La gratuité n’est pas seulement une modalité de gestion des services publics mais une stratégie reposant sur trois grandes règles : elle ne concerne pas seulement le domaine du vital ; il ne s’agit pas de tout rendre gratuit mais de mettre cette gratuité au service de l’émancipation, il ne s’agit surtout pas de rendre gratuits les produits et services existants mais d’utiliser le passage à la gratuité pour repenser leur conception et la démocratisation réelle de leur gestion.
La gratuité constitue un instrument de lutte contre l’inflation, dans la mesure où elle contribue non seulement à la démarchandisation de l’économie (ce que font déjà les services publics payants ou les mesures d’encadrement des prix) mais à sa démonétarisation. Dans une société d’ordre, comme l’Ancien Régime, certains avaient accès à des biens et d’autres pas, même en étant fortunés. L’argent, en rendant équivalent tous les biens entre eux, a donc permis le passage à une société où seul l’argent discrimine. La démonétarisation aura, bien sûr, un autre sens dans une société de la gratuité, égalitaire par principe mais aussi par nécessité. Si la gratuité du bon usage s’accommode d’une démarchandisation absolue, elle ne le peut pas d’une démonétarisation absolue, puisque le renchérissement du mésusage utilise la monnaie comme signal. Ainsi le litre d’eau qui dépasse le quota gratuit verra son prix augmenté puisqu’il change de signification. La société de la gratuité n’est donc pas prête d’en finir avec toute monnaie, parce qu’elle en a besoin pour pénaliser le mésusage ; ensuite parce qu’elle ne s’interdit pas d’utiliser des monnaies locales, nécessairement fléchées, pour orienter la demande. L’argent est, cependant, beaucoup plus que ce que disent les économistes (un instrument de mesure, de réserve et d’échange). Il est même beaucoup plus que la seule mise en équivalence de tous les biens qui a, pourtant, totalement bouleversé le monde. L’argent n’est pas plus neutre psychiquement que socialement. Ainsi Freud a toujours considéré que la psychanalyse devait être payante (et même chère) en justifiant cette nécessité de faire payer par la référence au monde réel que le paiement introduirait. L’argent servirait ainsi de rappel de la non toute-puissance. L’objecteur de croissance amoureux du bien vivre que je suis devrait donc faire sa déclaration d’amour à l’argent, car son usage impliquerait l’acceptation des limites que j’appelle de mes vœux. Cependant l’argent n’est pas toujours un simple signe et il ne le reste que tant que l’individu développe une capacité de symbolisation, car il accorde alors à l’argent une valeur de signe fermé et arbitraire. La situation devient toute différente lorsque l’argent se convertit en objet primaire comme dans notre société. L’argent est devenu un grand sein intarissable exprimant un sentiment de complétude et un fantasme de toute-puissance. L’argent peut tout acheter (même le temps), ce qui signifie que, dans le cadre de son fonctionnement psychique, l’individu n’est plus bridé par la réalité et sa censure que symbolisait l’argent. Il devient, dès lors, une idole et prétend lui-même au sacré. La gratuité, parce qu’elle suppose une démonétarisation partielle, rendra certainement à l’argent sa dimension civilisationnelle. La gratuité rappelle que tout ne s’achète pas et ne se vend pas. Certains degrés de mésusage seront par exemple interdits ! Démonétariser sape le processus rendant toute chose équivalente et qui se trouve au fondement de l’indistinction marchande. Démonétariser conduit à la naturalisation au moins partielle de l’économie, condition de la primauté de la valeur d’usage, donc de la promotion d’autres valeurs sociales, d’autres styles de vie. Démonétariser rompt avec le comportement consumériste. Un bien non marchand mais monétaire conserve des caractéristiques essentielles du rapport aux produits liés à la consommation. L’abonnement payant à la bibliothèque, bien que son tarif soit défini administrativement et non pas par le marché, génère un rapport de consommation qui pousse l’abonné à en vouloir pour son argent, à devenir, au besoin, un passager clandestin. La démonétarisation va donc plus loin que la démarchandisation. Démarchandiser, démonétiser, mais aussi déséconomiser puisque la Gratuité contribue à en finir avec l’idée que « plus serait nécessairement égal à mieux ».
Paul Ariès, politologue, Directeur de l’OIG
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