La coopérative de débats.

L’espace où vous avez la parole.

Journal de Jo, 5eme partie

“Faire entendre un minimum de rationalité dans le concert de folie” pour arrêter le massacre. Poursuivons la lecture du journal de Jo.

Sylvie Larue

Halhul, samedi 14 octobre 2023

A 7 h 25, un avion.

8 h 35, encore un.

Je relis ce que j’ai écrit avant mon départ de France (fichue habitude que d’avoir toujours un stylo à la main !). Je pensais trouver le temps de la subtilité, je n’ai trouvé que celui de l’urgence. Je sais que le temps sera rude quand je rentrerai, grand écart au-dessus de l’abîme. Pour l’instant, je me refuse à regarder les infos des télés françaises : trop peur d’être engloutie par une colère sans nom. Une colère stérile qui obscurcirait ce que je dois faire, ce que j’estime devoir faire, ici, d’ici : tendre un miroir vers ce qui m’entoure et expédier vers « l’ailleurs » les images, les sons, les odeurs enregistrées.

Peut-être y en a-t-il eu d’autres entre temps ? Nous n’arrivons plus à compter. Overdose. Cette nuit, les chiens ont été totalement silencieux, pourtant nous n’avons entendu qu’un seul bruit de bombardier vers 4 heures du matin. Mais les chiens flairent mieux que nous l’odeur de la mort. Il se dit que les bombardements se font maintenant de plus haut, de si haut que nos petites oreilles humaines ne les entendent plus ici, à Halhul. Et puis il y a les chars qui encerclent désormais la Bande de Gaza : des petites pichenettes, somme toute, que nous ne pourrions percevoir ?

Ce matin, les responsables de l’armée israélienne ont « conseillé » l’évacuation du plus grand hôpital du Nord de Gaza ; corps médical et blessés ont jusqu’à 16 h pour tenir compte du « conseil ». Il s’agit bien sûr de « sauver des vies » avant que le bâtiment ne soit bombardé. Un hôpital ? Un nid de terroristes, oui ! Hier-soir a eu lieu une conférence de presse à Gaza : pas de forêt de micros, pas de fauteuils rembourrés sur lesquels des journalistes appliqués prennent des notes, pas d’estrade avec de beaux messieurs en costume-cravate, rasés de près, et répondant en souriant avec bienveillance aux questions posées. Plan fixe sur un groupe d’hommes portant des blouses. Certains sont en fauteuil roulant, d’autres ont le bras en écharpe, d’autres un pansement ici ou là : ce sont des personnels soignants touchés par des tirs. Désolée, je ne parviens pas à regarder les images d’enfants blessés ou morts.

Israël a donné jusqu’à ce soir pour que les gens évacuent le Nord de la Bande de Gaza : plus d’un million de personnes concernées. Le dévouement à la cause nationale a parfois des limites : plusieurs dizaines sont montées dans des bus, des camions, pour rejoindre l’Égypte. Bus et camions visés par des tirs : soixante-dix d’entre elles ne verront jamais la frontière.


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9 h 10 : encore un passage d’avion, je continue à écrire.

Débat en visioconférence entre un Israélien et un Égyptien sur la chaîne russe RT. Éructations, insultes, l’animateur rappelle les règles minimums de bienséance et menace d’interrompre l’émission.

Interruption des débats, reprise. L’Israélien : « Tout ce que nous avons fait jusqu’à présent, c’était pour le bien-être des Palestiniens, pour leur faciliter la vie. Nous leur avons fait confiance, nous avons signé des accords, ils ne les ont jamais respectés, ils nous ont envahis ». Commentaire de l’Égyptien sollicité par l’animateur. L’Israélien à l’Égyptien : « Ta gueule connard ! ». L’autre : « Va te faire foutre espèce de merde ! ». C’est ça, ou quelque chose de ressemblant : pas facile de noter avec précision la traduction des paroles dans un flot d’insultes réciproques. L’Égyptien est « docteur » (de quoi, je ne sais pas, R. non plus). L’Israélien est journaliste : c’est Elie Nisan, bien connu des Palestiniens pour ses positions suprématistes et racistes.

Chaîne arabe : tourne en boucle une vidéo où l’on voit un combattant du Hamas portant dans ses bras un bébé juif et lui tapotant le dos pour le rassurer, pendant qu’un de ses collègues apprend quelques mots d’arabe à un autre enfant de la famille. Grotesque ! Qui peut croire que des combattants aient pris le temps de faire ça durant l’attaque surprise du 7 octobre ?

Extrait d’un reportage de la télévision israélienne raconté par un Palestinien : une dame juive (sûrement du secteur d’Ashkelon, le premier touché lors de l’attaque du 7) raconte en pleurant la terreur qu’elle a ressentie quand les combattants du Hamas ont pénétré dans sa maison. Notre interlocuteur nous précise : « J’aurais ressenti la même chose à sa place ! ». Elle explique qu’ils lui ont ordonné d’aller dans sa chambre avec ses enfants et que l’un d’eux lui a demandé s’il pouvait prendre une banane. Comme au bout d’un moment elle n’entendait plus de bruit, elle a ouvert la porte et s’est approchée de l’extérieur : le combattant mangeait la banane sur la terrasse. « Je t’ai dit de rester dans ta chambre ! » aurait hurlé le mec. La femme et ses enfants ont survécu puisqu’ils sont filmés par la télévision israélienne mais, dans les yeux de la femme, d’après le Palestinien qui a vu l’émission, on lisait encore l’effroi qu’elle avait ressenti. Mise en scène ? Si c’est le cas, la femme est une excellente comédienne. Mais quel intérêt ? Moi : « Pourquoi de telles images à la télévision israélienne ? Ça joue quand même contre leur propagande militaire, non ? ». Notre interlocuteur : « Toi, tu vois la femme et les enfants épargnés, en Israël ils ne verront que les larmes ». Et peut-être en plus la banane volée ?


Guerre de l’information.

R. nous montre une vidéo qu’il a trouvée sur Facebook : une femme occidentale, la cinquantaine, parlant anglais. On ne sait pas précisément qui elle est : peut-être la vidéo a-t-elle été tronquée ? Elle commence à parler d’une voix posée : elle explique qu’elle est dans la Bande de Gaza, elle commence à décrire la vie là-bas en ce moment. Et puis sa voix se met à chevroter et ses yeux s’emplissent de larmes. Fin de la vidéo, on n’en saura pas plus. Depuis 2006, il est extrêmement difficile de pénétrer dans la Bande de Gaza, même des élus européens ont été repoussés. Ceux et celles qui parvenaient à le faire étaient, à ma connaissance, majoritairement du personnel de l’ONU ou du personnel médical. Je me souviens de cette femme allemande que j’avais rencontrée en 2011 chez les White Sisters à Jérusalem : elle faisait partie de l’organisation Médecin du monde et avait toutes les accréditations nécessaires mais, malgré tout, cela faisait 3 semaines qu’elle attendait l’autorisation de passer. Le fonctionnement de l’UNRWA (office des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens) est majoritairement assuré par des Palestiniens : ils sont recrutés et salariés par les Nations Unies et, à ce titre, bénéficient donc officiellement de leur protection. Tout comme tous les camps de réfugiés d’ailleurs (on sait ce qu’il en est dans la réalité). Par contre, sur place, les postes de direction sont majoritairement (si ce n’est entièrement) tenus par des étrangers. Une femme occidentale, bloquée à Gaza en ce moment, a peu de chance d’être une touriste ou de faire partie d’une organisation de soutien à la Palestine. Tôt ou tard, viendra le temps des rapports officiels des ONG médicales et des fonctionnaires des Nations Unies…

Depuis le 7 octobre, la route entre Jérusalem et Hébron était restée officiellement « ouverte ». Le problème était qu’il était extrêmement difficile, voire impossible, de sortir d’une ville ou d’un village palestinien pour y accéder du fait du bouclage par les soldats, des montagnes de terre déposées et des barrières fermées. Autre problème : une fois arrivé sur la route de contournement (l’espèce d’autoroute également appelée « route des colons »), les véhicules à plaque verte (donc palestiniens) risquaient de se faire caillasser ou mitraillés par les colons. Dans la pratique ici, sauf cas de force majeure, plus personne ne sortait de sa ville ou de son village pour y circuler.


10 h 10 : encore un avion. Je reprends.

Mais enfin bon, avec une plaque de la bonne couleur, un peu de chance et beaucoup de patience on pouvait passer au travers des mailles du filet : c’est comme ça que, l’autre jour, R. avait réussi à écouler 25 caisses de raisin (à peu près 300 kg) vers Israël (pour faire du vin !) grâce à un commerçant palestinien qui faisait la liaison Naplouse-Hébron… même s’il lui avait fallu partir de Jérusalem à midi pour parvenir, une quarantaine de kilomètres plus loin, à Halhul… à 7 h du matin ! Depuis hier-soir, c’est fini : désormais les routes sont officiellement totalement interdites à tout Palestinien de Cisjordanie. Pas difficile d’imaginer les conséquences en cas de non-respect des consignes. On ne prendra plus le temps de décharger les caisses de fruits et de légumes pour vérifier qu’il n’y a pas de kalachnikovs cachées dessous…

10 h 24, 2 avions

10 h 40, avion

La femme de R. l’appelle, il raccroche, visiblement inquiet. « Qu’est-ce qui se passe ? ». « Il faut absolument que je trouve un moyen pour faire parvenir de la nourriture à S. et aux enfants. Pour l’instant, ça va encore mais ça ne va pas tarder à devenir dur ». Il ne précise pas : « Si la situation continue ». Pour lui, c’est une évidence qu’on va s’engager dans quelque chose de long. Halhul est une ville d’agriculteurs, on ne manque ni de fruits ni de légumes. Même si la farine ne court plus les rues et même s’il y a fort à parier qu’œufs et viande vont se raréfier si la situation s’éternise, pour l’instant on est loin de mourir de faim et, même, d’avoir des restrictions. Mais, dans le quartier palestinien de Beit Safafa à Jérusalem, les choses commencent à prendre une tout autre tournure : les Palestiniens ne peuvent plus sortir de la ville pour aller s’approvisionner à Bethléem comme ils le faisaient précédemment et, avec les lynchages qui ont lieu quotidiennement, pas question de sortir du quartier et d’aller faire ses courses chez un commerçant juif.

R. nous raconte qu’il y a quelques années de cela, sa femme avait eu un accident de la circulation sans gravité, seulement des dommages matériels, du genre de ceux qu’on essaie de régler à l’amiable pour ne pas chopper de malus avec son assurance. Une grosse voiture conduite par un monsieur juif lui avait grillé la priorité et sa fille, qui n’a pas sa langue dans sa poche, avait engueulé le conducteur comme du poisson pourri. « OK, OK, je suis en tort. Je vous laisse mes coordonnées, vous faites réparer, vous m’amenez la facture et je vous rembourse ». Le jour dit, rendez-vous dans un café, le mec paie 800 shekels rubis sur l’ongle mais rajoute : « Quand même, il faudrait dire à votre fille de se calmer un peu, il faut savoir les tenir les enfants ». R. : « Sa tête me disait bien quelque chose mais, bon, je n’avais pas pris la peine de vérifier ». Le mec n’était rien moins que Mihir Shetrit, ministre de l’intérieur israélien ! Un ministre travailliste, plutôt cool dans la vie donc, mais qui gardait en prison des femmes et des enfants palestiniens… R. précise : « A Hébron aussi il y a une famille Shetrit, palestinienne ». Palestine, terre de paradoxe ?


J’entends des voix dans l’entrée

je quitte mon cahier et je me lève : c’est B. le super copain de toujours de R., son camarade aussi dans toutes les luttes, un des piliers de la coopérative. Il est paysan lui aussi mais maraîcher, il s’est levé à 2 heures du matin pour aller ramasser ses tomates, ses aubergines, ses poivrons, ses concombres, ses piments (« Soft, it’s good for you »). Au moins dix kilos déposés sur la table de la cuisine. Solidarité sans faille, toujours. Il est venu avec plusieurs jeunes, il me présente : « Nous nous connaissons depuis très très longtemps ». Il me serre chaleureusement la main. Je le suspecte d’avoir amené les jeunes pour leur expliquer un peu la vie. Hier dans la rue, les gens commençaient à demander à R. ce que nous foutions ici. « C’est parce qu’ils se méfient de nous ou bien c’est parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi, dans la situation actuelle, nous ne sommes pas partis immédiatement dès le début des affrontements ? ». « C’est parce que c’est dangereux de rester ici ».

Pour la manifestation d’hier, au début R. avait dit : « OK, comme vous voulez, mais on ne s’approchera pas trop près du pont ». Le pont entre Hébron et Halhul est le lieu habituel des affrontements avec l’armée. « Apparemment, ils ont laissé des femmes soldates mais elles tirent aussi bien que leurs collègues hommes ». Et puis plus tard, après moult coups de téléphone : « Ça va chauffer. Et quand ça chauffe, les gens ont peur des espions ». A-t-on une tronche d’espions ? « Je ne veux pas qu’il vous arrive quelque chose ». Finalement, R. n’a pas voulu que nous allions à la manifestation. Ok, on respecte les consignes, on n’est pas là pour jouer les Zorro. Au bout de 30 minutes, une ambulance est passée en trombe : deux blessés. De toute la Palestine arrive le même type d’informations : manifestations et blessés. Ce ne sont pas toujours des blessés graves. Mais parfois si.


Hier soir

11 h 45 : avion

11 h 50, avion.

12 h 20, avion

13 h 15, avion

Hier soir, le nombre officiel de tués à Gaza s’élevait à 1 800 dont 500 enfants. Sept morts en Cisjordanie, dont certains à Yatta, à 10 minutes d’Halhul. Des jeunes ont attaqué un camp militaire à Jénine : on les voit grimper par dizaines le long du mur et sur le grillage, à mains nues, sans armes (mais quand même un véhicule militaire d’explosé). Un journaliste de tué et six autres blessés au Sud Liban. Le marchand de pneus, en face de la maison, les a tous montés sur son toit : pas envie que des shebabs viennent en piquer pour faire un feu sur la route ! Un ministre iranien a débarqué au Liban, ensuite il compte aller en Syrie. Blinken est allé en Jordanie, puis ça sera l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Égypte.


Finalement, la récolte de raisin, initialement prévue hier pour ce matin, a été annulée en début de soirée hier… avant d’être ensuite reconfirmée : un commerçant de Ramallah espère pouvoir passer. Les machines de la coop continuent de tourner mais uniquement pour faire du debs (une sorte de confiture à base de jus de raisin) : de toute façon, il n’y a plus de bouteilles ni de bouchons pour faire du jus pasteurisé, le produit qui rapporte le plus à la vente.

Incursion de l’armée tôt ce matin à Ramallah, arrestations d’anciens prisonniers, puis ils sont ressortis. Résultat : fermetures de toutes les écoles. « Mais on peut circuler en ville », nous précise le copain. Vingt-deux civils arrêtés en tout : 2 à Jérusalem, 4 à Ramallah et environs, 5 à Bethléem, 2 ex-prisonniers à Jénine, 9 à Hébron. Dans la vallée du Jourdain, les colons menacent d’évacuer les civils palestiniens de leurs maisons.

Bon, finalement, on apprend qu’il a quand même été possible, pour certains, de circuler aujourd’hui sur la route de contournement. C’est ça aussi la Palestine, pas seulement celle d’aujourd’hui mais celle que j’ai toujours connue : un jour tu passes, un jour tu ne passes pas, tu ne sais pas pourquoi. Ordres, contre-ordres, informations, contre-informations se succèdent : tu peux aller à l’hôpital, à l’université, puis tu ne peux plus. Tu ajustes tes projets au jour le jour, parfois heure par heure, ça dépend de la tension du moment, parfois de la volonté d’un chefaillon : ta vie t’échappe complètement, en permanence. Pourtant, tu n’es pas en Israël mais bien sur les territoires concédés à ton peuple par le plan de partage de l’ONU. Pourtant, Oslo prévoyait la liberté de circulation : des zones palestiniennes autonomes (zones A) et autour des couloirs de circulation gérés conjointement par Israël et l’Autorité palestinienne (zones B). Alors un jour, tu te décides : j’y vais ! Mais entre le point de départ et le point d’arrivée, la situation a changé du tout au tout et tu te retrouves coincé au milieu de nulle part. La nuit arrive, ta famille est morte d’inquiétude. Peut-être resteras-tu juste quelques jours ou quelques heures, réfugié dans la maison d’un compatriote, quelque part sur la route. Peut-être finiras-tu à la morgue. Question de chance ou de malchance, même si tu es juste un civil, une femme, un enfant. Oh, tout le monde n’est pas tué par balles ! Notre si chère Naima n’a juste pas pu aller suivre son traitement contre son cancer de manière régulière. Et je ne pourrai pas, cette fois encore, aller sur sa tombe, là-bas, dans le Nord.

Ce qui caractérisait le plus l’état d’esprit de la population, c’était un stress permanent, mais avec toujours la volonté de résister et l’espoir d’être enfin entendus. Aujourd’hui c’est l’angoisse, elle est palpable mais elle ne se dit pas, question de pudeur et de décence : c’est tellement dérisoire à côté de ce que vivent les habitants de Gaza, leurs sœurs et leurs frères. Gaza-Halhul : moins que la distance Rennes-Saint Malo. Ce qui se dit dans l’intimité, c’est la tristesse, l’immense tristesse. Au quotidien, chacun fait semblant de continuer à vivre normalement. Les cauchemars sont pour la nuit, la colère, l’immense colère, pour les manifestations.

L’autre jour, le docteur R. nous a dit : « Un jour, les choses changeront, forcément. Nous ne connaîtrons peut-être jamais cela mais, c’est sûr, elles changeront ».

Quand la nuit tombe, des shebabs se rassemblent dans toute la Palestine.


Halhul dimanche 15 et lundi 16 octobre 2023

Hier après-midi, la petite tourterelle de la terrasse est morte, quand nous sommes allés lui apporter de l’eau et des miettes de pain, nous avons trouvé son petit corps encore chaud. De nouveau, les chiens sont restés silencieux cette nuit.

Hier soir, conférence de presse d’un des responsables de l’hôpital central de Gaza, les visages sont graves, silence total autour de lui. Son adjoint, sombre, a la tête baissée, il y a comme de la sidération dans le regard des jeunes qui se trouvent en arrière-plan. Il décrit la situation médicale, le flot des blessés et des morts qui arrivent sans discontinuer. Il parle des conditions de travail de ses collègues : huit jours, sans un instant de pause, des personnels complètement exténués. Il raconte : un jeune médecin à la tâche sans un moment de repos depuis le 7 octobre qui prend cinq minutes pour aller voir sa femme et la bombe qui tombe sur leur maison. Tués tous les trois, l’enfant avait 2 ans. Le ton calme, posé, professionnel change, le débit se fait plus rapide, la voix plus forte : « Tous les médecins du monde savent ce qu’est une intervention en urgence, un médicament ! Nous exigeons l’ouverture de couloirs humanitaires pour évacuer les malades et les blessés. Nous ne partirons pas car si nous partions, l’hôpital serait immédiatement rasé ». Devant l’entrée de l’hôpital, une longue file de sacs en plastique blancs, les hommes autour sont silencieux, toutes générations confondues. Le signal est donné, il faut les emporter. Quelques hommes lèvent les bras au ciel pour l’implorer et puis c’est le départ. Vers la fosse commune.

Des missiles du Hamas sont tombés sur le Sud de Tel Aviv : on voit de gros débris dans une rue. Sur les télévisions arabes, aucune interview des gens du quartier mais un panoramique sur un mur recouvert des photos des otages. Sur certaines photos, on voit des familles réunies sous le soleil et riant à la vie.

Ici, en Cisjordanie, juste après le 7 octobre, la population s’attendait à une invasion massive par l’armée, comme ce fut le cas dans les années 2000. Elle n’a pas eu lieu ou « pas encore » disent certains : juste quelques incursions. Beaucoup s’interrogent : qu’est-ce que cela signifie ? Israël concentre-t-elle ses forces sur Gaza pour la vider totalement, avant de s’attaquer au reste ? N’ont-ils pas assez de forces pour s’attaquer simultanément à tous les Territoires ? Ou bien commencent-ils, sous de discrètes pressions occidentales, à retenir la bride de leurs chevaux de guerre ? Partout dans le monde, même à Washington, des manifestations monstres, les Palestiniens se repassent leurs images en boucle : « Ça nous donne du courage, les peuples nous donnent du courage, les gouvernements sont tous pourris ». A la télévision palestinienne, on voit un vieux monsieur de Gaza qui montre les sacs de plastique, il tremble de colère : « Regardez, regardez bien les Arabes ! Que Dieu punisse vos dirigeants ! ». En France, les manifestations sont interdites, toutes les manifestations : un repas à Trémuson près de Saint Brieuc, une représentation du théâtre de la Liberté de Jénine prévue depuis des mois, la présentation d’un livre de poésie, une exposition à l’IMA… La culture, un danger ? Législation durcie, spécifiquement contre les rassemblements de soutien à la Palestine (mais pas contre ceux de soutien à Israël). Un ami français qui devait venir aux cueillettes d’olives (sûrement un crime que d’aider des paysans à récolter le fruit de leur travail ?) a bravé, comme des dizaines d’autres, l’interdiction dans sa ville de Strasbourg. Trente heures de garde à vue : c’était sûrement un dangereux terroriste ! il y a des endroits où l’on assume des actes de désobéissance civile pacifique et d’autres où l’on se contente d’informer les gens des risques encourus…

Une amie nous appelle de France : « Plus rien ne sera jamais comme avant, c’est impossible ! Ce qui se passe en ce moment va provoquer une fracture dans la population française ». Et puis sa voix se mouille de larmes : « Mais ils devront rendre des comptes un jour, c’est sûr ». Mais qui ça « ils » ? Quand, après trop longtemps de silences complices et de soutiens proclamés aux crimes, la fureur populaire se réveille, elle ne fait pas toujours dans la dentelle. Rappelons-nous certains actes barbares parfois commis par une partie de la population française à la Libération, cette frange qui traitait les Résistants de « terroristes », laissait faire l’occupant, voire collaborait encore quelques semaines avant…

Condamner avec fermeté les crimes de guerre, tous les crimes de guerre, et chercher l’origine des choses est une nécessité absolue… y compris pour la vie en France. Macron et tous ceux qui s’alignent sur les condamnations unilatérales, tous ceux qui ferment les yeux à l’Histoire, tous ceux qui renvoient dos à dos, tous ceux qui ne veulent pas s’interroger, tous ceux qui « on n’y comprend rien », tout ceux qui ne veulent pas réfléchir, tous ceux qui sont gentils et veulent être bienveillants avec tous et, en conséquence, restent déguster un bon verre de vin devant leur cheminée, tous portent la responsabilité de l’avenir. Et même si les degrés de responsabilité ne sont bien évidemment pas les mêmes pour tous, nous avons tous notre part de responsabilité pour le présent et l’avenir.


Je me souviens de la fin des années 90

quand nous organisions des chantiers internationaux de restauration de citadelles médiévales à Jifna et à Deir Istiya. Des bâtiments construits par les Croisés. Le monde mettra-t-il encore plus de 900 ans à transformer les installations d’occupation et de guerre actuelles en lieux de rencontre et d’amitié entre les jeunesses du monde ? Les prisons, les camps militaires seront-ils un jour transformés en centres d’aide sociale comme nous le faisions dans les années 90 ? A l’époque, les Ministères français des affaires étrangères et de la ville finançaient les chantiers et la Consule adjointe de France s’était rendue sur place en personne pour vérifier l’état des travaux et encourager tout le monde. Nous avions été reçus comme des princes au Consulat et nous avions caressé le chien jaune qui gambadait sur les tapis moelleux : un cadeau fait à Monsieur le Consul lors de l’un de ses déplacements dans les Territoires ! A l’époque, en Palestine, quand nous disions que nous étions français, les gens applaudissaient et levaient le pouce en disant : « Chirac, good ! ». Sur nos petites épaules, nous avions tous l’impression d’être, quelque part, les porteurs de l’Histoire et de la culture françaises. Et pourtant, le groupe de jeunes Français était constitué pour moitié de gamins « des quartiers », comme on disait déjà. Plus tard, une gamine du groupe qui avait tout juste 18 ans (celle qui nous a appelés hier en pleurant) nous avait remerciés en disant qu’elle s’était -enfin- sentie pleinement française… en Palestine ! Et les petits mecs que nous avions embarqués en bas de leurs tours avaient expliqué à leurs copains, au retour, que franchement, l’antisémitisme c’était de la merde. Il faut dire qu’ici, en Palestine occupée, ils avaient rencontré des Israéliens anticolonialistes sur les chantiers et qu’ils avaient vu les Femmes en noir manifester chaque samedi à Jérusalem. Plusieurs mois après, ils avaient organisé une rencontre, en plein cœur de la ZUP de Rennes, entre l’Israélien Michel Warschavski et les jeunes du quartier. L’un d’eux, avec un brin de provocation, avait lancé dès le début : « Et toi, t’étais où pendant la guerre du Liban ? T’as servi dans l’armée à ce moment-là ? ». Une femme française (« de souche » comme disaient les jeunes) s’était sentie obligée d’intervenir, craignant que ça ne dérape : « On n’est pas là pour poser ce genre de question ». Celui que les jeunes volontaires appelaient avec affection « Mikado » l’avait interrompue : « Si, précisément, c’est LA bonne question. J’étais en prison. Pour désobéissance ». Tonnerre d’applaudissements dans la salle. L’échange avait réellement pu commencer : on avait parlé politique. A la fin, tous les minots du quartier s’étaient précipités pour serrer la main de celui qui était devenu « Mikado », pour eux aussi. Et puis il y a eu la deuxième Intifada, l’impossibilité d’amener des groupes de jeunes sur place, des gouvernements socialistes et de droite (de cette nouvelle droite mordante qui voulait bien de l’argent de Kadhafi pour se faire élire mais plus trop de certaines valeurs du gaullisme) se succédant, avec une position pro-israélienne de plus en plus affirmée, les rencontres du FN antisémite avec des représentants israéliens, l’islamophobie galopante et encouragée en haut lieu, Dieudonné, Alain Soral (et leur copain négationniste Faurisson) faisant leur beurre sur la désespérance des jeunes des quartiers, la répression policière et l’antisémitisme et l’extrême droite et la droite extrême. Et ils ne sont pas nombreux aujourd’hui les Dominique de Villepin tentant de faire entendre un minimum de rationalité dans le concert de folie.

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