La conception macroniste de la représentativité – qui semble légitimer toute décision, quelle qu’elle soit, au prétexte que le vote « a parlé » – pose la question du sens du terme « légitime ». Le Robert pose trois définitions :
- Reconnu conforme au droit.
- Reconnu conforme à l’équité.
- Qui est justifié par le bon droit, la raison, le bon sens.
Ainsi parle-t-on d’une colère légitime, ou comme le dit Joëlle, de « se sentir légitime ». Laurie s’interroge :
« Comment ça se fait qu’il y a ce sentiment de légitimité (malgré la nullité du gouvernement), qu’on n’a pas nous, collectivement, dans nos réseaux militants, et qu’on a du mal à avoir, quand bien même on défend des valeurs de justice sociale, d’égalité, bien plus importantes ? »
D’où vient donc l’impression d’illégitimité que ressentent ceux qui défendent de vraies valeurs ? Les invités du dossier ont plusieurs hypothèses.
Gérard part de l’exemple de son quartier rennais, « Après ma retraite, je suis venu m’installer à Rennes. Je ne suis pas dans un quartier prioritaire, mais juste de l’autre côté de l’avenue, ce sont des quartiers prioritaires, mais vraiment prioritaires, c’est 89 % de taux de pauvreté. » « Tous ces gens que je connais un peu – doucement, c’est très long à connaître, il y a un choc des cultures, quand-même – au bout de huit ans, je les sens quand-même, comment dire… empêchés. Ils ne s’autorisent pas. » Le problème ? Le quartier est délaissé par les autorités. « Il y a quelques années, j’aurais pas cru, mais aujourd’hui, c’est pas que je le crois, c’est que je le sais : la police a laissé sciemment des points de deal s’installer. Voilà. Avec l’appui du procureur, qui l’a quasiment dit. Donc des choses comme ça, si ça change, ça laisse déjà une petite marge à ces gens-là, pour pouvoir accéder à la citoyenneté. Parce que on est toute la journée dans son appartement, en disant à ses gamins : « Tu vas pas descendre en bas, parce qu’en bas, il y a le dealer », ça favorise pas trop la citoyenneté… »
Le mot est prononcé : le problème, c’est de se sentir « citoyen » à part entière. C’est ce qui permet de se sentir légitime à faire entendre sa voix.
Quand on est exilé, par exemple, comment se poser soi-même comme entité politique ? Pour les exilés, il s’agit d’abord d’une peur de se faire entendre, mais aussi de résoudre des problèmes plus immédiats – ce que Maslow classe dans sa pyramide parmi les « besoin de base » : les besoins physiologiques et le besoin de sécurité. Ce qui peut mener à une incompréhension politique avec certains militants. « A un moment, dans un squat, l’AG réunissait à la fois des exilés et des bénévoles, qui venaient pour aider mais aussi parce qu’ils étaient dans la lutte, et en fait, il y avait une incompréhension parce que les exilés venaient pour résoudre les problèmes concrets du squat dans lequel ils vivaient, et il y avait des gens qui venaient pour avoir des réponses plus politiques. » (Alex). Les exilés sont donc confrontés à un double problème : celui de la citoyenneté, et celui de la gestion immédiate de leurs besoins de base. Et parler, c’est se mettre en danger.
Autour de l’école, le combat est le même. « Les gens qui vont le plus souffrir de ces groupes de niveaux, ce sont des parents qui n’osent pas se faire entendre non plus. Parce que qui on va avoir dans nos groupes de niveau faible ? Des enfants qui ne maîtrisent pas bien le français, parce qu’à la maison on parle une autre langue, qu’ils soient français ou pas, d’ailleurs, qu’ils soient nés en France ou pas ; des enfants d’un niveau social plus défavorisé, parce qu’ils n’ont pas les codes culturels autour de l’école, et les enfants en situation de handicap. (…) Et en fait, les parents de ces enfants-là, on ne va pas les entendre. Ils ne vont pas être avec nous. Parce qu’ils ne se sentent pas aidés par l’école. A cause de cet ascenseur social qui ne fonctionne plus depuis longtemps. »
Pourquoi ces personnes ne se sentent pas légitimes à se faire entendre sur l’école ?
L’école elle-même, dit Laurie, tend déjà à enseigner aux enfants une forme de soumission au système. « Je bosse dans un bahut à Rennes, avec la plupart des gamins qui vivent des situations défavorisées. Ça m’interroge aussi beaucoup, notre posture à nous, je pense qu’il y a aussi une grosse autocritique à faire de notre côté – sans se flageller, mais quand même – parce qu’on a aussi une posture très condescendante par rapport à nos élèves, parfois, et peut-être encore plus par rapport aux parents de nos élèves. C’est peut-être pour ça que c’est compliqué d’aller les chercher pour faire du lien avec eux et avec elles, sur « on a besoin d’être ensemble sur cette question-là parce que ça ne va pas se faire sans vous, le mouvement qu’on essaie d’initier ». Parce qu’en même temps, on accepte aussi au quotidien que nos élèves subissent vraiment beaucoup de dispositifs qui sont une assignation permanente à être étiquetés comme gamins des milieux défavorisés. ».
Sylvie fait le même constat : quand les élèves essaient d’intervenir auprès de collègues, on les renvoie à la forme de leur intervention – parfois maladroite, voire agressive – plutôt que de valoriser leur prise de position : « Ce que je suis en train de dire là, c’est très difficile à dire dans la salle des profs, très difficile à dire. J’ai envie de dire aux collègues : vous avez envie de quoi, d’avoir des élèves qui sont des carpettes ou vous voulez des élèves qui apprennent, qui s’émancipent, qui essaient de faire les choses, même s’ils le font maladroitement. Apprenons-leur à faire les choses dans les formes et dans le respect des rapports humains, plutôt que leur demander d’être aux ordres. »
C’est également, souligne Sylvie, ce qui a permis de délégitimer le combat des Gilets Jaunes. « Il y a du boulot à faire dans nos organisations, car quand les personnes les plus précaires et les plus exploitées décident de se mettre en mouvement mais pas dans les formes habituelles des mobilisations sociales, elles ne sont pas reconnues dans leur action. Je fais référence à la question des Gilets Jaunes qui ont trouvé des formes de politisation différentes de ce qu’on fait, nous, d’habitude, et qui n’ont pas été tout de suite reconnus – même s’il y a eu des tentatives, des choses qui ont avancé, il n’y a pas eu la reconnaissance de la légitimité de leur lutte.» Comme les enfants, nous restons soumis à l’institution, à une dictature de la forme à adopter. « Ce n’est pas simple, dit Joëlle, parce qu’on a eu des décennies et des décennies de dressage à la délégation de pouvoir, que ce soit la délégation de pouvoir avec la démocratie représentative, ou que ce soit vis-à-vis des responsables syndicaux ou des responsables associatifs. »
La solution, selon Laurie : aller chercher ceux qui ne se sentent pas légitimes, plutôt que d’attendre qu’ils viennent au militantisme. « La première des démarches, c’est que ce soit nous qui sortions de l’école et que ce soit nous qui allions rencontrer ces familles. Ce n’est pas elles qui vont venir, elles ne se sentiront pas légitimes à rentrer dans les murs de l’école pour venir discuter avec nous et entendre une espèce de bonne parole ».
Aller au contact, donc, pour écouter, rencontrer, motiver. Inclure.
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