande route qui va vers Bethléem et Jérusalem. Mais elle est bouclée, alors il nous a fallu faire un détour invraisemblable vers le Sud, puis l’Est avant de rejoindre la voie de circulation sur laquelle roulent des camions et des voitures à plaque jaune avec souvent, en renfort, un drapeau israélien sur le toit. Tout le long du chemin, des miradors nous observent de derrière leurs vitres aveugles. Notre voiture aussi a une plaque jaune, sinon c’était prendre trop de risques mais, malgré cela, nous serrons les fesses en arrivant au check point du tunnel de Gilo gardé par un grand nombre de soldats (et de soldates) dont certain.es ne semblent pas, avec leurs carapaces de fusils mitrailleurs, avoir plus de 20 ans. Nous avons beaucoup de chance : dans la voiture, nous avons tous les yeux bleus ou verts. En temps de guerre, il semble que toutes les armes peuvent être utilisées : nous arborons nos sourires les plus diplomatiques, appuyés d’un petit geste de la main. Pas besoin de s’arrêter, à peine le temps de ralentir et la soldate nous fait signe de passer.

Ramallah fourmille d’activité : ici les voitures klaxonnent dans les embouteillages, les gens se pressent vers leur travail, les enfants vont à l’école et les magasins de robes de mariées sont ouverts. Ici, la guerre est ailleurs, sur les écrans de télé et dans les têtes. Partout, la même parole dans toutes les bouches : « La Palestine est notre terre et nous ne la quitterons jamais. Nous sommes prêts à payer le prix mais nous ne nous coucherons pas, parce que c’est notre droit. Tôt ou tard, nous gagnerons ». Les gens rajoutent aussi souvent qu’ils se souviendront de tout, point par point. Des êtres humains, de tous leurs frères humains de toutes les couleurs, de toutes les nationalités, de tous ceux qui n’auront pas soutenu les monstres et des monstres aussi. Ils évoquent Allah ou pas, les Arabes ou pas, les Turcs ou pas, le Hezbollah ou pas, parfois ils ne sont pas d’accord sur tout, y compris dans une même famille, et le ton peut monter légèrement. Mais, quand les images des enfants de Gaza jaillissent de la télé, c’est le silence. Total.


c’est la limite actuellement autorisée aux citadins pour aller se promener… mais personne n’a la tête aux balades ! Jifna, sa petite place avec ses arbres, sa fontaine, l’épicier (qui vend de l’arak), le petit café où les hommes jouent aux cartes, l’église un peu plus haut et, encore plus haut, la vieille ville avec sa citadelle datant de l’époque des Croisés. Depuis Ramallah, les pentes des collines se sont recouvertes d’un nombre hallucinant d’immeubles mais ici, à Jifna, rien ne semble avoir changé. A part qu’ils ont installé une grille tout autour de l’endroit que nous avions fouillé en 1996, qu’ils ont mis un écriteau « Christian church, 4° century after JC » et que de grands arbres ont envahie l’excavation. A part que l’entrée du village est barrée par des jeunes : d’en haut descend une manifestation pour Gaza. Sur la place, un vieil homme nous invite à boire un café : oui, il se souvient bien du groupe de Français qui est venu ici il y a 27 ans, son visage grave esquisse un léger sourire. Il se propose pour nous accompagner sur ce qui fut « le chantier » et nous dit qu’ils ont fini la restauration de la tour. Près des anciennes écuries des Croisés, transformées en centre de rencontre pour les gens du village, ils ont monté le haut d’un fût de colonne brisé et un linteau de l’antique église mise au jour en bas. Non, le monsieur ne sait pas ce que sont devenu les pièces que nous avions sorties de terre : le petit musée n’a jamais vu le jour. Sur les vieilles pierres des murs, les portraits peints de jeunes martyrs.

Avant de remonter sur les hauteurs de Ramallah, nous allons saluer la gigantesque statue de Mandela point levé. Des parterres de fleurs honorent en permanence celui qui avait dit un jour : « L’Afrique du Sud ne sera vraiment libre que lorsque la Palestine sera libre ».

Ramallah est silencieuse cette nuit : ni hurlements de chiens, ni tirs dans la ville, ni avions à passer au-dessus de nos têtes. Aurons-nous réappris à dormir lorsque nous retournerons vers Halhul ? Avons-nous le droit de nous engloutir dans le sommeil, maintenant, ou que ce soit ?


A peine arrivés hier à Ramallah, il était déjà question de partir vers le Nord : question d’amitié, quasiment de famille. Au cours de ces trente dernières années, la solidarité s’est aussi enrichie de relations affectives : depuis 3 semaines on était attendus à Ramallah, maintenant, c’est le reste de la famille qui nous attend sur Zawiya. Nous préparons nos sacs : « Prenez vos affaires pour plus de 2 jours, on ne sait jamais ». Non, on ne sait jamais de quoi demain sera fait en Palestine.

Petites routes dans les collines, entre les champs d’oliviers, où deux voitures peuvent à peine se croiser : « Our main road », disent les Palestiniens en riant. C’est un peu comme en Bretagne, il y a des murs de pierres sèches partout. Ici c’est la campagne, une campagne montagneuse et fertile, plantée de beaux arbres, riante sous le soleil : difficile d’imaginer que la guerre est à deux pas. A la radio on entend qu’une roquette est tombée quelque part du côté de Qalquiliya. Mince, ça risque d’être chaud sur la route car on va bientôt entrer dans l’énorme bloc des colonies du Nord ! On monte, on monte et, brusquement, il est devant nous : un grand mirador avec tout ce qu’il faut comme barrières et véhicules militaires. L’ambiance se tend un peu dans la voiture et voilà que la voiture devant nous ne trouve rien de mieux à faire que de caler ! « Allez, go, go baby ! ». Mieux vaut ne pas trop traîner dans le quartier ! On sort de la petite route cahoteuse pour rejoindre la route des colons : pas d’autre solution. Durant les 2 premières minutes, je compte 32 voitures à plaques jaunes avec souvent des drapeaux bleus et blancs flottant au vent et des conducteurs portant des kippas blanches, les colons parmi les plus extrémistes. Et seulement 2 voitures à plaques vertes, dont la nôtre. Des deux côtés, des blocs et des blocs de constructions, toujours sur les hauteurs comme de gigantesques châteaux forts ; certaines sont toutes récentes, à peine finies et encore inhabitées. De grands panneaux se succèdent sur le côté de la route : Neli, Neve Stuf, Ofarim… Aucun nom de village palestinien ; sur certains panneaux la traduction en arabe a été bombée. Et des grues en action au sommet des collines.

On téléphone avant d’arriver pour savoir si le passage est libre : pour pénétrer dans Zawiya il n’y a qu’une seule entrée sous le pont portant la route des colons, avec guérites militaires, barrières, blocs de béton. Elle est restée fermée une semaine mais aujourd’hui il n’y a personne, aucun soldat, et tout est ouvert ; on a de la chance. Par contre, dans le village, la majorité des gens n’osent toujours pas retourner au travail dans les deux villes voisines qui sont pourtant tout près : Masha, avec son énorme zone industrielle, et Bidiya la ville commerçante. A l’intérieur même de Zawiya, tout fonctionne au ralenti : le menuisier n’est pas retourné dans son atelier, quel intérêt de fabriquer de beaux meubles qui ne pourront pas sortir ? Seuls les agriculteurs sont bien obligés d’essayer de continuer, il y a les animaux et les olives qui n’attendent pas. Mais la surface des cultures d’oliviers s’est considérablement réduite quand Israël a décidé de protéger ses routes d’apartheid en élargissant les zones dites de « sécurité » tout autour. Notre amie S. l’a échappé belle, la limite imposée se trouve juste de l’autre côté du grillage de son champ. Sa voisine a eu moins de chance : elle nous montre les beaux fruits qui lui sont désormais inaccessibles. Lorsque nous demandons si nous pourrions, nous, peut-être y aller, sa réponse est ferme : « Non, surtout pas ! Personne ne doit risquer sa vie dans cette zone ».


Sa maison avec tous ces flots de fleurs multicolores débordant par-dessus la grille. S., ses chats et tous les enfants du quartier pour qui c’est la maison du bon Dieu. En ce moment, elle essaie de soigner un petit chaton qui a les yeux infectés mais elle n’a rien d’autre que de l’eau et du thé pour le soulager pourtant, en temps normal, elle travaille dans une entreprise fournissant des produits vétérinaires. Une grande partie de la famille est là ; Z. et Baba vont essayer de venir de Deir Istiya demain. C’est fou de prendre de tels risques, n’est-ce pas, juste pour rencontrer des gens ? Mais, quand tout s’effondre, l’amitié est comme une perfusion vitale.

M Macron, vous qui arborez votre si beau costume ce soir à la télé, avez-vous des poches d’amitié vitale à fournir aux peuples ? Savez-vous, vous qui écoutez avec les mêmes yeux vides de toute expression les familles des otages israéliens et la liste des enfants tués à Gaza, savez-vous ce que signifie le mot « sentiment » ? M Macron, vous qui vous êtes envolé ce soir de Ramallah où vous êtes venu faire votre triste cirque, avez-vous oublié d’apprendre à aboyer pour communiquer avec les « animaux humains » que vous aviez en face de vous ? – Rappelez-vous comme votre silence assourdissant a été une approbation explicite à ce qualificatif – M Macron, vous qui disposez d’informateurs, de cabinets, d’agences, de diplomates, avez-vous seulement pensé à les consulter avant de proférer des âneries du type l’Autorité palestinienne et le peuple palestinien sont sur la même ligne que nous ? Savez-vous, M Macron, que vous êtes désormais, aux côtés du criminel de guerre Netanyahou, un des personnages les plus détestés de la planète par ce peuple dont vous prétendez connaître les pensées ? Savez-vous, M Macron, que pendant que vous tournez vos pouces impatients devant les caméras, des enfants meurent par dizaines à Gaza ? Savez-vous qu’on continue à tirer sur les ambulances et les hôpitaux qui n’ont plus d’électricité ? Avez-vous vu, M Macron, ce bébé au pied arraché hurlant de douleur ? Savez-vous qu’il n’y a plus d’antalgiques ?

Bilan de la journée : 700 morts au cours des dernières 24 h, dont 300 enfants, 50 tués entre 22 h et 23 h. Étiez-vous déjà arrivé à l’Élysée, M Macron ? Aviez-vous fait bon voyage ?

Devant le grand hôpital de Gaza, il y a une belle tente blanche avec le logo de l’Union Européenne : savez-vous, M Macron, à quoi elle sert ? Elle sert à stocker les corps des victimes des bombardements – que vous trouviez justifiés – pour que les familles (quand il en reste) viennent les identifier. Et savez-vous ce que les parents des enfants encore vivants écrivent au feutre sur leurs petits bras ? Allez, cherchez un peu, vous qui êtes si intelligent… Non, vous ne trouvez pas ? Ils écrivent leurs noms pour qu’on reconnaisse leurs futurs cadavres pour le cas où ils perdraient leurs têtes. Mais vous, M Macron, n’avez-vous pas perdu la tête depuis longtemps, effacée par votre bêtise, envolée sur votre monstrueuse froideur ? Et comme un méchant diable, vous essayez avec vos chers amis des gouvernements occidentaux d’entraîner le monde entier dans votre danse macabre. La France avait une voix, vous l’avez piétinée. Et, ce faisant, vous mettez aussi votre propre peuple en danger. Je suis désolée mais je ne trouve pas d’autre terme que celui d’irresponsabilité pour définir votre attitude.


Aujourd’hui, je voulais vous parler de nos retrouvailles avec notre ami Z., de notre visite au cimetière où nous sommes allés saluer sa femme et son beau-frère, des vestiges de l’époque byzantine juste à côté, du makloubé, de la tendresse des adultes avec les enfants, de la visite aux champs d’oliviers, du dernier thé de la journée pris avec les voisins sous le pécher, de comment les femmes parlaient cuisine et politique, de comment les hommes parlaient narguilé et politique, de comment Z. poursuit le travail de sa femme en accueillant des groupes d’Israéliens solidaires au village et de toute la reconnaissance qu’il a pour eux, eux qui se sont faits battre et traiter « d’ordures du Hamas » par les colons avant-hier quand ils sont allés aider les paysans à cueillir leurs olives. Je voulais prendre le temps de parler un peu de douceur, de l’odeur de la terre sur les mains, de la gentillesse de ces gens qui ne nous connaissent pas et viennent nous saluer au milieu de leur immense tristesse et de leur inquiétude. Je voulais moi aussi espérer un peu avec eux, malgré tout.

Et puis la nouvelle est tombée. Wael Al Dahdouh, celui que tout le monde arabe connaît depuis le 7 octobre, celui qui a couvert sans interruption, sous les bombardements, les événements de Gaza pour Al Jazeera, celui dont les traits se sont creusés au fil des jours mais qui n’a jamais failli à sa mission de journaliste, ce géant vient d’être foudroyé. Oh, ils ne l’ont pas tué physiquement, ils ont été plus raffinés que cela : une simple petite bombe sur sa maison et il n’y a plus eu aucun survivant de sa famille proche.

Tout le monde est atterré.


Ce matin, Wael Al Dahdouh a repris son poste.

Nous avons aidé S. à cueillir ses olives. Nous pensions ensuite rentrer sur Ramallah mais un coup de téléphone nous a prévenus que la route n’était pas sûre ce soir alors nous attendrons demain matin.

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