Mal nommer les choses, c’est ajouter à la misère du monde, écrivait Camus en 1944 dans un texte intitulé Sur une philosophie de l’expression dans la revue Poésie 44. Depuis plusieurs années dans les réseaux sociaux nous ajoutons à la misère du monde par pelletées. À coup de bulldozer depuis le 7 octobre dernier. Dans L’homme révolté Camus revient sur la question : « La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel ».
Terrorisme, terroriste
Terrorisme, terroriste, race, résistance, apartheid, colonisation camper, des mots que nous charrions à la pelleteuse dans l’espace public et qui font tournebouler la tête de nos médiocres politiques parce que ces mots simples dans leur énoncé sont lourds de sens, d’interprétations, voire de manipulations. Le terrorisme est un moyen d’arriver à un but politique en terrorisant les civils. Robespierre théorisa la Terreur, visant ses ennemis politiques, les Vendéens en gardent la mémoire. Le FLN le pratiqua comme en miroir des « enfumades » du Général Bugeaud[1] 110 ans plus tôt. Le gaz moutarde de Saddam Hussein au Kurdistan, l’agent orange de l’armée américaine au Vietnam et celui de l’armée française en pays Bamiléké au Cameroun dans les années 60 : la liste est longue des actes de terrorisme dans notre histoire humaine. L’un ne justifiera jamais un autre. Est terroriste celui qui met en œuvre ces moyens. Mais le mot sert aussi à sortir du droit commun, à exclure de la communauté humaine et à dénier les droits de tout individu que l’on qualifiera de terroriste. Le dire ainsi ce n’est pas inverser les mots et considérer les auteurs des actes barbares perpétrés le 7 octobre comme des victimes de notre refus de les juger, au contraire c’est leur rappeler la responsabilité de leurs actes criminels qui seront qualifiés avant les lourdes sanctions pénales qui leur seront infligées.
Race, résistance et apartheid.
Depuis des années, les tentatives de suppression du mot race dans l’article premier de la Constitution de 1958 n’ont jamais abouti. En juillet 2018 l’Assemblée Nationale vota pourtant à l’unanimité la suppression du mot parce que la race dans l’espèce humaine n’est pas scientifiquement fondée. Le mot race comme représentation sociale tue encore aujourd’hui dans les conséquences de son utilisation. On ne supprima donc pas le mot pour ne pas affaiblir la cause des mouvements anti-racistes. Dire que les Palestiniens du Hamas résistent contre l’occupation israélienne, c’est dire la vérité, mais ce sont les moyens de cette résistance, utilisés le 7 octobre, qui nous révulsent. Ensuite si l’on ajoute une majuscule au mot, c’est tout l’imaginaire qui bascule et renvoie à la lutte contre le nazisme qui anéantit six millions de juifs au nom de la race. Le mot apartheid est construit à partir d’une racine française et d’une racine néerlandaise : « l’état d’être à part ». l”État d’Israël organise une forme d’apartheid. Le mot renvoie à la ségrégation raciale en Afrique du sud. L’utiliser pour décrire la réalité de la vie des Palestiniens en Israël, un État qui s’est construit en réponse au racisme anti-juif, est hélas conséquent pour rendre justice à ceux qui en souffrent.
Colonisation, camper.
Le mot colonisation pour décrire la politique de l’État d’Israël dans les territoires occupés a été utilisé par l’islamologue Maxime Rodinson dès 1967, juste avant la guerre des six jours dans un article aux Temps Modernes. Maxime Rodinson, était Français, fils de parents juifs qui avaient fui les pogroms de Russie. En réponse à Jean Daniel du Nouvel Observateur qui lui reprochait de défendre la thèse arabe, il lui écrivit pour insertion dans l’Obs : Qu’est-ce que la “thèse arabe” ? Les Arabes voient dans la détermination par un groupe de Juifs minoritaire — les sionistes — de coloniser un territoire sur lequel il n’avait pas d’autre droit que mythique. Cette thèse-là, je la trouve — non en tant que Juif, mais en tant qu’homme qui essaie de juger impartialement — justifiée historiquement et sociologiquement. ». Là aussi le mot colonisation qui renvoie aux heures sombres de l’histoire des Européens en Afrique, dit vrai. « Camper » est le dernier mot qui enflamme le lamentable feuilleton politique français. Mélenchon aurait dû savoir depuis son refus d’utiliser le mot terrorisme, que ses mots seraient scrutés à la loupe. Pour autant, l’accusation d’antisémitisme pour avoir utilisé ce verbe « camper » qui renvoie aussi bien au scoutisme, aux colonies (de vacances), qu’aux camps militaires et aux camps d’extermination, a quelque chose qui dépasse le débat politique et qui renvoie à quelque chose de plus profond.
Police et justice des mots.
Faut-il pour autant interdire ces mots ? Non, la police des idées se cache toujours derrière le bouclier de la police des mots. Nous y sommes presque. A contrario de l’aphorisme de Camus, bien nommer les choses retire-t-il à la misère du monde ? Oui et c’est ce qu’essaye de faire la Justice en pesant au trébuchet la qualification juridique des actes d’un prévenu pour choisir sa peine. Ce sont les juges qui décident avec discernement les paroles et les mots qu’il faut interdire : l’apologie du terrorisme (article 421-5 du code pénal), la diffamation ou l’injure. Au nom du principe de la liberté d’expression, le législateur de l’une des grandes lois de la République, la loi de 1881 sur la liberté de la presse, circonscrit précisément la diffamation avec des mots bien choisis, avec économie et prudemment articulés « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ». 547 caractères, le double des 280 caractères autorisés pour un tweet qui devient l’alpha et l’oméga de la parole dans l’espace public.
Le sens et l’essence des mots
D’autres mots et formules plus complexes nous piègent et nous enferment dans leur sens : le « soutien inconditionnel », le « mal absolu ». Les concept trahissent souvent les mots auxquels il doivent leur existence. En 1958 dans un article publié dans la revue Esprit, intitulé Perplexité sur Israël, Ricœur répond à un ami israélien, qui défend la singularité du peuple juif parmi les nations. Il y aurait selon cet ami une essence qui seule nommerait « la figure réelle et permanente de l’État d’Israël » qui aurait ainsi un fondement géo-théologique : la terre promise de l’alliance mosaïque entre Dieu et le peuple juif. Pour Ricœur, le droit à l’existence d’Israël, posé avec ces mots, n’est susceptible d’aucune réponse commune avec les autres qui ne sont pas Juifs. Je peux comprendre cette essence par sympathie, par accord politique, par imagination, dit-il, mais elle n’est pas mon essence. L’essence invoquée par les Juifs permet-elle l’existence des autres ? En face la justification essentielle du Hamas de massacrer kidnapper des civils, pour la libération de la Palestine et la disparition d’Israël, ne la permet pas plus.
Nommer c’est créer
« Tout ce que le glébeux crie à l’être vivant, c’est son nom ». Dans la Genèse, Elohim donne à l’homme la parole qui préexistait au monde et lui laisse le soin de nommer, de donner les noms, de mettre un mot sur chaque chose. Le prologue de Jean s’ouvre par : « Au commencement était le verbe » et en exorde de la révélation mohammadienne Djibril (Gabriel) enjoint à Mahomet : « lis ce que ton Dieu te dit ». La parole est le cœur nucléaire des trois grandes religions nées en Palestine et en Arabie : pour elles, le langage de l’homme et l’écriture procèdent de Dieu : ils créent. Les mots ont un sens, ils désignent, nomment, font naître des concepts, des théories et peuvent tuer. Cet enchâssement réciproque entre la parole divine et sa créature, a ouvert la voie aux grandes traditions herméneutiques qu’elles soient métaphysiques, mystiques ou rationalistes dans chacune des religions. Mais elle a aussi permis aux théologiens des pouvoirs politiques de verrouiller l’interprétation et fait des victimes comme Spinoza, Giordano Bruno ou Hussein Mansour Al Hallaj.
« Ces mots durs et noirs, je n’en ai connu le sens que dix ou quinze ans plus tard et, même aujourd’hui, ils gardent leur opacité́ : c’est l’humus de ma mémoire. » écrit Sartre dans Les mots. C’est bien dans notre humus humain, deux mots qui ont même étymologie : la terre, que nous devons creuser avec humilité pour trouver les mots pour dire la réalité et sortir ainsi des mensonges universels.
[1] Le bien nommé marquis de la Piconnerie qui massacra dans des grottes des milliers de civils qui s’y étaient réfugiés. Ses colonnes militaires qui terrorisaient les civils furent inspirées de celles de la guerre de Vendée.
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