Entretien de Bernard Dreano avec Bertrand Badie.
B. Dréano : Dans votre dernier livre, « Les puissances mondialisées », vous revenez sur l’évolution du concept de « sécurité » comme « sécurité nationale » garantie par les États, leurs capacité militaires et leurs frontières, et qu’il en découle une logique de « sécurité internationale » avec des guerres inter-étatiques, des traités « de paix » internationaux, qui va perdurer jusqu’au milieu du XXe siècle. Tout cela est à votre avis mis en question par la mondialisation.
B. Badie : Oui, le système international “classique” – qui a survécu pour l’essentiel jusqu’en 1989 – avait des caractéristiques qui ne se retrouvent plus, ou que très partiellement, aujourd’hui. Centré sur l’Europe, il était monoculturel, opposant entre eux des États de niveau de développement comparable et adhérant à une même conception de la puissance. Il était compétitif, mettant en concurrence des intérêts nationaux clairement rivaux. Il invitait donc à considérer la scène internationale comme un espace dominé par la recherche d’une sécurité nationale propre à chaque État et que garantissait la puissance militaire des uns et des autres. Aujourd’hui, la perspective est renversée, même si les princes contemporains ne veulent pas l’admettre. Le plus puissant, depuis les guerres de décolonisation jusqu’aux événements récents d’Afghanistan, est défait par le plus faible; la puissance militaire est défiée par d’autres formes de puissance de plus en plus autonomes; les guerres ne dérivent plus, à titre premier, du choc de puissances, mais de décompositions voire de “pathologies” sociales. Surtout la mondialisation a détourné des guerres classiques, tout en suscitant des menaces infiniment plus létales : l’insécurité climatique et environnementale, l’insécurité sanitaire dont l’œuvre destructrice rejoint celle, réactivée et plus visible, de l’insécurité économique et alimentaire. Cette dernière tue chaque année environ dix millions de personnes, là où le terrorisme fait entre 10 000 et 40 000 morts et là où les guerres inter-étatiques en font encore moins. Cette insécurité globale est mortelle par deux fois: par elle-même et par les nouveaux conflits qu’elle suscite au Sud… On en parle sans agir (changement climatique) ou on n’en parle pas du tout (famines) et on continue à envoyer des canons et des troupes là où pourtant on ne gagne plus!
B. Dréano : Les « vieilles » guerres interétatiques n’ont pas disparu mais la plupart des conflits armés sont plutôt des « nouvelles guerres », intra-étatiques et régionales, avec des acteurs non étatiques». Cela signifie-t-il le déclin des « grandes puissances » anciennes?
B. Badie : Précisément! Les grandes puissances (depuis Dien Bien Phu!) ne gagnent plus les guerres. Le concept-fétiche de victoire militaire n’a plus de pertinence et, quand une victoire semble se profiler sur le plan militaire, elle se transforme en défaite politique : à l’instar de la “neutralisation” des djihadistes dans le Sahel d’aujourd’hui! Les puissances sont mises en échec dans leur facture classique. Leur survie n’est désormais possible que si elles mutent en puissances mondialisées: tel est le sens du titre de mon livre qui suggère qu’elles doivent agir dorénavant dans la mondialisation, pour la contrôler, la réguler, la rendre solidaire et s’attaquer ainsi, au-delà du vieil intérêt national, aux menaces globales qui pèsent sur la sécurité humaine. Ce n’est pas un vœu pieux ni une utopie, mais une condition de survie et aussi de gain dans l’avenir, pour chacun, pour le plus fort comme pour le plus faible. C’est ainsi ce qui donne sens au multilatéralisme…
Le plus puissant est défait par le plus faible
B. Dréano : De nouvelles puissances « émergentes » sont maintenant des acteurs majeurs à commencer par la Chine, comment se positionnent-elles dans ce nouveau cadre ?
B. Badie : Leur posture est complexe et souvent contradictoire. La mondialisation est pour elles, évidemment, une aubaine. Elle leur permet de se faire une place dans un monde duquel elles étaient préalablement exclu et dans lequel elles étaient humiliées : ce qui est donc source de gains. Mais en même temps, l’entrée dans la mondialisation se fait alors que leur développement n’est pas totalement achevé, ce qui les met mal à l’aise pour faire face aux enjeux de sécurité globale et notamment pour activer une transition écologique suffisamment rapide. Par ailleurs, leur fièvre souverainiste les rend méfiantes à l’égard des formes de régulation globale et d’interdépendance induites par la mondialisation. Enfin, leurs tentations de rallier les formes classiques de puissance sont d’autant plus fortes qu’elles constituent pour elles un moyen immédiat d’effacer les humiliations passées. Leur réponse à la mondialisation revêt des formes propres que nous ne faisons pas l’effort de prendre en compte!
B. Dréano : La nouvelle course aux armements, la rivalité sino-américaine, la montée des nationalismes, fait resurgir le spectre de la guerre. La « sécurité globale » à l’ère de la mondialisation, serait-elle la « sécurité humaine » au sens de l’ONU, plus que la « paix » comme absence de guerre ?
B. Badie : Le vrai défi présent est bien celui de la sécurité humaine, celle-là même qui, dans le sillage des menaces globales, libère les humains de la peur et qui suppose solidarité et régulation, donc dépassement d’un ordre néo-libéral de plus en plus décrié. Cet objectif a la double qualité de reposer enfin sur une définition positive de la paix, vrai programme mondialiste, et de s’attaquer aux racines contemporaines de la violence et de la conflictualité. Là où le nationalisme n’a rien à offrir ni même à vendre face à ces enjeux globaux. Les États font preuve de frilosité et, comme on dit, de “résilience”, face à ces innovations pourtant cruciales : celles-ci n’auront de chance de s’imposer que par la pression sociale qui se fait de plus en plus forte…
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