Les connivences du pouvoir politique et financier aux affaires du vieux monde témoignent chaque jour de leur mépris pour les populations et la démocratie. Partout la nostalgie impérialiste de la domination s’impose comme sauvetage de la mondialisation sauvage. Ne laissons pas le saccage et la peur nous plonger en eaux troubles et relisons plutôt Le radeau de la Méduse du génial Géricault.
Voilà un tableau si connu de la peinture d’histoire et de l’époque romantique que les rouages de sa propre origine en ont été oubliés dans le contexte néo-impérialiste et géopolitique de l’époque. C’est l’histoire vraie pourtant d’une macabre odyssée qui deux cents ans plus tard résonne lourdement aux oreilles averties de notre monde tempétueux. Nous sommes en 1817 lorsque le jeune et ambitieux Théodore Géricault (1791-1824), venant d’une famille bourgeoise de tradition monarchique se lance en quête d’un sujet capable de faire mouche au Salon de Paris qui a retrouvé la noblesse de ses Académies, peinture d’histoire en tête. Les échos d’une affaire très médiatisée alimentent la rumeur et lui font découvrir l’histoire de ce terrible drame dont l’intitulé mythologique – « La Méduse » – gronde dans les esprits éclairés, alimente les débats enivrés et souffle sur les braises de la presse à scandale. Saisi par la fascination exercée de ce très controversé « fait divers », le jeune peintre n’hésite pas et se jeter corps et âme, dix-huit mois durant, dans une entreprise picturale fantastique qui fera l’effet d’une bombe tant politique qu’esthétique, et révélera son génie flamboyant !
Le naufrage des manœuvres du pouvoir
A la suite de la chute de l’empire napoléonien se pose rapidement en France la question de sa puissance coloniale tombée sous la domination des Anglais. Le gourmand et avide Louis XVIII, frère de Louis XVI, fraîchement revenu de son exil, entend bien redorer les blasons de la couronne des Bourbons, notamment par diverses expéditions visant à reprendre les comptoirs commerciaux restitués par le traité de Paris en 1815. C’est dans ce contexte que la frégate Méduse appareille de l’île d’Aix, le 17 juin 1816, en direction de l’Afrique de l’ouest pour relancer la conquête coloniale à partir du port sénégalais de Saint-Louis. Elle mène une flottille formée de trois autres navires : Le Loire, l’Argus et l’Écho et emporte à son bord une foule éclectique d’environ 400 hommes et femmes, fonctionnaires, civils, explorateurs, écrivains, militaires et futurs gouverneurs, pour les conduire vers l’horizon d’une vie nouvelle. La Méduse est sous la main d’un incompétent capitaine issu de l’aristocratie, du nom de Hugues Duroy de Chaumareys, qui n’a plus navigué depuis vingt ans mais qui est un ami du pouvoir et un cousin du Roi. Voulant gagner de vitesse les autres navires du convoi, le capitaine Duroy accumule les erreurs de jugement, les écarts de trajectoires et les imprécisions de cap au point de finalement confondre, après plusieurs jours de mer, un passage vers l’embouchure du fleuve Sénégal et les hauts fonds d’Arguin, plus au nord, tant redoutés des marins. Incapable d’entendre les doutes émis par ses sous-officiers, le capitaine s’entête vent arrière vers le désastre annoncé. Le 2 juillet au matin, l’échouage devient inévitable, la coque du navire touche le fond et une voie d’eau met rapidement le Méduse en péril. Le 5 suivant, cédant à la panique d’une tempête, le capitaine décide d’évacuer le navire et fait charger les six chaloupes de vivres et du bon personnel de son administration désigné par une liste d’appel, tandis que le reliquat des marins et des soldats termine d’embarquer sur un immense radeau, appelé la Machine, initialement construit pour alléger la Méduse et tenter de la remettre à flot. La mer mauvaise et la surcharge des hommes entassés sur l’esquif rendent bien vite le remorquage impossible par les canots de tête. Les amarres sont accidentellement perdues, ou délibérément rompues – l’enquête ne le dira jamais – et le radeau se trouve alors lâché en mer, en pleine dérive, abandonné à 80 kilomètres des côtes de la Mauritanie. Pendant treize jours de tempête et de dérive, la folie va conduire les plus fous à d’atroces scène de violence et d’assassinats volontaires, tandis que les autres mourront d’épuisement, de suicide ou de déshydratation. Partis à 149, dont 1 femme, ils ne sont plus que 15 quand l’Argus, reparti en mer, les retrouve le 17 juillet.
A leur retour en France, le témoignage de cinq des survivants de la Machine fait grand bruit et le choc médiatique de l’affaire révélée dans la presse libérale déclenche une onde choc dans le gouvernement de la Restauration déjà fragilisé par les disparités politiques. Les libéraux s’emparent de ce moment délétère pour dénoncer les connivences du pouvoir avec des hommes inconséquents et inaptes placés aux plus hautes fonctions de l’État. Quelques ministres royalistes sont poussés à la démission pour tenter d’étouffer l’affaire et la dégradation militaire du capitaine Duroy de Chaumareys sonne le glas supposé de la bavure. Mais quelques mois plus tard, ce qui n’aurait dû être qu’un naufrage parmi d’autres, devient par la force de l’art d’un jeune peintre moderne, l’objet de la dénonciation des abus du pouvoir et de sa corruption. Salué et décrié par une critique elle aussi indignée et profondément divisée, qui s’enflamme ou fait mine de ne rien y comprendre, le tableau de Géricault devient le miroir de son temps et d’une génération nourrit d’espoirs révolutionnaires qui entend dénoncer la face cachée d’un régime archaïque, patriarcale et esclavagiste, qui chavire et qui sombre, menant à la dérive tout un peuple avec lui. Jamais la maléfique gorgone n’avait si bien porté son nom et Louis XVIII feindra lui-même l’esquive à l’inauguration du Salon de 1819, par cette mordante réplique : « Monsieur, vous venez de faire là un naufrage qui n’en est pas un pour vous ! » Et Jules Michelet d’ajouter, deux décennies plus tard, dans son discours au Collège de France : « quand Géricault a peint son naufrage c’est la France elle-même, c’est notre société tout entière qu’il embarque sur ce radeau de la Méduse. Image si cruellement vraie que l’original refusa de se reconnaître * ».
Une immersion totale dans l’odyssée macabre
C’est à la scène du sauvetage et de la vérité en marche que Géricault décide de consacrer son œuvre dans une immense composition de 35 mètres carrés, qui sonne comme une invitation immersive à prendre part au drame de cette vibrante humanité. Aucune figure héroïque du passé ne vient ici faire la leçon stoïcienne ou morale du vécu et de l’histoire. Ce sont des victimes écorchées et criantes de douleur qui s’étalent sans fard, dans une sincérité frappante. Et en ce sens, Géricault rompt clairement avec le style classique de la Révolution pour aborder frontalement son temps, tel un reporter avant l’heure.
La composition se distingue par une division horizontale en trois parties égales : le radeau, l’océan et le ciel, comme pour scinder la narration en trois temps différents : l’abandon et la mort sans issue, l’espoir des derniers survivants et le bateau salvateur qui vient à l’horizon. La mer, qui submerge à elle seule les deux tiers du tableau, et engendre une puissante sensation de tension dans le drame qui se déroule sous nos yeux, évoque la violence naturelle de la vie ou tout peut basculer dans une précarité totale. Verticalement, la lecture se déploie dans une forme pyramidale en trois structures de triangles imbriqués qui nous fait penser à la peinture de la Renaissance et du Baroque mais aussi aux symboles de justice et de connaissance de la Franc-Maçonnerie, que Géricault fréquente dans des cercles politiques influents et profondément réformateurs. L’une de ses pyramides est clairement dessinée par les cordes du gréement qui rendent captifs les hommes dans leur destin et leur embarcation. Au pied du mât, les malheureux semblent pétrifiés d’horreur, mains jointes sur le visage ou regards révulsés, exaltés de folie. L’autre élément de tension est constitué par le groupe d’hommes vu de dos qui agitent leurs loques comme des étendards dans un ciel de ténèbres. Dans un ultime élan de lucidité et de force, ils trouvent à se hisser et crier pour tenter de faire signe à l’Argus qui sillonne au large. Ces deux moments de détresse et d’espoir mélangés font écho au premier plan sinistre des corps abîmés et rongés par la mort. Ils sont peints grandeur nature comme pour mieux restituer l’âpreté du drame et rendre la couleur de la chair ou sa putréfaction encore plus réaliste. Au centre se trouve un homme inanimé dont la main se cramponne à un reste d’espar de la Méduse perdue. Sur lui veille un homme noir dont le regard nous guide vers un amas d’humains contorsionnés et plus ou moins démembrés par les pratiques de survie cannibale. Côté gauche, un doyen épuisé, couvert d’une cape vermillon semble veiller, horrifié, sur les agonisants et leur dernière dignité, abandonné à l’immensité de l’oubli. La mer a tout emporté du radeau disloqué, si ce n’est quelques barriques de vin et une hache, témoins de l’odieux massacre.
La toile réalisée entre 1818 et 1819 a demandé au peintre une préparation particulièrement méthodique et fiévreusement documentée : maquette en grandeur nature du radeau, entretiens avec les survivants du naufrage, ébauches de tempête et de déluge, esquisses de corps à la morgue et de membres conservés pour la putréfaction des chairs dans l’isolement monacal et pestilentiel de son atelier du faubourg du Roule (aujourd’hui rue du faubourg Saint-Honoré). De nombreuses études réalisées en amont du tableau témoignent de cette recherche volontairement lugubre et macabre de la part de Géricault, qui à 28 ans cherche à asseoir sa réputation et à réaliser un coup de maître pour marquer les esprits de son temps. Il travaille sur la texture des gisants abîmés et la musculature des corps décharnés, il déploie une lumière d’inspiration caravagesque qui inonde la scène dans une ambiance irréelle, et sa palette se ferme sur quelques tonalités sourdes et glauques (vert bleu ocre gris) que le vermillon et le blanc viennent rehausser d’éclat comme du sang sur les étoffes et les peaux. La touche est précise et le peintre a travaillé d’arrache-pied avec des pigments chargés d’une huile très siccative qui sèche vite et de fines brosses qui permettent de traiter en glacis le rendu pâle des chaires. Mais les oxydes de plomb et l’apprêt au bitume de Judée, qui se dégradent dans le temps et font craquer les vernis comme une ultime métaphore de la vanité des hommes, altèrent petit à petit les nuances de la toile qui vire à la dominante sombre et au morbide complet. Les contrastes ténébreux viennent surtout des tons verts de l’océan démonté et des trouées crépusculaires entre les nuages du large, où la lumière du soir, baignée d’ocre et de rose, renforce quant à elle la froideur des macchabées émaciés du radeau. L’ensemble s’accorde donc au tragique de l’histoire qui nous est contée dans un assemblage magistralement orchestré de corps et de vagues déferlantes qui ne sont pas seulement le signe de la violence aveugle qui s’abat sur les derniers rescapés, mais le symbole de la puissance révolutionnaire qui engloutit l’ancien monde dans un moment sublime.
L’image d’un vieux monde à bout de souffle
Et voilà ce tableau qui résonne aujourd’hui comme une funeste métaphore de notre époque tourmentée où les tempêtes partisanes et les duperies de salon font trop souvent oublier les naufrages de l’humanité qui se profilent sous nos yeux impuissants. C’est fou comme un tableau permet de projeter une époque à l’intérieur du cadre que le génie d’un temps a produit pour toujours. Car la Méduse aujourd’hui nous pétrifie d’effroi ! Que l’on songe seulement à toutes ces migrants qui se noient embarqués dans des rafiots de fortune ou aux millions de déplacés sur les routes pendant que les puissants paradent pour leur prochain fauteuil ou leur vol dans l’espace, indifférents à la marche du monde qu’ils saccagent par leurs droits d’ingérences et leurs grands bavardages sur le droit des nations et le respect des peuples. Pire encore, tous obsédés qu’ils sont par les lois à défaire et refaire pour placer leurs amis aux affaires et protéger les manipulations de leurs bailleurs de fonds, armateurs milliardaires sans scrupules. Ce radeau de la Méduse est à n’en pas douter un tableau carnivore dont les relents anthropophage n’ont d’égal que la haine, identitaire et rance, que nourrissent les populismes aigris ou les despotes assoiffés de revanche contre nos frères humains. Ceux qui au nom des utopies nationalistes et protectionnistes vantent la culture de l’homme blanc et s’enfoncent dans les profondeurs abyssales du grand remplacement sanguinaire. Ceux-là qui encore façonnés par les restes du vieil impérialisme patriarcal considèrent leurs voisins en sous hommes, leurs outre-mer comme de vague colonies lointaines et leurs banlieues riches de diversité comme du chiendent bon à karchériser. Ceux-là qui encouragent à couper à la hache les amarres des premiers de corvée pour laisser s’abîmer dans l’errance le bateau ivre des tourments qu’ils paternent.
Ceux-là aussi, dont la méritocratie en panne d’idées nouvelles et d’horizons salutaires, n’est plus qu’une pétaudière avide de pouvoir pour le pouvoir dont les conseils d’experts et les cabinets privés échouent chaque jour dans leur mission de protection du vivant. Ceux-là enfin, qui du haut de leur ruissellement pyramidal n’ont de mépris pour l’humain que leur rêve inavoué de dividendes cupides ou l’argent coule à flots. Combien de naufrages encore devront nous essuyer, et combien de noyades ou d’exil sans avenir, pour voir changer les choses et reconstruire un monde où l’humain compte d’abord plus que tout ?
Oui, ce tableau de Géricault est un miroir tendu à notre monde tout entier, et nous aurions bien tort de ne pas nous y reconnaître cette fois, tant ce radeau dans les vagues symbolise toute l’errance des corps invisibles et perdus, surnuméraires futiles, que le capitalisme mortifère laisse en marge de ses prédations sociales, industrielles ou sanitaires, en imposant la survie des plus forts contre l’abandon des plus faibles. Ce capitalisme qui n’offre comme perspective qu’un mur de sacrifice et de précarité généralisée pour la jeunesse du monde, avec comme argument la dette pour mieux couper les têtes et les liens essentiels. Ce radeau sans boussole, c’est la dérive odieuse de la machine à détruire nos vies et à produire de la souffrance, qui depuis trop longtemps foudroient les êtres, indépendamment de leurs origines et de leur genre, au nom d’une logique comptable devenue inhumaine. Tous ceux que l’odieux monstre froid force à l’adaptation en guise de dialogue et de cohésion mensongère pour mieux rejeter et tenir à distance les réfractaires sectaires dans leurs envies de mutinerie. C’est la dérive enfin de nos libertés bafouées et chaque jour piétinées au nom de la défense de principes fallacieux, républicains d’abord, sécuritaires ensuite, sanitaires pour finir et pour le moins guerriers. C’est la dérive surtout de nos démocraties qui ne sont guère plus aimées qu’au temps de la Méduse et à laquelle ne croient plus ceux qui gouvernent et se partagent notre vieux continent égaré.
Oui, disons-le, ce tableau est le miroir d’une époque révolue et d’un monde à bout de souffle que l’infinie croissance dans un monde fini et les bulles financières ne permettent plus de faire tenir dans les tempêtes successives. Un monde extractiviste qui petit à petit se regarde sombrer dans un mélange d’arrogance et de mépris où le productivisme continue patiemment de ravager la terre, la mer et les conditions même de notre propre survie. Si la plupart des grandes puissances d’aujourd’hui s’accordent dans leur conception du monde, elles restent cependant obsédées par la défense de leurs propres intérêts pour tenter d’exister dans les flots de la mondialisation qui les noie. Partout elles pillent la planète sans vergogne et mettent en péril les droits essentiels de milliards d’entre nous, jetés en mer, opprimés sous les bombes, otages du jeu d’ombre des nations et de leurs bruits de de bottes. Les princes du pouvoir semblent même incapables de penser leur grandeur autrement que dans l’impérialisme nostalgique des saintes alliances surannées et de leurs prédations esclavagistes d’antan, figures fantoches de gouvernants subrécargues au pas des firmes transnationales.
Le radeau de l’espoir et de la fraternité
Non seulement ce tableau nous indique que le chemin emprunté jusqu’ici ne permet plus de tenir la distance, mais il nous encourage surtout à défendre nos droits et nos idées citoyennes même dans l’adversité contre la barbarie et toute forme d’injustice. Il nous rappelle aussi notre besoin impérieux de médias transparents, libres et indépendants, pour relever l’angle mort de nos démocraties mise à mal par l’instrumentalisation du pouvoir et sa férocité. Il est un phare qui nous engage à poursuivre dans la transformation de nos schémas politiques, écologiques, économiques et sociétaux, en s’inspirant d’autres modèles et de mouvements qui existent, pour retrouver la force de croire en un monde habitable ou accoster ensemble. Car si le peintre a condensé ici toute la sensibilité du romantisme le plus exalté dans la mort, le mal du siècle, la révolte, l’émotion, la passion, et dont les affres résonnent puissamment aujourd’hui dans notre monde chaotique, il a aussi fait de cette œuvre un hymne à l’amitié entre les peuples et au brassage des cultures. C’est ce que donnent à penser tous ces détails de mains entrelacées en signe d’union entre les survivants, quelques soient leurs couleurs, et la figure centrale de la vigie vue de dos, héroïque et métissée, qui porte l’espoir de la vie et d’un futur possible. Image puissante de la fraternité si souvent mise à mal dans nos fragiles républiques.
Alors sans renoncer à de lointains horizons, ni tourner le dos au radeau de la Méduse, il nous faut au plus vite oublier les eaux troubles du récit officiel qui se diffuse et infuse dans la pensée confuse pour retrouver la confiance en l’avenir et le sentiment grave d’être une force unie pour faire barrage aux extrêmes comme aux néolibéraux, qui dans la tourmente et le fléau, incarnent eux même ce radeau disloqué du vieux monde qu’ils embarquent. Gageons ensemble que leur funèbre dérive de l’esprit ne gagne pas celle des cœurs, et laissons les images de désastre accrochées aux cimaises pour entrevoir d’autres jours moins hostiles, en père peinard peut-être sur toutes les mers du monde. Avec panache et honneur retrouvés pour notre humanité !
Jean Noviel et Daniel Rome
° Le radeau de la Méduse, Theodore Géricault 1819, 4,91 x 7,16 m, huile sur toile, N° INV 4884 Musée du Louvre, Paris
* Jules Michelet, Cours professoral au Collège de France : 1847-1848, pp 140-142
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