Aux origines du conflit israélo-palestinien
Par Philippe Vrain
1. Le monde juif en exil, mythe ou réalité
1.1. Le mythe
La charte d’indépendance de l’Etat d’Israël proclamée le 15 mai 1948, s’appuie sur un préambule où figure le passage suivant : « Contraint à l’exil, le peuple juif, demeura fidèle au pays d’Israël à travers toutes les dispersions, priant sans cesse pour y revenir, toujours avec l’espoir d’y restaurer sa fierté nationale. Motivés par cet attachement historique, les juifs s’efforcèrent au cours des siècles, de retourner au pays de leurs ancêtres ».[1]
Le célèbre écrivain Shmuel Yosef Agnon, lauréat du prix Nobel de littérature en 1966, prononça à cette occasion un discours émouvant où il évoqua, l’un des épisodes les plus tragiques de l’histoire du peuple juif : la destruction du second temple, celle de la cité de Jérusalem et l’impitoyable répression par les armées romaines de la grande révolte juive de 70-73 de notre ère : « Je suis né dans une de ces villes de l’exil issu de la catastrophe historique au cours de laquelle Titus, le gouverneur romain, détruisit la ville de Jérusalem et exila Israël de son pays ».[2]
Comme la majorité des israéliens, il « savait » que la « nation juive » avait été expulsée après cette révolte.
Le thème de l’Exil s’est ainsi imposé « officiellement » comme une vérité historique, une composante de l’identité ethnique des juifs modernes.
Mais depuis toujours, le judaïsme se pense à la lueur du déracinement et du retour. En 587 avant notre ère, la chute du royaume de Juda conquis par les Babyloniens s’accompagne de la déportation en Babylonie des élites juives. Les échos de cette errance se retrouvent dans plusieurs livres de la Bible : le Pentateuque, le Livre des Prophètes…, « L’Eternel ton Dieu, te prenant en pitié mettra un terme à ton exil, et il te rassemblera du sein des peuples parmi lesquels il t’aura dispersé. » (Deutéronome 30).
Toutefois, d’après les écrits bibliques, le rassemblement définitif ne se fera qu’après la venue d’un Messie : « Un rameau sortira de la souche de Jessé, père de David… Ce jour-là, le Seigneur étendra la main pour reprendre le reste de son peuple… ; il rassemblera les exilés d’Israël ; il réunira les dispersés de Juda des quatre coins de la terre… » (Isaïe 11:1-12). « L’an prochain à Jérusalem », le souhait formulé lors de chaque fête de Pâques se réfère à cette attente du Messie.
L’Exil put ainsi s’établir en mythe d’origine de l’histoire des populations juives dans la Diaspora.
1.2. La Réalité historique
La réalité historique de ce récit repose sur des bases quasiment inexistantes.
Sur la révolte de 70, on ne dispose que d’un seul témoignage direct des évènements, celui de Flavius Josèphe, historien juif et acteur engagé de ce conflit, du côté des révoltés.
Les données archéologiques modernes ne permettent pas de confirmer une diminution de la population de Judée et donc la réalité des expulsions. Les fouilles menées par les archéologues Magen Broschi et Israël Finkelstein montrent que l’étendue de la destruction décrite par Flavius Josèphe était exagérée, comme c’est souvent le cas dans la tradition historiographique de l’Antiquité. De nombreuses villes bénéficient d’une expansion démographique dès la fin du 1er siècle.
De la même façon, sous l’empereur Hadrien, la révolte messianique de 132- révolte de Bar Kochba- décrite par l’historien Dion Cassius dans son « Histoire romaine » se termine par de nombreux prisonniers qui seront réduits en esclavage. Mais la masse de la population de Judée ne subit aucun exil forcé. La province juive demeure sous le nom de Palestine et continue à prospérer. Sur le plan culturel, le début du 3ème siècle, est un « âge d’or » qui voit se réaliser la rédaction et la compilation des lois orales du judaïsme dans la Mishna[3].
1.3. Le judaïsme de l’Exil et la terre d’Israël : La Terre ou la Torah
Les rapports qu’entretiennent les juifs avec la terre d’Israël sont paradoxaux[4]. Bien qu’elle occupe une place privilégiée dans l’identité juive, jamais dans leur histoire pré-sioniste, les juifs n’ont tenté de s’y établir en masse.
Selon le rabbin Jacob Weinberg (1884-1966) : « La Terre est juste une plate-forme pour le patrimoine spirituel de la Torah, mais l’héritage lui-même, celui qui est à la base de notre vie et de notre existence, c’est seulement la Torah »[5]
L’évènement fondateur de l’identité juive est le don de la Torah inspirée par Dieu, à Moïse. C’est l’obligation de suivre les commandements formulés par la Torah qui caractérise les juifs, et font d’eux « le Peuple élu ».
Au cours de l’histoire, dans un Proche-Orient soumis à la domination successive de grands empires, le peuple juif, ne connut ainsi que quelques brefs épisodes de « cristallisation politique » (royaume hasmonéen fin du 2ème siècle avant notre ère).
2. 19ème siècle : interrogations sur l’histoire des juifs
La Révolution française a suscité de profonds espoirs de libéralisation, et poussé les élites juives, en lien avec le « Mouvement des Lumières», la « Haskala », à revendiquer l’accès à une égalité de droits comme citoyens.
Un nombre croissant de juifs choisissent de s’assimiler à la société au sein de laquelle ils vivent, d’acquérir l’égalité des droits. Ceci passe par la laïcisation, c’est à dire l’abandon « du joug de la torah et de ses commandements ». Ce processus de laïcisation change radicalement l‘identité juive. Le juif traditionnel se distinguait par l’obligation de respecter les commandements de la Torah ; le nouveau juif laïc n’est juif que par ses origines.
Dans le même temps, le concept d’«identité nationale » vient au premier plan dans les doctrines politiques des états européens. Les communautés juives n’échappent pas à cette déferlante idéologique.
De nombreux intellectuels juifs, notamment en Allemagne, initient une réflexion sur l’histoire des Juifs.
L’historien Heinrich Graetz, dans son ouvrage « l’histoire des juifs » publié dans la seconde moitié du 19ème siècle, encourage une lecture laïque de la Bible. L’auteur, avance une notion nouvelle, « la judéité », dépouillée de sa religiosité. Celle-ci devient la caractéristique d’un antique « peuple-race », déraciné de sa patrie, le pays de Canaan.
La démarche de Graetz, adoptée par d’autres historiens, suscite de nombreux débats sur l’historicité du récit biblique.
L’histoire juive, ainsi dépouillée de sa métaphysique divine, se trouve désormais subordonnée à un discours « proto national ».
Par contre les rabbins et les religieux traditionnels, intellectuels organiques des communautés juives, restent en retrait de ces mouvements, soucieux de préserver leur identité juive traditionnelle.
3. La naissance du sionisme
En 1897, Théodore Herzl fonde officiellement le mouvement sioniste au congrès de Bâle.
L’historien canadien Yakov Rabkin, professeur à l’Université de Montréal, dans son ouvrage «comprendre l’Etat d’Israël » distingue quatre objectifs essentiels, que je reprends ici, pour l’entreprise sioniste.
3.1. Transformer l’identité transnationale juive centrée sur la Torah en une identité nationale
Ce point a été longuement traité dans la deuxième partie.
- Développer une nouvelle langue.
Cette question est fondamentale pour la formation d’une identité collective et la création d’un « sionisme culturel ». Les idéologues sionistes cherchent à effacer la culture juive diasporique dans ce qu’elle a de plus emblématique, la langue yiddish.
L’initiateur du renouveau de l’hébreu en terre d’Israël est un talmudiste, formé dans l’Empire russe, Eliezer ben Yehuda (1858-1922). Il adapte la langue des rabbins, langue de la prière et de l’étude de la Torah, langue sacrée, à un usage profane. La transformation s’opère en conservant la forme originelle des mots mais en leur donnant un sens laïcisé qui se substitue aux concepts judaïques traditionnels (Par exemple le mot bitahon qui signifie la bienveillance de Dieu-qui procure la sécurité-est utilisé pour désigner la sécurité militaire). Pour beaucoup de juifs pieux, cette mutation de la « langue de sainteté » en un vernaculaire national est une profanation.
Ainsi s’installa un conflit entre le judaïsme traditionnel et le sionisme en Terre sainte.
3.3. Déplacer les juifs de leur pays d’origine vers la Palestine.
Au croisement du 19ème et du 20ème siècle, la colonisation européenne atteint son apogée. C’est dans ce contexte que naît le sionisme.
En tant que colonie de peuplement Israël possède plusieurs traits originaux décrits par Y. Rabkin.
Le droit d’immigrer, personnifié par La « loi du retour »[6] s’applique au « peuple juif », dispersé dans le monde. Ces principes empêchent l’inclusion des arabes dans le processus politique.
Les dirigeants sionistes proclamaient que le droit des juifs à s’installer en Palestine est quasiment « naturel ». Un « peuple sans terre » vient s’installer dans une « terre sans peuple ». La situation des populations arabes palestiniennes n’est pas prise en compte. Le rapport aux arabes constitue la base de la violence systémique qui hante l’entreprise sioniste.
3.4. Etablir un contrôle économique et politique sur la Palestine
Une structure transnationale, le Fonds national juif ( Keren Kaimet LeIsraël[7]), s’est assuré le contrôle des territoires acquis pacifiquement avant 1948.
La sionisation des terres est désormais irréversible car le Fonds national juif est propriétaire de ces terres « au nom du peuple juif », c’est-à-dire au nom de l’Etat d’Israël. (Il n’alloue ces terres qu’aux juifs).
D’après Y. Rabkin qui s’appuie sur les travaux de nombreux historiens notamment israéliens, L’Etat d’Israël possède ainsi 93% des terres.
3.5. La dimension russe du sionisme
Au 19ème siècle, l’assimilation des juifs connait un large essor en Europe occidentale. Mais la situation des juifs de Russie, surtout concentrés dans les « zone de résidence » qui leur sont réservées, – en Biélorussie, en Pologne, en Ukraine-est toute autre.
A la fin du 19ème siècle le tzar Alexandre II initie une période de libéralisme, interrompue par l’attentat qui cause sa mort en 1881.
Une vague de pogroms déferle sur la Russie.
L’émigration des juifs russes prend alors une grande ampleur, essentiellement en direction de l’Amérique du nord et de la Palestine (respectivement 2,1 millions et 55 000 entre 1881 et 1914 d’après l’Encyclopedia judaïca).
C’est de cette immigration que sont issues presque toutes les élites sionistes et israéliennes, depuis plus d’un siècle : Ben gourion, Golda Meir, Moshé Sharett, premiers ministres d’Israël, qui se sont succédés depuis 1948, Moshe Dayan, Raphaël Eitan, Ariel Shaaron, Itzhak Rabin, chefs d’Etat-major de l’armée.
La dimension russe du sionisme est ainsi fondamentale. Elle a contribué à inculquer, au sein de la société israélienne, des valeurs souvent très éloignées des idéaux du judaïsme exilique. Issus de sociétés imprégnées d’oppression et de violence, les pionniers du mouvement sioniste sont convaincus que la force est indispensable pour vaincre leurs adversaires.
3.6. La genèse du conflit
Après la première guerre mondiale, le démembrement de l’empire ottoman se traduit par la tutelle de la Grande-Bretagne sur le Moyen-Orient. Celle-ci reçoit de la SDN, un mandat sur la Palestine.
Par la déclaration Balfour en 1917, la puissance mandataire accepte le principe d’une présence juive organisée en Palestine. En 1919, Lord Balfour déclare : « Les quatre grandes puissances se sont engagées en faveur du sionisme …. Et le sionisme … – est bien plus important que les désirs et les préjugés de quelques 700 000 arabes qui habitent actuellement cette ancienne terre. »
Par contre, les britanniques renient les engagements qu’ils ont pris envers les dirigeants arabes, pour obtenir leur soutien contre les ottomans pendant le premier conflit mondial : la création d’un état national arabe.
Durant les deux décennies suivantes (1920-1940), un contexte graduel d’affrontements entre juifs et arabes se met en place pour aboutir à la grande révolte palestinienne des années 1936-1939.
La montée du national-socialisme en Allemagne provoque l’expatriation de 250 000 juifs qui arrivent avec leurs biens en Palestine entre 1930 et 1939.
Devant l’intensification de la résistance arabe à la colonisation, les autorités britanniques finissent par limiter l’immigration juive en Palestine, suscitant de violentes réactions. A partir de 1943, des unités de choc sionistes, d’obédience travailliste (palmah), [8]s’attaquent aux installations britanniques, tandis que des milices de la droite nationaliste (l’Irgoun et le groupe Stern) procèdent à des attentats meurtriers.
Les britanniques cherchent en vain une solution pour ramener le calme et, en désespoir de cause, transmettent le dossier à l’ONU.
3.7. Le plan de partage de 1947
Une commission constituée de 11 Etats dépose un projet à l’automne 1947.
Il prévoit :
- Un Etat juif formé de trois parties, notamment la plaine côtière et le Néguev. Grand de 14 000 kms carrés, il était dans ce projet peuplé de 560 000 juifs et de 400 000 arabes.
- Un Etat arabe, formé de quatre parties, autour de Gaza, la Galilée, et les hautes terres de Judée autour de Samarie. Il est peuplé de 800 000 arabes et de 10 000 juifs sur une surface de 11 500 kms carrés.
- Jérusalem et les Lieux saints soit 100 000 juifs et autant d’arabes forment une troisième zone, placée sous régime international.
Ce plan est essentiellement soutenu par les USA et l’URSS.
Les britanniques, surtout soucieux de garder leur influence au Proche-Orient, n’en sont pas partisans.
Les dirigeants sionistes acceptent d’emblée cette solution qui les avantage largement, 60% du territoire et 80% des terres céréalières revenant à l’Etat juif.
La résolution 181 est adoptée le 29 novembre 1947 contre l’avis de la majorité des de la population palestinienne et de tous les pays voisins.
3.7.1. Les deux guerres israélo-arabes
Un premier conflit oppose les forces sionistes aux partisans palestiniens parfois appuyés par la Légion arabe de Transjordanie, commandée par le britannique Glubb Pacha.
A la fin du mois de mars 1948, un accord avec l’URSS se traduit par d’importantes livraisons d’armes tchécoslovaques aux autorités juives, s’ajoutant aux livraisons américaines.
La guerre entre alors dans une nouvelle phase beaucoup plus sanglante. Les forces juives, plus nombreuses et mieux organisées, entreprennent des attaques qui font fuir des centaines de milliers de palestiniens.
La première guerre s’achève sur une défaite complète des combattants palestiniens.
Le 14 mai 1948, le mandat britannique sur la Palestine s’achève et Ben Gourion proclame le même jour la naissance de l’Etat d’Israël qui est reconnu par les USA et l’URSS.
Aussitôt les armées de cinq pays arabes entrent en Palestine. La seconde guerre commence.
Vont se dérouler une suite de combats entrecoupés de trêves. Au cours de l’année 1949 une série d’armistices sanctionne la défaite des pays arabes.
3.8. Réalités et mythes
Durant les premières décennies qui suivent la création de l’Etat d’Israël, plusieurs mythes ont été élaborés concernant les guerres israélo-arabes. Ces idées sont aujourd’hui remises en question par les « nouveaux historiens » israéliens.
- David contre Goliath ?
« 700 000 juifs se mesurent à 27 millions d’arabes – un contre quarante.»[9] C’est ainsi que le 16 juin 1948 Ben Gourion décrit la situation stratégique. Cette imagerie présentant une faible communauté juive en Palestine menacée, après la Shoah, d’extermination par le monde arabe sera largement médiatisée.
La prétendue supériorité de l’ennemi a été démontée par l’historien Simha Flapan qui évoque dans son ouvrage maints témoignages de contemporains, notamment celui du chef d’état-major de la Haganah, Israël Galili. Il montre que les terribles pertes endurées par les palestiniens lors de la répression britannique de la grande révolte de 1936-1939 ont durablement affecté leurs forces. Il insiste également sur l’incapacité du Haut Comité arabe et des grandes familles palestiniennes (dont les Husseini) à mobiliser les palestiniens contre le plan de partage de l’ONU.
Benny Morris souligne, quant à lui, que les milices palestiniennes n’étaient pas préparées, avant le 14 mai 1948, à des affrontements avec leurs adversaires. Les juifs étaient plus nombreux, mieux armés et entraînés que les palestiniens.
Dans la seconde phase de la guerre, les forces israéliennes sont, au début, sur la défensive face aux égyptiens et aux syriens. Mais leur situation est loin d’être aussi difficile que l’ont présenté les premiers historiens de la période.
- Trahisons et divisions entre pays arabes
La supériorité juive fut surtout politique.
L’historien israélien Avi Schlaim insiste dans « Collusion across the Jordan »,[10] citant un historien de la Légion arabe, sur le fait « qu’une stratégie d’ensemble » des armées arabes n’avait jamais existé, contrairement à ce que prétendent les dirigeants israéliens.
Mais la clef de voute de la guerre 1947-1949 réside essentiellement dans l’accord secret passé le 17 novembre 1947 entre les dirigeants juifs et le roi de Jordanie. Le plan de partage du 29 novembre 1947, est saboté avant même d’être signé. L’accord prévoit en effet l’annexion de la Cisjordanie qui devait constituer le cœur de l’Etat arabe par la Jordanie.
- Le gouvernement d’Israël a toujours nié toute responsabilité dans l’exode des palestiniens.
Entre le plan de partage du 29 novembre 1947 porté par l’ONU et le dernier armistice du 20 juillet 1949, 800 000 arabes palestiniens ont quitté leur foyer. On estime à plus de 500 le nombre de villages palestiniens rasés. Entre 1949 et 1952, les emplacements de certains villages ont été utilisés pour construire 240 colonies collectives (kibboutzim et moshavim)
La « Nakba », cette « catastrophe » qui a meurtri les arabes palestiniens a fait l’objet dans le récit national israélien d’une instrumentalisation.
En 1961, devant la Knesset, David Ben Gourion déclarait encore disposer de « documents explicites témoignant qu’ils [les arabes] ont quitté la Palestine en suivant les instructions des dirigeants arabes». [11]
Les « nouveaux historiens » israéliens ont montré, tout au contraire, par l’analyse des archives et de nombreux témoignages, que l’expulsion massive des arabes palestiniens, « le péché originel d’Israël », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Dominique Vidal et Joseph Algazy[12] a été souvent programmée par les autorités politiques et militaires de l’Etat.
Le premier historien israélien qui a documenté et dévoilé ces évènements en s’écartant des récits officiels est Benny Morris dans : « The birth of the palestinian Refugee Problem (1947 -1949)». Il y montrait une carte situant 369 villes et villages arabes d’Israël (dans ses frontières de 1949), et résumait, pour chaque localité, les causes du départ de leur population. Dans 269 cas, les habitants étaient majoritairement partis au cours d’assauts des troupes juives ou des expulsions manu militari. Dans 90 cas, les palestiniens avaient cédé à la panique ou à l’appréhension d’une attaque ennemie, notamment après le massacre de Deir Yassin. Benny Morris ne recensait que 6 cas de départ à l’injonction des autorités arabes locales. Il réfute entièrement les affirmations attestant que les Etats arabes et le Haut comité arabe palestinien souhaitèrent un exode de masse.
Bien au contraire, les radios de Jérusalem et de Damas ne cessèrent d’appeler, au nom du quartier général arabe, les habitants arabes à demeurer sur place et défendre leur maison et leurs biens. L’analyse intégrale des émissions de radio arabes par les services de renseignement du Yichouv, des ambassades britanniques et américaines et de la BBC confirme ces faits.
L’historien Simha Flapan explique que, lorsqu’en 1948 la fuite des palestiniens devint massive, le secrétaire général de la Ligue arabe et le roi Abdallah de Jordanie enjoignirent publiquement aux arabes de demeurer chez eux. Le commandant de l’armée de libération arabe reçut comme instruction de stopper l’exode par la force et de n’accueillirent que les femmes et les enfants.
4. La Nakba. Les étapes de l’exode
Dans « the birth of the refugge problem » Benny Morris divise l’exode de la population arabe en cinq vagues successives d’ampleurs très inégales.
- Décembre 1947 à mars 1948 première vague et la moins massive :70 000 personnes, pour l’essentiel des citadins aisés voulant éviter un affrontement général.
Des centaines de villages arabes signent des pactes de non-agression avec des kibboutzim (communes collectivistes) et des moshavim (coopératives) ; des ouvriers et des employés arabes et juifs d’entreprises les imitent.
- Avril –juin 1948 seconde vague
Les hostilités s’accroissent. Les affrontements donnent lieu de part et d’autres à des atrocités.
Cette escalade meurtrière grossit le flux des palestiniens qui partent en exil. Sur les 70 000 habitants arabes de Haifa où les opérations militaires des milices d’extrême droite ont été particulièrement brutales, le quart abandonne ses foyers. Sur les 80 000 habitants arabes d’avant-guerre à Jaffa, il n’en restera que 5 000.
L’évènement majeur de la période sera le massacre des villageois de Deir Yassine le 9 avril 1948 par les milices de l’Irgoun et du groupe Stern, organisé maison par maison, commandé notamment par Menahem Begin.
Pris de panique dans tout le pays, les arabes fuient massivement. Les combats deviennent de plus en plus violents entre les miliciens de l’armée arabe et les troupes juives.
Les mesures d’expulsions sont systématiques. Benny Morris souligne que le commandement « ne voulait pas laisser de centres de population arabe immédiatement derrière ce qui deviendrait des lignes de front. »
- Le 9 Juillet 1948 est déclenchée la troisième vague de l’exode.
Ce jour-là prend fin la trêve qui depuis le 11 juin a permis à Ben Gourion de réorganiser son armée, Tsahal, née de la fusion de la Hagana, du Palmah et des milices de droite de l’Irgoun et du Lehi (groupe Stern). Elle constitue désormais une force unifiée bien supérieure à celle des Etats arabes.
Pour Ben Gourion et les dirigeants israéliens, l’heure est à la conquête du territoire le plus vaste possible et peuplé du moins d’arabes possible.
L’objectif central est de dégager la route de Jérusalem en prenant les villes de Lydda et Ramleh. Des bombardements intenses sont déclenchés sur les deux villes. L’ordre donné par le lieutenant-colonel Itzhak Rabin (le futur chef du gouvernement assassiné en 1995 par un fanatique juif) est clair : « les habitants de Lydda doivent être expulsés rapidement sans prêter attention à leur âge ». Même ordre pour la ville de Ramleh. A Lydda, après quelques escarmouches, les soldats israéliens se livrent à un massacre sur 250 palestiniens, ce qui accélère encore les départs, tandis que Rabin organise des expulsions systématiques en camions, en bus ou à pied.
En une semaine, Israël s’est débarrassé de 70 000 civils palestiniens, près de 10% de de l’exode total 1947-1949.
Des opérations militaires se déroulent parallèlement en Galilée d’où 20 000 à 30 000 palestiniens sont repoussés vers le nord du pays et le sud du Liban. Tandis qu’au nord du Neguev, vers Hebron, 20 000 arabes, coupés des forces égyptiennes, sont refoulés vers le sud, ou la bande de Gaza.
- La quatrième vague d’expulsions : octobre –novembre 1948
Pendant la trêve de juillet –octobre, le médiateur de l’ONU, le comte Bernadotte, est assassiné par le groupe Stern. Son plan de paix, présenté le 28 Juin, avait eu le grand tort de proposer un échange entre la Galilée qui irait à l’Etat juif et le Néguev, qui irait à l’Etat arabe.
Il s’agit donc de rendre ceci impossible en conservant le Neguev dans le giron juif.
Après la prise de Beershéba, dans le Néguev, la plupart des habitants qui n’avaient pas fui (surtout femmes, enfants et hommes malades), furent expulsés vers Gaza.
Dans les collines de Hébron, un épouvantable massacre perpétré à Ad Dawayma accroit la panique et les départs.
En novembre 1948, le nombre de réfugiés à Gaza est passé de 100 000 à 230 000.
Au nord, l’opération « Hiram » qui dure 3 jours, et a pour but de réduire la poche de haute Galilée, entraine la fuite de la moitié des habitants vers le Liban soit 25 à 30 000 personnes.
- La cinquième vague d’expulsion regroupe toutes celles qui se déroulent de novembre 48 à juillet 1949. Il s’agit pour Israël d’expulser tous les arabes vivant sur ses frontières.
Dans le nord, le quartier général décide de rayer de la carte tous les villages arabes situés sur une bande de 5 à 15 km de la frontière avec le Liban.
En jouant de la carotte et du bâton, les israéliens vont également se débarrasser des palestiniens vivant près des frontières de la Syrie et de l’Egypte.
Les tribus bédouines du Néguev sont en partie chassées vers le Sinaï. Le transfert le plus massif et le plus organisé, se produit à Majdal (Ashkelon) sous le commandement de Moshe Dayan, qui évacue la population arabe vers Gaza.
A la frontière avec la Transjordanie, il ne restait plus personne dans les villages arabes et Tsahal se contenta de les détruire.
Conclusion
Le 11 décembre 1948, l’Assemblée générale de l’ONU s’est prononcée pour le droit au retour des palestiniens réfugiés essentiellement dans les pays voisins (résolution 194) et a réaffirmé le statut international de Jérusalem. Comme toutes celles qui suivirent, elle fut rejetée par Israël.
En 1964, les palestiniens créent l’organisation de Libération de la Palestine, basée en Jordanie puis au Liban, qui pratique des attentats.
En 1967, sa fulgurante victoire permet à Israël de mettre la main sur la Cisjordanie, Gaza, le Golan syrien, le Sinaï et Jérusalem. Le nombre de réfugiés s’accroit encore. La controffensive égyptienne de 1973 échoue totalement et débouche sur une paix définitive en 1978.
Israël s’engage alors dans une politique de colonisation systématique des territoires occupés. Aujourd’hui 670 000 juifs, 10% de la population juive, sont installés dans les quartiers arabes de Jérusalem-est et en Cisjordanie.
Le grand nombre de palestiniens installés au Liban et la situation troublée de ce pays sont à l’origine d’affrontements continus et d’une véritable guerre en 1982, Israël envahissant le territoire libanais. En 1985, un mouvement de résistance palestinienne le Hezbollah soutenu par l’Iran y est créé.
A partir de 1974, l’OLP dirigé par Yasser Arafat abandonne le recours au terrorisme (à la différence d’autres mouvements sécessionnistes). Les espoirs d’un règlement suscités par les accords d’Oslo en 1993, signés par Yasser Arafat et Ytzak Rabin s’évanouissent avec l’assassinat de ce dernier par un colon juif fanatique.
Les deux révoltes du peuple palestinien désespéré (intifadas de 1987 et 2000) ne débouchent que sur une répression accrue.
En 2005, le territoire de Gaza est évacué par l’armée israélienne, mais demeure une véritable prison à ciel ouvert pour ses 2,3 millions d’habitants qui ne survivent que grâce à l’aide internationale.
Tel est le terreau historique, où la tragédie qui se déroule sous nos yeux depuis le 7 octobre prend ses racines.
[1] Cité par Shlomo Sand dans « Comment le peuple juif fut inventé »
[2] idem
[3] La Mishna ( Répétition) première compilation des lois orales du judaïsme (2000 articles) recense les différentes interprétations de la Torah et de son application pratique faites au cours du temps. Exemple : comment et à quel moment dire telle prière.
[4] Shlomo Sand « Comment la terre d’IsraËl fut inventée ».
[5] (cité par Yacov Rabkin « Comprendre l’Etat d’Israël »
[6] La loi du retour votée le 5 juillet 1950 par la Knesset, garantit à tout Juif (ainsi qu’à son éventuelle famille non juive) le droit d’immigrer en Israël.
[7] Le Fond national Juif a été créé en 1901 lors du 5ème congrès sioniste à Bâle pour racheter des terres en Israël.
[8] Le palmah est composé de sections d’assaut d’obédience travailliste (le parti de Ben Gourion)
[9] D’après Simha Flapan « The birth of Israël. Myths and realities » 1987 cité par Dominique Vidal op. cité
[10] Avi Schlaim « Collusion across the Jordan » Dominique Vidal op. Cité p. 48
[11] Cité par Benny Morris « 1948 and after, Israël and the palestinians » Clarendon Press -Oxford 1990
[12] « Le péché originel d’Israël » de Dominique Vidal et Joseph Algazy Paris 1998 Les Editions de l’Atelier/ Les Editions ouvrières
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