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Journal de Jo, 3eme partie, La suite

Jo nous envoie la 3ème  partie de son journal. Sylvie Larue

Journal, Palestine octobre 2023. Suite…

Halhul, 10 octobre 2923

C’est curieux comme, face aux choses extrêmement graves, on s’attache parfois à de petits détails. Ce matin, c’était la gourde bleue que j’avais emmenée, en prévision des récoltes d’olives dans les champs, qui me préoccupait ! La laver, l’essuyer, la ranger. S’accrocher à de petits détails insignifiants, une façon de ne pas se laisser engloutir ? Engloutir par une tristesse sans fond, engloutir par une colère sans nom. Toute la nuit les avions sont passés et repassés vers Gaza. Petite pause, et ça recommence à partir de 7 h 55. A l’aller, ils passent au-dessus de la mer, au retour, ils passent au-dessus de la maison : Halhul, comme une sorte de rond-point pour éviter les accidents de la circulation.

Hier soir, le gouvernement israélien a annoncé qu’ils allaient se débarrasser «des animaux humains» de Gaza, qu’ils n’auraient plus ni électricité, ni eau, ni carburant, ni nourriture. Ils sont 2 millions et demi à Gaza. Tous des « terroristes » ? Les dirigeants américains ne condamnent pas les propos : ils vont envoyer 2 bateaux aider Israël.

Et allez hop ! Encore un avion à passer au-dessus de nos têtes ! Il est 8 h 12. Combien depuis tout à l’heure, trois, quatre ? Je n’arrive plus à compter ! Quand la télévision est allumée, il y a une synchronisation parfaite : d’abord, en direct, l’explosion visible sur Gaza, cinq minutes plus tard le bruit de l’avion qui revient. Mission accomplie. En une seule journée, il y aurait eu plus de bombes à tomber qu’en trois semaines au Liban en 81. Les images palestiniennes montrent des cratères hallucinants, des ballets d’ambulances, des gens qui courent dans tous les sens, des femmes qui se rapprochent des écoles avec des enfants à la main en portant de maigres balluchons, le perron d’un hôpital, des habitants qui fouillent dans des ruines. Les spécialistes commentent, depuis les plateaux de télés ou depuis leurs bureaux parfois situés à l’autre bout du monde. Les journalistes commentent, sous leurs casques blindés ; certains sont à l’intérieur de la Bande de Gaza, d’autres à proximité autour.

Mais quasiment aucune interview des gens sur place : on imagine que la population à autre chose à faire que de s’arrêter pour discuter. Une des journalistes est une copine à R., c’est la femme du secrétaire général du Parti Communiste Israélien, un parti israélo-palestinien. Depuis trois jours elle assure du direct : au fur et à mesure que le temps passe, ses yeux se creusent.

D’après l’agence Wafa, la Commission internationale d’enquête indépendante de l’ONU de Genève aurait assuré « qu’il y avait des preuves évidentes que des crimes de guerre ont pu être commis ». La communauté internationale estime qu’il est légitime qu’Israël « se défende ». A la télévision française, les commentateurs les moins pires déclarent que la riposte est peut-être un peu disproportionnée mais sans rien dire de plus (si ce n’est des spéculations sur ce que vont faire le Liban, l’Iran).

Petite pause de 7 h 55 à 8 h 50… et c’est reparti ! Dans l’air il y a une drôle d’odeur. Les vents dominants viennent de l’Ouest…

*

« La soumission des peuples à l’asservissement, à la domination et à l’exploitation étrangère constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme » (art 1).

« Toute action armée ou mesure répressive de toute nature dirigée contre les peuples dépendants doit cesser (art 2). Résolution 1514 adoptée par l’Assemblée Générale de l’ONU en 1960 (extraits).


11 h 34 : encore un passage de bombardier.

« Réaffirmant l’importance de la réalisation universelle du droit des peuples à l’autodétermination, à la souveraineté nationale et à l’intégrité territoriale et de l’octroi rapide de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux en tant qu’impératif pour la jouissance de tous les droits de l’homme ».

« Réaffirmant l’obligation pour tous les États membres de se conformer aux principes de la Charte des Nations Unies et aux résolutions des Nations Unies concernant l’exercice du droit à l’autodétermination des peuples sous domination coloniale et étrangère ». Résolution 3246 de l’Assemblée Générale de l’ONU de 1974 (introduction).

« Notant que, de l’avis du Conseil de sécurité, Israël est un État pacifique capable de remplir les obligations de la Charte et disposé à le faire, (…), Prenant acte, en outre, de la déclaration par laquelle l’État d’Israël « accepte sans réserve aucune les obligations découlant de la Charte des Nations Unies et s’engage à les observer du jour où il deviendra membre de l’ONU » (…) « Rappelant les résolutions du 29-11-47 (plan de partage de la Palestine historique) et du 11-12-48 » (…) « Décide d’admettre Israël à l’ONU ». Résolution 273 de l’Assemblée Générale de l’ONU du 11 mai 49 (extraits).


Entre janvier 2022 et le 30 septembre 2023…

D’après la coordination des associations palestiniennes de défense des droits de l’Homme, 426 Palestiniens ont été tués dans les Territoires Occupés dont 89 enfants. Entre 2022 et le 30 juin 2023, il y a eu 1 446 attaques de colons, 436 maisons détruites conduisant à la mise à la rue de 1 600 personnes dont la moitié d’enfants. Au 19 septembre 2023, il y avait 5 200 prisonniers palestiniens dont 170 enfants et 1 264 en détention provisoire (le système de la détention provisoire permettant de garder indéfiniment les personnes en prison, sans chef d’inculpation et donc sans possibilité de défense). Depuis 2006, la Bande de Gaza est bouclée. Le « corridor de la paix » qui devait être ouvert entre la Cisjordanie et la Bande de Gaza n’a jamais été ouvert.

Totalement surprenante, inexplicable, incongrue la sortie de combattants de la Bande de Gaza ? Nous ne savions pas ou… nous ne voulions pas savoir ? Évidemment, les populations en Europe ne sont pas responsables mais les médias et leurs donneurs d’ordre ? Indépendamment des auteurs de l’attaque du 7 octobre et de leur idéologie, est-il impossible de comprendre les raisons qui ont poussé une population de 2 millions et demi de personnes, prisonnière depuis 2006, à se doter d’une armée et à tenter de briser le siège ? Au regard du droit international, est-ce illégitime ? Qui n’a pas respecté le plan de partage et a systématiquement enfreint, depuis des décennies, toutes les résolutions internationales ? Il se dit que lorsque l’on traite les gens comme des chiens, il ne faut pas s’étonner de se faire mordre. Et les guerres propres n’existent pas.


Le Hamas vient de lancer un appel

Le Hamas vient de lancer un appel pour faire de vendredi prochain «le vendredi de la déferlante d’Al Aqsa» : tout le monde à Jérusalem pour empêcher les colons de prendre d’assaut la grande mosquée !

Suicidaire. Extrêmement dangereux aussi de faire d’une lutte de libération nationale une lutte religieuse. Les religions doivent être respectées mais la foi est par définition irrationnelle ; transférer les questions politiques sur le terrain religieux c’est se priver d’avance de la raison et ne plus pouvoir penser autrement que bloc contre bloc. Hamas le fait, tout comme le fait le gouvernement israélien qui ne cesse de proclamer, en guise de justificatif, que cette terre leur a été promise par leur Dieu.

D’autres positionnements existaient, des deux côtés de la Ligne verte, basés sur le respect des droits fondamentaux pour les Hommes, tous les Hommes, et la recherche de solutions. Traités de traîtres d’un côté, emprisonnés, éliminés physiquement de l’autre par l’occupant, ils ont été balayés. L’occupant a tendu une main molle à l’occupé et l’occupé l’a saisi mollement, ou plutôt son représentant. Et tout le monde a fait semblant que tout allait bien. Et sous le regard impassible de la communauté internationale, engraissées par elle, les petites graines de haine ont mûri.


Gaza aujourd’hui

D’après Maan news, 22 635 logements détruits, 10 hôpitaux et 48 écoles endommagés, entre 3 et 5 journalistes tués. D’après l’UNRWA (office de soutien de l’ONU aux réfugiés palestiniens) : 13 700 personnes se sont réfugiées dans 83 écoles de l’UNRWA, 500 000 personnes n’ont plus accès à l’aide alimentaire d’urgence (14 centres de distribution ayant été fermés). Le Ministère de la santé palestinien fait état de 704 tués en Palestine (dont 687 dans la Bande de Gaza), de 3 800 blessés et de 187 000 personnes déplacées. Les chiffres fluctuent d’heure en heure. Israël demande aux Gazaouis de quitter la Bande de Gaza au plus vite par le Sud mais bombarde le passage de Rafah. L’Égypte déclare que si les habitants sont expulsés vers chez elle, elle rompra ses relations diplomatiques avec Israël. Déclaration de l’ONU : « Le siège total de la Bande de Gaza est interdit par le droit international ».


Cisjordanie

Muhammad Hammad tué dans le camp de réfugiés d’Al Aroub lors d’affrontements avec l’armée. Hébron : voiture de presse visée par des balles, journalistes tabassés (dont un correspondant de Reuter), matériel détruit ou confisqué. Beit Ummar : Montaser Zaqeq tué lors des funérailles du jeunes Akhamis (17 ans) plus 5 blessés, le cortège tentait de traverser la ville pour se rendre au cimetière. Région de Salfit : paysans touchés à balles réelles pendant la cueillette des olives, appel à activer tous les comités de protection et de garde. Etc, etc.

Cela fait des années qu’un occupant réprime un peuple occupé ; ce n’est pas la première fois dans l’Histoire (et la France a très bien su faire cela elle aussi). Pour quel résultat aujourd’hui ? Plus de 400 tués du côté d’Israël. Qu’ont fait les enfants israéliens (tout comme les enfants palestiniens) pour mériter cela ? L’oppression nourrit toujours la révolte. Ne serait-il pas temps d’en tirer les leçons ?

Même sous un blocus terrible depuis 17 ans, même dans la misère et les pires conditions de vie, une opération telle que celle du 7 octobre a pu être montée : tôt ou tard, l’opprimé trouve toujours les moyens de l’explosion. Quelle seule réaction aujourd’hui ? L’intensification de la répression. J’ai compté aujourd’hui (mais peut-être ai-je eu des moments d’inattention), déjà au moins 11 passages d’avions : 7 h 55, 3 ou 4 jusqu’à 8 h 12, 12 h 45, 13 h 10, 15 h 30, 16 h 25, 17 h 10, 17 h 25, 18 h 15. N’y a-t-il pas de besoins sociaux à couvrir en Israël ? Toute la Cisjordanie est bouclée : difficile désormais de se procurer du gaz, du carburant, de la farine et les prix montent ; les gens du quartier disent que d’ici 15 jours on manquera de tout. Le docteur Al Tamimi explique que le bouclage empêche l’approvisionnement du bétail et des volailles (réduction de la production de 30 pour cent) et demande l’intervention de la Croix rouge pour la création de couloirs humanitaires (mais l’Autorité palestinienne déclare, quant à elle, que « les réserves sont suffisantes pour 8 mois », en gros aucune raison de s’inquiéter, il faut juste que la population soit plus raisonnable et ne se jette pas sur les denrées ; aucune apparition d’Abu Mazen à la télé jusqu’à présent). Comment peut-on imaginer que cela ne nourrira pas une nouvelle explosion, demain, après-demain, dans 5 ans ? Même de la part de gens… qui détestent l’idéologie du Hamas !


En attendant, ici à Halhul

Chacun essaie tant bien que mal de continuer à vivre : les écoles ont réouvert, les femmes continuent à cuisiner (on nous a apporté hier de délicieuses feuilles de vigne farcies !), les gens balaient devant chez eux (et, comme il y a moins de passage… les trottoirs sont presque clean !) et la clinique de l’UHWC est ouverte. Les personnels ne peuvent plus se déplacer pour faire face aux demandes extérieures, ils ont du temps pour nous recevoir.

Le docteur R. est un petit homme frêle d’une soixantaine d’années au visage fatigué et aux yeux tristes. Il nous reçoit dans un des bureaux en nous demandant de l’excuser pour son « very bad english » : il a fait ses études en Russie et ne parle couramment que le russe. Nous non, mais comme on est à peu près aussi fortiches dans la langue de Shakespeare, on lui dit qu’on devrait pouvoir se comprendre. Il sourit. Il a demandé qu’on nous apporte un petit café et s’excuse de fumer une cigarette : pour lui, les deux ensemble c’est obligatoire et il nous en offre une. Café, clope : médicaments palestiniens de base pour lutter contre le stress !

Il nous dit que même pour lui, médecin, il est impossible d’aller à Hébron qui se trouve à quoi, huit cents mètres ? Il explique qu’aujourd’hui les colons tirent à vue sur le moindre Palestinien qui passe sans poser aucune question et que tout le monde se sent en permanence en danger. Ce qui se passe aujourd’hui est inhumain. Le peuple palestinien a tout le monde contre lui, les Américains et certains gouvernements arabes. Et le gouvernement palestinien ne fait rien, même si Abu Mazen est lui aussi sous occupation. Nous avons ouvert cette clinique car l’hôpital gouvernemental n’est pas à la hauteur mais nous n’avons aucune aide publique ». Il y a juste, dans le hall, un petit panneau remerciant les Espagnols de la Mancha pour leur solidarité. « Autrement, ce sont les gens qui se sont cotisés pour financer ce petit hôpital-dispensaire qui a ouvert il y a 3 mois ». Plus tard, quand on fera avec lui le tour du bâtiment de trois étages, il nous montrera au sous-sol la pièce qui devait servir de bloc chirurgical : il leur faudrait 300 000 dollars pour pouvoir l’équiper. Il y a 3 ans, Israël a fermé leur bureau central à Ramallah : ils ont déboulé, mis tout le monde dehors et détruit tout le matériel (ordinateurs, réserves médicales). Quand certaines personnes ont tenté de revenir le lendemain pour sauver quelques affaires, elles ont été repoussées et menacées : toute personne faisant partie de l’UHWC est passible de 5 ans de prison. Une femme a été arrêtée, elle est en prison depuis. Tout cela s’est passé sous les yeux de l’Autorité palestinienne dont les locaux jouxtaient les leurs : elle n’a pas bougé le petit doigt. La police palestinienne n’est pas là pour protéger la population ! Derrière le regard doux du médecin, on sent une grande colère. Héritage de la première Intifada, ici chaque organisation politique a ses propres structures d’aide sociale et médicale : l’UHWC est historiquement issue du FPLP, même si tous les gens qui y travaillent n’en sont pas membres. Le FPLP ayant été déclaré « organisation terroriste » par Israël, l’Union Européenne a donc « en toute logique » immédiatement suspendu toutes ses aides.

Le docteur R. nous raconte qu’il y a quelques années de cela, il y avait eu un terrible accident de la route à proximité : une dame juive (vraisemblablement originaire d’une colonie proche) avait été très grièvement blessée et c’était lui qui l’avait prise en charge. A l’époque, il avait reçu les félicitations de ses collègues israéliens : sans lui, elle serait morte et, vraiment, ils auraient souhaité avoir de tels confrères à travailler avec eux. Depuis, il n’a pas pu remettre les pieds à Jérusalem : cela fait 13 ans.

« De toute l’Histoire de la Palestine, c’est la première fois que le pont Allenby est fermé comme ça. Dans la situation actuelle, on ne peut absolument rien faire dans la West Bank ».

Un ami médecin français nous a demandé de lui poser quelques questions concernant la féminisation du métier et la prise en charge médicale des femmes. « Vous savez, ici, ce n’est pas toujours facile pour toutes, certaines femmes sont cantonnées à leur rôle d’épouse et de mère et quittent peu la maison. Nous considérons qu’il est primordial de les aider à sortir, de pratiquer une forme d’éducation, de les encourager à faire du sport, etc. Pour cela, nous avons mis au point des programmes avec des travailleuses sociales ; infirmières et médecins travaillent en parallèle, nous avons plusieurs femmes médecins dans nos équipes. Dans le dispensaire il y a un accueil pédiatrique et un accueil obstétrique. Nous essayons d’accorder une attention particulière également aux personnes handicapées ». Il nous fait visiter les lieux : ophtalmologie, ORL, urologie, dyalise, pneumologie, radiologie (y compris dentaire), échographie, pédiatrie, obstétrique, orthopédie, kiné, urgences. A chaque fois, il s’agit d’une petite pièce bien propre et équipée correctement. Nous supposons qu’il n’y a pas de consultations tous les jours dans tous les domaines car ici les professionnels tournent et interviennent parfois bénévolement. Le docteur R. nous explique que l’UHWC a environ en tout, pour toute la Palestine, 150 salariés et 20 ou 25 bénévoles. « Vue la situation ici, quand les gens n’ont pas d’argent, nous les soignons gratuitement ». Il tient à nous ramener en voiture et nous dit en chemin qu’en ce moment sa femme, rivée à la télé, ne sort plus du tout de chez elle : elle est originaire de Gaza, plus précisément du quartier de Rimal où elle a encore de la famille. Celui qui vient d’être rasé.


Halhul, 11 octobre 2023

Cette après-midi, coupure d’internet : impossible d’envoyer les textes d’hier

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