On prendra ici le terme de gratuité de la façon la plus large : non seulement ce qui n’est pas payant mais aussi ce qui est désintéressé.
L’adage « le temps c’est de l’argent » résiste assez mal à un examen un peu concret. Le temps n’est fait que d’usages. Or la plupart des usages courants, même dans nos sociétés « développées » reste accessible librement, à tou·te·s. peu de relations personnelles sont tarifées, un grand nombre de ressources (l’air, la végétation, le fonctionnement corporel, les gestes quotidiens…) sont accessibles sans grande entrave. Et pour certains d’entre eux, le temps est nécessaire : pour construire une relation, vérifier une appétence, grandir, se reposer, jouer…
Mais la marchandisation a envahi bien des secteurs de l’activité humaine et gravement perturbé notre rapport au vivant. Quelques chênes centenaires ont subi les foudres de l’urbanisation au grand profit des promoteurs. Un grand nombre d’enfants ont vu restreintes leurs capacités à grandir par recours aux activités encadrées, payantes, aux consoles de jeux (rarement gratuites…), au gavage par les plateformes qui remplacent veillées et contes.
Si l’on se situe résolument dans la perspective d’une désaliénation progressive de l’activité́ humaine, si l’on s’attache à réduire le temps vendu et à reconquérir du vrai temps libre on fait reculer une frontière stratégique pour l’empire du marché́. La « main invisible » s’affaiblit, surtout si on ne lui laisse pas le temps de s’imposer.
Ainsi, laisser le temps passer ne permet-il pas de baisser la valeur marchande ? Cela vaut pour un bien dont l’intérêt s’émousse au fil des jours, ou se dégrade faute d’utilisation (la maison de famille, par exemple). Mais n’est-ce pas tout aussi vrai pour une intention, une velléité : la déclaration d’amour qui perd toute valeur, faute d’avoir été dite « à temps » … Les blocus utilisent de même le temps, la durée d’inaccessibilité pour peser sur une situation, une négociation.
A l’inverse, le temps peut être un instrument de financiarisation et de spéculation. On met 1€ à la bourse de Tokyo le matin, on en récolte 10000 le soir à NY… On garde vacants des locaux pour faire monter les prix de location ; on rationne des produits pour justifier la hausse de leurs prix.
Y aurait-il une démocratie sans le temps nécessaire à la faire vivre ? L’élaboration d’une position collective, la prise de décision impliquant divers acteurs aux contraintes diverses sont-elles imaginables sans se donner le temps d’y réfléchir, de plaidoyer, de trouver les consensus ou compromis indispensables, d’ordonner les différentes séquences de la façon la plus harmonieuse ? Combien de déstabilisations, individuelles ou collectives, sont provoquées par des ruptures de rythmes, une impossibilité de comprendre, mettre à sa main, se positionner ?
Le processus d’appropriation, de connaissance, de savoir-faire peut-il faire l’économie de la durée qui permet de « digérer » ? Quelle recherche peut se permettre de ne pas travailler, triturer, laisser reposer ? « Sans enquête, pas de droit à la parole » (Mao Ze Dong)… Le temps se révèle comme un moyen d’appropriation donc d’accessibilité élargie, de « gratuité ». Même une armée de robots, ou de pixels, gouvernée par l’Intelligence Artificielle, ne peut à la nano seconde s’aligner sur une commande aussi impérative fut-elle…C’est un principe même de la résistance et de la chaleur.
Les dictateurs aiment les ukases parce qu’ils ne laissent à personne d’autre la moindre parcelle de maîtrise. Aller vite, maîtriser seul est un gage du pouvoir autoritaire. Le capitalisme mondialisé a imposé l’immédiateté (Hartmund Rosa), le juste à temps, le zéro stock etc. autant de « raisons » de renforcer la dictature de l’instant au service du capital. Pour une part, la « société du spectacle » (Guy Debord) nourrit cette course à l’urgence. Deleuze et Foucaud ont montré que l’émancipation, la libération ne se font pas en claquant des doigts, tout aussi légitime soit la demande. C’est un processus. Les fruits sont graines avant d’être fleurs…
Dans le débat public cette articulation, cette synchronisation des temporalités s’avère essentielle pour réussir un projet. Décideurs, technicien·ne·s, autorités locales, population, salarié·e·s… ont chacun un tempo propre, tout à fait légitime et le plus souvent indispensable. Le plâtre doit sécher avant d’être peint.
Dans nos constructions alternatives, les circuits courts et les coopératives alimentaires remettent du temps non seulement pour gagner du coût carbone, supprimer les frais exagérés d’intermédiaires peu utiles, mais ces utopies concrètes (CERISES , octobre 2021) s’engagent dans d’autres modes de consommation, de vie, et construisent des tissus relationnels, des communs d’une autre nature, aux temporalités propres. Ivan Illich ou Marcuse avaient au siècle dernier déjà pointé cet aspect. Ces utopies concrètes ne se situent pas dans l’accélération de la création de valeur, dans une rotation exponentielle du capital. Parce qu’elles se situent dans le champ du commun, elles ont besoin de temps pour s’installer, durer, conforter, expérimenter. Les ZAD en sont un exemple récent. Et ce sont des temps courts, directs qui cimentent les énergies et réunissent leurs protagonistes.
Les « banques du temps » ambitionnent cette nouvelle relation. La pause-café est un moment, gratuit, où se tisse le collectif de travail. Même dans les entreprises où télétravail et “open spaces” ont pris leurs quartiers, la pause-café prend une tout autre dimension collective. Les communautés numériques expriment ce paradoxe : on se répond très vite, parfois sans bien réfléchir. Et c’est « au fil du temps » que cette même communauté prend forme… ou se délite.
L’intensification du temps présent ne semble-t-il pas fragiliser le « village global » cher à McLuhan (1989) ? Et que ce soit gratuit conditionne l’inclusion de ses protagonistes. La maîtrise du temps, des horaires, de la vitesse est un formidable instrument de pouvoir. Le « carpe diem », l’aspiration à reprendre ses affaires en main, à «la « slow city », à consacrer du temps à soi, ses racines, son corps n’expriment-ils pas un besoin de se libérer de contraintes trop lourdes et non partagées ?
Dans un domaine comme les modes de garde de la petite enfance, des loisirs ou du mode de vie, la marchandisation se heurte à une volonté de reprendre la main. On peut acheter le ‘bonheur’ ; pas le bien-être.
La gratuité, c’est ce qui est désintéressé ? A chacun·e selon ses besoins, qu’il disait…. L’alternative (vraiment communiste (?)) au capitalisme passe-t-elle par-là ?
Patrick Vassallo
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