Un ami nous a quittés cette nuit. Il nous laisse un héritage immense. Il nous a aidés à être ce que nous sommes.
Cher Toni. Caro « cattivo maestro ».
Oui ce titre haineux inventé par tes ennemis est pour moi une parole amicale. Car tes ennemis étaient aussi les miens.
Je ne ferai pas ici l’exégèse de ton œuvre. Nous avons un temps infini pour cela. Il y aura des armées de lecteurs admiratifs, critiques ou inamicaux… Chacune et chacun te lira à sa façon.
Je ne ferai pas l’exégèse de ta vie. Les biographes aussi seront nombreux. Du moins je l’espère.
Qu’est-ce que trente années à l’échelle de ce que tu nous laisses ? Qu’est-ce que trente années d’amitié, de complicité ? Juste trente années sans lesquelles, sans doute, mon regard sur le monde n’aurait pas été le même.
J’écris des bribes de ce qui m’en reste pour être sûr de les garder .
Il me reste le bruit du bouchon de la bouteille de muscadet qui ponctuait chaque début de séance studieuse.
Il me reste de notre collaboration d’enquête, cette capacité à mobiliser ton immense culture théorique pour toujours inventer et jamais répéter.
Il me reste ton courage quand tu es reparti en Italie pour négocier une improbable indulto. Enfermé à Rebbibia, par un Etat à la mesquinerie vengeresse, tu retrouvas dans ta prison celui qui avait tenté de te tuer une décennie avant. « On a discuté, il a changé d’avis » nous avais-tu expliqué avec ton humour inébranlable.
Il me reste ton espièglerie. Te souviens-tu de ta joie de te jouer des consignes policières à Rome Campo dei Fiori lors de tes quelques promenades autorisées avant de rentrer en cellule le soir ?
Il me reste des moments de plénitude amicale et familiale, avec nos enfants que tu as vu grandir, lors d’une bataille de boules de neige piazza Santa Maria Formosa ou autour d’un frito misto au Paradiso Perduto au bord du Rio de la Misericordia à Venise.
Il me reste cette ouverture à l’autre, cette capacité d’écoute, parfois polémique mais toujours bienveillante.
Il me reste ton regard émerveillé, ta haute silhouette et ton vélo devant le flot humain d’un cortège que je n’arrive plus à dater.
Il me reste ton humilité et cette soif de savoir et de comprendre ce que d’autres générations te disaient des bouleversements de notre temps. Aurais-tu, à l’instar de Picasso, travaillé toute ta vie avec acharnement pour retrouver tes yeux d’enfants sur le chaos implacable de l’Empire ?
Il me reste ce refus obstiné de la capitulation. Comme l’écrit si bien Chowra Makaremi dans son livre sur le soulèvement des femmes iraniennes1, « il n’y a pas à chercher de bonnes raisons d’espérer » car « remettre l’espoir à sa place dans sa relation aux faits semble être une des clefs de ce que nous appelons le courage ».
Il nous reste la multitude comme puissance vitale. Merci.
- Chowra Makaremi, Femme, vie, liberté, La Découverte, 2023 ↩︎
* Cher “mauvais professeur”
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