La coopérative de débats.

L’espace où vous avez la parole.

Journal de Jo, 4ème partie

“Ne pas se laisser engloutir” nous dit Jo. Résistons! Sylvie Larue

Journal, Palestine, Halhul, octobre 2023

Halhul , 11, 12 octobre 2023

Lundi, mardi, mercredi, jeudi… Je suis obligée de regarder le jour, chaque jour, et même plusieurs fois par jour sur mon téléphone. Nous ne savons plus trop où nous en sommes. Nous sommes happés par la folie du tourbillon des heures, des jours qui courent et stagnent à la fois. Trop d’infos à enregistrer sur un magnétophone qui tourne au ralenti. Et un sentiment d’impuissance. Totale.

J’écris, avec l’horrible bruit sourd du bombardier qui passe au-dessus de nous. Sur le fil à linge, sur la terrasse, un petit joyau gracile de plumes bleues et noires, sa tête d’une finesse incroyable et l’élégance de son bec aiguille. Tout à l’heure, sur le rebord de la fenêtre du salon, c’était une petite tourterelle, avec son front intelligent et son regard doux et pétillant à la fois qui nous observait. Cette nuit et celle d’hier, les hurlements des chiens ont repris : il y avait moins d’avions à passer. Impression de pause dans l’enfer ? Peut-être, le circuit des oiseaux de proie avait-il pris un autre chemin ? Peut-être leur fallait-il le temps de digérer leurs proies ou de s’abreuver d’autres soutiens ? Mais ce matin jeudi 12 (rappelle-toi bien, jeudi 12), le ballet recommence. Nous dormons peu et mal, la nuit prochaine nous offrira-t-elle le silence des chiens ou leurs hurlements ? Le bruit sourd a cessé, dans le ciel bleu virevolte une escouade de tourterelles.


A la télé, hier soir

comme chaque soir, des images de longs sacs blancs en plastique, alignés dans ce qui reste d’une rue à Gaza. Et des jeunes gens silencieux, agenouillés près d’eux. Un homme soulève un coin du sac et regarde longuement le visage dessous. Figer à jamais le visage de l’être aimé, une fiancée, un père, une mère, un frère, une sœur… A Jénine, des shebabs hurlent en brandissant des mitraillettes et en criant « Vengeance ! ». A Gaza, les visages semblent hurler « Silence ». Les cris, les interpellations se trouvent dans les décombres quand il faut faire vite, vite pour déblayer ou à l’arrivée des ambulances quand il faut faire vite, vite pour accéder aux soins. Les démonstrations bruyantes de jadis semblent s’être envolées par-dessus le mur brisé, dans les sacs à dos des combattants (1 000, 1500 ?) qui vont semer le silence, eux aussi, alentours. Silence contre silence, fureur contre fureur ?

Nous sommes-nous déjà habitués à tout cela ? Le soir, nous mangeons devant la télé allumée, dans la nuit nous digérons, le lendemain nous recommençons. Les yeux secs. Le flot des images est-il en train de nous désactiver ?


Hier soir

R. a mis le haut-parleur sur son portable et une voix lente et grave a envahi l’espace : « Anaarabi, écris, je suis arabe ». Mahmoud Darwich. Souvenir d’un autre temps où l’espoir se mêlait aux souffrances, où la terre rouge et blanche de Palestine portait demain. Ne pas écouter jusqu’au bout, trop de risques d’appeler la pluie sur les joues.

« Inscris !

Je suis Arabe

Je travaille à la carrière avec mes compagnons de peine

Et j’ai huit bambins

Leur galette de pain

Les vêtements, leur cahier d’écolier

Je les tire des rochers…

Oh ! je n’irai pas quémander l’aumône à ta porte

Je ne me fais pas tout petit au porche de ton palais

Et te voilà furieux !

Inscris !

Je suis Arabe

Mes cheveux… couleur du charbon

Mes yeux… couleur de café

Signes particuliers :

Sur la tête un kefiyyé avec son cordon bien serré

Et ma paume est dure comme une pierre

…elle écorche celui qui la serre

La nourriture que je préfère c’est

L’huile d’olive et le thym

Inscris

Que je suis Arabe

Que tu as rafflé les vignes de mes pères

Et la terre que je cultivais

Moi et mes enfants ensemble

Tu nous as tout pris hormis

Pour la survie de mes petits-fils

Les rochers que voici

Mais votre gouvernement va les saisir aussi

…à ce que l’on dit !

DONC

Inscris !

En tête du premier feuillet

Que je n’ai pas de haine pour les hommes

Que je n’assaille personne mais que

Si j’ai faim

Je mange la chair de mon Usurpateur

Gare ! Gare ! Gare

À ma fureur ! »


Ne pas écouter jusqu’au bout

Ne pas écouter jusqu’au bout, trop de risques d’appeler la pluie sur les joues. Nous reprenons les discussions politiques : maîtrise totale de la météo. Anesthésie garantie ?

Un enfant, comme un petit cormoran, figé, les bras écartés sur une mer de décombres. Et puis une femme qui avance à pas lents vers lui. L’enfant ne bouge toujours pas. Vol d’oiseau figé. La femme arrive près de lui et s’agenouille. Et puis lentement ils ne font plus qu’un, serrés, emmêlés dans leur chaleur vitale. Et brusquement le temps vire à la pluie. Vite, un coin de foulard, un sopalin, un bout de n’importe quoi pour servir de parapluie. Pour moi, se laisser inonder serait de l’indécence. Personne n’a le droit de voler le chagrin des autres, quels qu’ils soient. Nous nous devons d’être ailleurs, sur un autre terrain.

Ne pas se laisser engloutir, tenter de dresser des remparts de raison, dire ce qui ne se dit pas, ne se montre pas, faire partir nos paroles de l’autre côté de la mer, sans froideur et sans passion. Au moins tenter. Honnêtement mais non sans boussole. Tenter de trouver le Nord de la raison pour fuir l’apocalypse de la folie. Tel doit être notre travail, avec humilité. Nous n’avons pas le droit de braquer les souffrances des autres, de nous les approprier. Pour quoi faire ? En tirer gloriole ou s’acheter ne serait-ce qu’un gramme de bonne conscience ? Nous ne sommes ni israéliens, ni palestiniens. Que nous le voulions ou non, nous sommes partie de l’Occident. A ce titre, nous avons une responsabilité, des responsabilités. Celle du respect des morts, celle de notre action dans notre propre société, celle de la lutte contre tous les délires qui passe forcément par une mise à plat, non pas seulement du sinistre tableau de la guerre, non pas du sensationnel et de l’émotion, non pas seulement du résultat mais des causes. Car ce sont dans les causes qu’on trouve les solutions. Sous le sable de l’horreur, tenter de chercher, non pas les rochers mais les petits grains de sable auxquels s’accrocher.


Hier soir encore

Nous avons eu une longue discussion hier soir sur l’attitude de la population israélienne. « Ils sont où, là, tous ces gens qui ont manifesté pendant des mois pour la démocratie ? ». « Il y en a quand même, dans la jeunesse surtout, qui ont fait le lien entre les attaques internes contre la démocratie en Israël et la colonisation… ». « Oui, et alors, ils étaient combien et ils sont où maintenant ? Il y a toujours eu des Israéliens, quelques-uns, à défendre les droits des Palestiniens : même à leur corps défendant, ils ont servi de vitrine, permis de dire « Vous voyez, tous les Israéliens ne sont pas méchants, en fait il y a égalité : des bons et des méchants des deux côtés ». Et tu vois où ça nous a conduits ? N’aie aucune illusion : il n’y a aucun espoir de ce côté-là ». Et nous, Français actuellement présents dans les Territoires occupés, est-ce que nous ne servons pas à la même chose ? Est-ce que nous ne contribuons pas, d’une certaine manière, à dédouaner notre pays ? Le seul au monde à avoir interdit toutes les manifestations pour l’arrêt des bombardements et pour une paix juste et durable au Moyen Orient passant par le respect des résolutions de l’ONU. La question palestinienne interpelle notre propre conception de la démocratie, aussi… R. nous dit : « Maintenant, j’ai honte de la France. Moi qui me sentais un peu à moitié français, j’ai honte. Que vont penser de moi les gens, ici ? »

Pourtant, les gens nous les croisons quotidiennement, nous marchons le jour, le soir dans les rues de la ville et jamais nous n’avons rencontré un regard hostile. Tout au plus des regards surpris, souvent des yeux indifférents tournés vers eux, vers leurs préoccupations de vie quotidienne et, pour les plus bavards « Welcome, shoukran ». Jamais un reproche, une interpellation, de personne. Pendant ce temps-là, l’Assemblée nationale de France se pavoise aux couleurs du drapeau israélien. Si encore il y avait eu les deux drapeaux… Moi aussi j’ai honte.


Hier soir il y a eu un défilé de voitures avec des klaxons.

Ce n’était quand même pas un mariage, en ce moment ?! Non, c’était pour fêter les tires sur le Nord d’Israël : la rue espère que le Hezbollah va se mettre de la partie. Des gamins d’une dizaine d’années agitent des drapeaux palestiniens au carrefour, ils m’interpellent et me font le V de la victoire avec un grand sourire. Comment réagir ? Je leur fais un petit signe de la main mais je suis tellement triste et tellement inquiète pour eux. « Tu vois, maintenant c’est fini, c’est la haine » m’avait dit un copain palestinien. Un peu plus tôt dans la journée, d’autres gamins étaient passés à l’atelier où je travaillais sur l’ordinateur. Sourires, dialogue de sourds : je ne parle pas arabe et ils sont trop jeunes pour parler anglais. Nous avons joué au deux boules et puis ils ont appris à dire « au revoir » en français et moi j’ai révisé quelques formules de salutations en arabe. Avant de partir, l’un d’eux me tend une briquette de jus de fruit (son goûter), je comprends que je n’ai pas le droit de refuser. Demain il ne faut pas que j’oublie de préparer un paquet de gâteux bretons pour eux, depuis trois jours, ils passent tous les soirs. Au début, comme tous les gamins du monde, ils se poussaient du coude, ils rigolaient, avec juste ce qu’il fallait de provocation pour tenter de ressembler à des hommes : « Chiche ! j’le fais, j’te dis, j’le fais. Tu paries combien ? ».

Maintenant ils rient moins fort et m’adressent un petit signe de ma main, presque timide, en partant : « Boukra, à demain ». Ils prennent le plus petit par la main pour s’en aller. Le gosse a quoi, six-sept ans ? Ses lèvres sont tuméfiées et un coton sanguinolent sort de sa bouche. « Shu hadha ? C’est quoi ? ». Son grand-frère de 10 ans ouvre un mouchoir de papier et me montre une grosse dent arrachée. Quand on a 6 ans en Palestine, on ne pleure pas pour si peu.


R. avait raison hier soir.

Tous ceux qui juraient « Jamais avec Ben Gir et Smotrich, ces espèces de nazis » se sont rendus à la « raison » … du plus fort ! Netanyahou peut être fier : il l’a enfin son gouvernement d’unité nationale !

Dans les hôpitaux d’Israël, des groupes entrent partout en criant « Mort aux Arabes ! » : ils cherchent des blessés palestiniens. Les seuls qu’ils trouvent sont des ouvriers victimes d’accidents du travail, souvent hospitalisés depuis des semaines.

Sud d’Israël : un conducteur roule à vive allure, il réalise qu’une voiture le poursuit, il accélère, la voiture le dépasse et le bloque, des hommes en jaillissent, cassent toutes les vitres et l’extirpent sans ménagement : il croyait que le Hamas le poursuivait, ils pensaient que le Hamas tentait de leur échapper. Heureusement, personne n’a tiré : ils étaient tous israéliens.


Il paraît que 2 millions d’Israéliens ont quitté le Sud, d’autres quittent le Nord.

Hier 11 octobre, les médias israéliens annonçaient 1 200 tués chez eux et 1 100 Palestiniens morts. Du côté palestinien, la proportion est inverse. De toute façon, même en imaginant que les bombardements s’arrêtent maintenant, il faudra des semaines et des semaines pour déblayer les décombres. Et qui peut encore croire qu’il puisse y avoir égalité en terme de puissance de feu entre quelques combattants (même 1500 et même super armés de mitraillettes ultra modernes) et le tapis de bombes qui écrase Gaza depuis une semaine ? Où sont les juges de touche dans ce macabre rallye ? Allons-nous enfin chercher nos lunettes pour relire les traités internationaux que nous avions signés avec ferveur ? Les mains blanches des bureaux de Washington, de Bruxelles, de France, d’Arabie Saoudite et d’ailleurs sont rouge sang.

Nous nous sommes signalés auprès du Consulat général de France à Jérusalem Est en indiquant que nous étions à Halhul : comme il n’y a pas d’État palestinien, il ne peut y avoir d’ambassade dans les Territoires occupés, la seule ambassade se trouve à Tel Aviv, capitale officiellement reconnue de L’État d’Israël (et non Jérusalem comme l’écrivent bon nombre de dictionnaires). Accusé de réception : « Nous avons pris bonne note. En cas de difficulté, veuillez vous connecter sur le lien machin truc. Cordialement ». Nous avions précisé que nous étions ici pour suivre le projet de coopérative agricole financé par la France et nous avions donné un numéro de téléphone : aucun appel. Outre la protection des citoyens français, le Consulat a en charge de documenter l’état de la situation dans les Territoires occupés au regard du droit international…

Nous avons trouvé une petite tourterelle tombée du nid sur le trottoir. La chatte de la maison commençait à la reluquer de près. Nous la mettons à l’abri sur la terrasse et tout le monde s’y met pour trouver une solution : finalement, nous optons pour une écuelle d’eau et quelques miettes de pain finement écrasées.


Abou Mazen

Nous apprenons ce soir qu’Abu Mazen, dirigeant de l’Autorité palestinienne, représentant auto- proclamé de tous les Palestiniens du monde, celui qui depuis le 7 octobre n’a pas fait une seule apparition et ne s’est pas adressé une seule fois à ses concitoyens, est allé en Jordanie rencontrer Blinken, secrétaire d’État américain aux affaires étrangères. Il a – enfin – fait une déclaration : il faut négocier et les manifestations doivent être pacifiques. Durant le mois qui a précédé l’attaque du Hamas du 7 octobre, pendant une semaine, ont eu lieu, le long de la frontière de la Bande de Gaza, des manifestations pacifiques : des morts, des blessés, comme d’habitude. Depuis samedi, 4 000 tonnes de bombes sont tombées sur Gaza, 500 enfants ont été tués : Israël est fière de son bilan mais les Américains trouvent qu’ils ne vont pas assez vite. Les images des bombardements laissent supposer qu’il y a eu usage de phosphore, ce que confirment certains médecins. L’ONU parle maintenant de 380 000 déplacés dans la Bande de Gaza : imaginez, Rennais et Rennaises, qu’en une semaine votre ville ait été totalement vidée, que vous ayez été obligés de partir pour nulle part en abandonnant tout et que ce nulle part soit lui aussi bombardé…

R. : « J’ai passé ma vie à résister en expliquant qu’il ne fallait pas tout mélanger, la lutte contre le colonialisme et le racisme. Je me souviens d’une fois où je suis intervenu pour empêcher qu’une voiture arrêtée soit brûlée avec ses occupants juifs à l’intérieur. A l’époque, j’avais été traité de traître par certains. Je me souviens que, nous, la gauche, nous avions invité une chanteuse palestinienne à Hébron. Les mecs du Hamas avaient tenté d’empêcher le concert : une femme chantant en public « ça ne se faisait pas » ! Nous avions sorti des gourdins et nous les avions fait fuir. La gauche était forte alors. Quand j’étais en prison dans le Neguev, la majorité des prisonniers était de gauche. Mais personne n’a soutenu cette gauche résistante qui tendait la main aux anticolonialistes israéliens qui étaient nos amis, à l’époque. Et où sont-ils, maintenant, nos amis de ce temps-là ? ». Je me souviens, moi aussi, de ce mois de décembre 92 où je découvrais la Palestine pour la première fois : la veille, il y avait eu une manifestation (pacifique !) des syndicats de travailleurs, des unions de femmes, de jeunes, tous et toutes au coude à coude. L’armée avait tiré dans le tas. Le lendemain, dans la salle du jardin public de Ramallah, il y avait un meeting du Hamas encore balbutiant : hommes et femmes séparés par un drap, au-dessus de l’estrade une banderole « Dehors les Juifs ! ». Le jardin public était entouré par l’armée, il y avait un seul point de passage… et tout le monde passait sans aucune difficulté ! Je sais, j’y suis passée : je voulais voir par moi-même. Vous avez dit « Jouer avec le feu » ?

A l’époque, il fallait absolument créer un effet repoussoir auprès de la communauté internationale vis-à-vis de l’OLP qui gagnait trop en audience, avec ses revendications et sa main tendue aux Israéliens de bonne foi. C’était l’époque de la première Intifada : toute une génération de jeunes leaders palestiniens laïcs (ce qui ne voulait pas dire forcément non-croyant mais respectueux de toutes les religions) décimés dans les rues, emprisonnés. R. en faisait partie. Désormais, la majorité de la population dénie à quiconque, y compris à ceux qui se revendiquent de l’OLP, de parler en leur nom : pour eux, l’OLP est morte.


La télévision israélienne

La télévision israélienne elle-même a déclaré que les images de bébés décapités étaient des faux : les télévisions françaises ont-elles, à cette heure, relayé l’info ? Ce que j’ai constaté, ici, c’est qu’aucun de nos interlocuteurs ne s’est réjoui de l’assassinat de femmes et d’enfants : « Ça ne se fait pas ! ». Par contre, tous se réjouissent des victoires militaires du Hamas, ou plus précisément… des victoires militaires tout court ! La télévision israélienne complète son information : « Mais l’on peut affirmer que d’autres atrocités ont été commises comme l’assassinat de civils, ce qui est un crime de guerre ».

Exécutions confirmées semble-t-il pour des jeunes qui participaient à la rave party dans le désert, à proximité de la Bande de Gaza : 200, 250 ( ?) abattus par balles et otages pris et ramenés dans la Bande de Gaza par le Hamas (il paraîtrait même que le propre neveu de Netanyahou en fasse partie). Mais le droit international fait-il une graduation dans les crimes de guerre ? Est-il, au regard du traité de Rome, plus acceptable d’exploser une école du haut du ciel que de tuer à bout portant un jeune civil ?

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