Culture.

PArce qu’on ne peut pas s’émanciper sans aile !


Culture des communs : le débat est ouvert !

La vaste recherche-action ” vers une culture des communs ” est utile à plus d’un titre à tous ceux et toutes celles qui pensent la vie culturelle comme une arme de construction massive. Fortement impactée par la crise sanitaire, cette enquête a du s’étirer dans le temps. Entamée en 2018, la présentation publique du rapport a eu lieu en février 2023 à la Maison de Métallos. On peut dire que le monde culturel a traversé durant ces 5 années une période plus que complexe et dont les conséquences sont encore difficiles à évaluer. C’est sans doute ce décalage temporel entre l’étude et la parution du rapport qui crée un certain nombre de dissonances. En lisant ces pages, nous sentons aussi des débats à poursuivre pour tenter de faire bouger les lignes. Le sens de cette recherche-action étant de ” secouer le cocotier “, jouons le jeu et prenons la balle au bond.

Le “commun” est ici défini d’abord par un ” gouvernement ” (par opposition à une “gouvernance”) qui sait faire vivre le dissensus. Cette approche est stimulante à plus d’un titre car il est aujourd’hui symptomatique de construire un projet en commençant par bâtir un    ” consensus “. Cette tendance à l’unanimité est d’abord le fruit d’une contrainte économique. Les projets culturels doivent rassembler des collectivités et l’État autour d’un projet qui sache répondre à l’ensemble de leurs objectifs. Il faut ” plaire ” à tout le monde. De même, l’élargissement du public étant un objectif mainte fois ressassé, la fréquentation devient l’alpha et l’oméga de l’évaluation au risque de transformer les projets culturels de territoires en ” offre culturelle ” répondant à la ”  demande ” des publics.

Le dissensus est ici une approche saine pour assumer la diversité et la radicalité de certaines propositions. Il permet de sortir de ” l’expertise ” pour accepter de prendre le risque de mettre tout le monde (public compris) autour de la table de la coconstruction de nos vies culturelles. Il serait par ailleurs stimulant de révolutionner le lien entre structures culturelles et financements publics. Les ” appels d’offres “, la fin des aides au fonctionnement, les méthodes d’évaluations sont autant d’évolutions qui demandent à être combattues ou à tout le moins questionnées.

Cette recherche-action sur la ” culture des communs ” a pour vocation de remettre le secteur culturel en réflexion sur le sens de ces actions. Il provoque chez nous ces quelques questionnements.

Cette étude semble être globalement assez éloignée de la logique de conflictualité qui traverse la société. Il n’est pas ici question de luttes de classes ou de dominations masculine ou raciale. Pourtant lorsqu’on se questionne sur le fonctionnement de la vie culturelle et qu’on parle de ” nouveau récit “, il apparaît assez étonnant de ne pas se saisir des luttes qui se trament autour du monde culturel. ” Qui sont les artistes et à qui s’adressent t’ils ? Qui sont les responsables d’équipements culturels et pour qui et quoi travaillent-ils ” ? sont autant de questions qui semblent utiles à une deuxième étape de cette recherche. Les pratiques culturelles sont des pratiques de classes. Il se joue un conflit autour des histoires qui sont racontées et en quoi elles peuvent avoir un impact sur la réalité. La culture n’est pas un domaine comme un autre qui pourrait en passant à une ” économie sociale et solidaire ” produire une bifurcation qui serait suffisante. Elle est articulée à une société en mouvement qui combat autant la paupérisation de la population, les dominations en tout genre que l’urgence climatique. Tout ceci reste bien-souvent au milieu du gué, et malgré la nécessaire dénonciation des Gafam dans la construction des imaginaires, nous aimerions pouvoir articuler cette émergence de la ” culture des communs ” et les luttes pour des émancipations individuelles et collectives.

Le document final ” Vers une culture des communs ” contourne sans la nommer la différence fondamentale entre numérique et art vivant mais aussi entre art et culture. Le spectacle vivant a ceci de particulier qu’il permet une rencontre sensible et en commun entre une proposition artistique et les publics. Le théâtre, la danse, la musique n’existent réellement que par cette rencontre à la fois ancestrale et toujours contemporaine.

Il se joue de l’art et de la culture dans les propositions numériques. Le foisonnement de créativité qui accompagne le développement de nouveaux supports, leur capacité à offrir des espaces de création au plus grand nombre, la réinvention de nouveaux modes narratifs (podcasts, séries, réseaux sociaux…), tout ceci est à présent l’endroit où se forge nos ” cultures ” à la fois communes et individualisées. Il est nécessaire de mettre en œuvre une analyse fine des enjeux du secteur numérique et notamment de son extrême marchandisation. L’art vivant a ses propres enjeux et en France, en particulier, il a partie liée avec la République et les collectivités locales. Il a aussi cette caractéristique importante d’avoir des coûts de productions qui ne réduisent pas avec le temps (il faut depuis Molière le même temps pour ” monter ” un spectacle) et une ” rentabilité ” économique forcément anecdotique.

Il y a aussi une volonté assumée de parler ” culture ” plutôt que de parler ” art “. C’est un choix cohérent dans la démarche générale de cette étude. La création artistique est une source de contradictions pour ceux et celles qui souhaitent bâtir du commun. Alors que l’on peut aisément revendiquer la concertation et la coopération dans le pilotage de la vie culturelle, l’écriture d’un spectacle n’est pas un espace de démocratie ou un ” commun “. De même, il faudrait inventer un nouveau paradigme de l’économie de la culture pour sortir de cette relation marchande entre les artistes et les responsables de lieux culturels. La liberté de création et la mise en commun ouvre nécessairement à des débats éthiques qu’il faudra bien finir par affronter pour pouvoir penser un monde libéré du marché et des différentes dominations.

L’extrême précarité de pans entiers de la vie culturelle française est le fruit de choix politiques. Ces choix font porter sur les artistes et technicien-ne-s du spectacle les réductions budgétaires et les ajustements en tout genre. Aller ensemble vers ” une culture des communs ” nécessite de contester d’une part les trop faibles budgets alloués à la vie artistique et culturelle et d’autre part de révolutionner leur répartition. Les Lieux intermédiaires et indépendants, les compagnies, les associations culturelles dans les quartiers et les territoires déploient une imagination et une capacité à ” faire culture commune ” admirable. Cette partie immergée de l’iceberg culturelle existe avec des budgets réduits à peau de chagrin. Ils sont pourtant le déjà-là de ce commun à défendre et développer. Si les collectivités, l’État et les entreprises font trop souvent le choix d’une culture consumériste ou bourgeoise et lui allouent la plupart de leurs budgets, ce n’est évidemment pas un hasard. Leur quête de rentabilité mais aussi leur volonté de construire une société atomisée où les solidarités et l’intelligence collective reculent, sont les boussoles d’un pouvoir capitaliste qui fait des choix “ culturels ”.

La culture des communs ne peut s’étendre sans affronter les pouvoirs en place et les dominations qui structurent notre société. S’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, c’est aussi car certains ont plus à perdre que d’autres… Les enjeux culturels sont des enjeux politiques. Il n’y a pas de raccourci possible. Mettre en commun la possibilité de créer des œuvres, de raconter des histoires, d’inventer des récits, c’est permettre au plus grand nombre d’avoir des clefs artisanales et concrètes pour prendre la parole et ainsi le pouvoir sur sa propre existence. C’est aussi faire vivre partout des foyers de vie artistique, autonomes et en lien avec le réel, des espaces qui ont les moyens de cette ambition et la force de ne devenir ni un outil étatique ni un lieu de consommation culturelle. Finalement réfléchir à une culture des communs nous oblige à penser une révolution profonde dans notre manière de faire vivre notre relation à l’art et à nos contemporains.

Laurent Eyraud-Chaume

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