Jo est en Palestine depuis le 2 octobre. Elle nous envoie son journal. Elle nous invite à le partager. Sylvie Larue
L’avant…
Journal, Palestine octobre 2023
Jérusalem, 2 octobre 2023
Salutations, remerciements aux membres de l’équipage, boyau, couloirs, « exit », petit bonhomme vert à suivre, couloirs, coudes, re-couloirs, tapis roulant, gens pressés, valises à roulettes, hall, police, machines à scanner les passeports, guérites, police à nouveau, boutiques, café, yeux cernés par le voyage, poussettes, bébés endormis ou pleurants. Files de taxis, pilonnes gris, bitume, parkings en face, poubelles, petits moineaux picorant au sol, interpellations, navettes, chauffeurs haranguant le
client, ronflement de motos, projecteurs, soupirs des bus s’arrêtant, files de voyageurs attendant, pilonnes gris, barrières, ponts, odeur de bitume chaud et de gasoil . Tremblement des avions qui passent en mugissant. Lumière blafarde du jour qui se lève. Aéroport.
Ça pourrait être celui de Nantes ou de Roissy, c’est celui de Lod. Aucune différence, uniformité du monde moderne.
Queues aux distributeurs de billets. Train. Portes coulissantes, sièges métalliques, vitesse, tunnels.
Ça pourrait être un train de banlieue. Passagers silencieux branchés sur leurs téléphones. Vêtements occidentaux, juste quelques faisceaux de feuilles de palme, ici ou là, protégés dans des étuis en plastique, on pourrait croire des cannes à pêche.
C’est le train vers Jérusalem.
D’autres trains, autres bus sont partis vers Tel Aviv. Ceux qui les ont pris rejoindront peut- être un de ces grands buildings que l’avion a survolés avant son atterrissage. Ils iront boire un verre dans un café branché ou manger au Mac Do ou s’acheter des vêtements dans une boutique de luxe. Peut-être iront-ils suer dans une discothèque en se déhanchant sur des tubes internationaux.
Mondialisation, uniformité. Ils vivront à cent à l’heure et rentreront bluffés de leurs
vacances en Israël. Un si petit pays qui a su, en si peu de temps, ressembler si fort à l’Occident. En plein Moyen-Orient.
Ils n’auront rien vu.
Jérusalem. Ce soir j’écris dans un havre de paix : la maison d’Abraham au Mont des Oliviers.
De tout là-haut, on a un panorama extraordinaire sur toute la vieille ville, ses remparts, ses clochers, le dôme du Rocher. Jérusalem, ville de paix. Ici, les gens se sourient, se saluent, se souhaitent la bienvenue, dans toutes les langues et de toutes les couleurs. Il y a un grand salon pour les rencontres, les coussins sont recouverts de tissus palestiniens, aux murs des croix, discrètes (pas comme chez nous !). Moi qui
suis une incroyante invétérée, j’ai fait le chemin de prière autour du parc. Il est jalonné de panneaux portant des citations bibliques et une du Coran. En arrière-plan la vieille ville, ville sainte pour les troisreligions du Livre.
Halte 12 :
« Soyons présents à la psalmodie
de telle manière
que notre homme intérieur
s’accorde à notre voix
Sachons que nous serons exaucés
non dans un flot de paroles,
mais dans la pureté du cœur
et la componction des larmes
Avant tout, que l’économe ait l’humilité
et quand il ne peut pas donner
ce qu’on lui demande,
qu’il réponde par un mot de bonté ».
La religion, les religions telles que je les respecte. Parce que ces paroles-là me respectent. Paroles à l’opposé du goupillon-glaive. Paroles destinées aux Hommes pour les rendre meilleurs. L’idée est bonne, tout comme celle du communisme. Ce sont les interprétations qui nous foutent dedans. Toutes ces instrumentalisations pour asservir l’Autre.
Quelque part dans l’enclos de la Maison d’Abraham résonne un doux chœur de chants liturgiques. Et puis à intervalles réguliers explosent, depuis la ville, les sirènes stridentes de la police. Qui aura encore été arrêté pour le simple fait de vouloir vivre sur sa terre ? Cet après-midi, fête des Cabanes pour les Juifs, tout l’espace sonore était écrasé par les incantations diffusées par d’énormes enceintes.
Tout à l’heure j’ai caressé les murs, évalué la qualité des joints à la chaux. Douze ans que je ne suis pas venue ici. La Maison d’Abraham a été entièrement restaurée (pas rénovée), intérieur comme extérieur. Du bel ouvrage pour un palais de sobriété. Le parc autour de la bâtisse est toujours aussi bien entretenu : arbres, fleurs à profusion.
Quartier arabe, porte de Damas : toujours les mêmes éternels travaux !
Barrières de chantier, gravats, poussière : attention où tu mets les pieds ! Sur l’esplanade, devant la porte, trois postes militaires :soldats hilares, fusils braqués sur la foule. La poste centrale palestinienne a été fermée : transformée en poste de police. La station des bus qui partent vers Abu Dis, d’une exiguïté effarante : on se
demande par quel miracle personne n’est écrasé ! A l’heure de la sortie des classes, les écoliers jettent leurs paquets de chips vides par terre. De toute façon, il n’y a pas de poubelle et puis, au milieu de tous ces gravats… Les Palestiniens de Jérusalem n’ont pas la citoyenneté israélienne, ce ne sont que des « résidents » (et, s’ils sortent de la ville, ils perdent leur statut « privilégié »). Mais, du côté de la porte de Jaffa, quasi entièrement colonisée aujourd’hui, les pierres sont balayées, lavées et il y a des
poubelles partout. Municipalité à deux vitesses. Malgré tout, au milieu des kippas, un vieil Arabe présente ses pains à vendre au raz du trottoir. Personne ne lui jette un regard, personne ne lui achète un seul pain. Mais il est là. Obstinément là, le regard fixe, le visage impassible. Sumud.
Ce matin, à la sortie du train en provenance de l’aéroport, foule, bousculade. Nous pénétrons dans le vif du sujet. Ici, ce n’est clairement plus du tout la France : nous sommes à la gare centrale israélienne, côté Jérusalem Ouest. Tramway pris d’assaut et puis on fait redescendre tout le monde (il parait qu’il y a des problèmes du côté de la porte de damas, le tram est bloqué). Ruée vers le bus numéro 1 qui va à la vieille ville. Un, deux, trois… cinq bus avant de pouvoir monter. Nous devons être les seuls
Européens non juifs : partout redingotes, kippas, longues jupes, bonnets ou perruques, feuilles de palme. Tout à l’heure un enfant de sept-huit ans s’est mis derrière l’abri bus et, avec sa Tora ouverte, il s’est mis à psalmodier en se balançant frénétiquement d’avant en arrière, si fort qu’à certains moments j’ai cru qu’il allait tomber. Quand il a eu fini, il a poussé un cri de victoire et lancé ses bras en l’air comme pour un match de foot, avec un air radieux. Une dame le regardait d’un air attendri et moi, j’ai eu envie de pleurer.
Quand nous sommes sortis du train, il y avait tant de monde que c’était la panique partout. Et, avec ça, des distributeurs de tickets en panne ! On était perdus, une dame nous a offert sa carte de transport. Quand on a voulu la rembourser, elle avait déjà été avalée par la foule : la paix soit sur elle, la dame juive inconnue.
Descente de bus au pied de la vieille ville, à la porte des Maghrébins, rebaptisée Dung gate. On suit le flot des feuilles de palme. C’est un véritable raz-de-marée qui déferle sur le cœur de Jérusalem. Un raz-de-marée exclusivement juif. A part le vieil homme de la porte de Jaffa, pas un seul Arabe de ce côté-ci de la ville. Pourtant, c’est bien de là, de ce quartier chrétien arménien (et maghrébin avant que leurs maisons ne soient rasées) que l’on part normalement vers les territoires palestiniens du Sud. Hier, il paraît que les Israéliens ont fait fermer les commerces arabes de la vieille ville. Peur de quoi ? D’une émeute, d’un attentat ? Attentat contre attentat ? N’est-ce pas un attentat que d’empêcher les gens de vivre dans leur ville et d’accéder à leur capitale ? Pas un attentat permanent que d’empêcher les Jérusalémites de vivre avec leurs conjoints dans les Territoires et inversement ? Pas un attentat l’apartheid, les oliviers déracinés, les ruches brûlées, les paysans tabassés, les jeunes tués ? La presse
israélienne de gauche parle même de pogroms… Tout cela on le sait ou on peut le savoir : c’est dans les journaux, les multiples rapports de l’ONU, et pourtant… Pourtant, ne voit que celui qui refuse d’être aveugle. Tout cela, donc, je le connais et tout le monde peut le connaître, même en ayant débarqué dans un aéroport mondialisé et même en n’étant passé que par des tunnels pour accéder à « la ville de la paix ». Mais, une fois arrivé dans « la ville sainte », si tu n’as pas VU tout cela, tu peux encore choisir d’aller vérifier : il te suffit de prendre un bus pour Hébron, Yatta, Ramallah, Jénine, Naplouse. Ils sont tout petits ces « territoires » : la taille d’un département breton. Tout petits et tout proches : Israël et Palestine c’est la Bretagne. A portée de regard, donc. A condition d’ouvrir les yeux.
En attendant, tu peux regarder cette journée des Cabanes, aujourd’hui, à Jérusalem. Tu y verras qu’il y a de la place pour tous les Juifs du monde (USA, Ethiopie…), pour l’Occidental que tu es aussi, charmant brassage. Mais pas pour les Arabes autochtones. Vous avez dit « peuples indigènes » ? Ça ne vous rappelle rien ? Les enfants viennent à la kermesse avec le même air rayonnant que les nôtres à Noël, leurs grands-parents leur racontent le glorieux passé de David et, après avoir embrassé le mur d’enceinte, leur expliquent combien cette ville est LEUR ville. Il y a les inspirés, les arrogants, les doux, les tonitruants, les émerveillés, les timides, les moitié-cinglés et les sages, les modernes, les ancestraux, tous unis dans une même foule, tous conquérants. Être ici comme on est ailleurs chez soi, de droit divin. Être ici par la force de centaines de fusils, de révolvers, de voitures de police, de barrages. Et ceux-là sont bien là, non ? Tu ne peux pas ne pas les voir. Être ici en faisant semblant d’y
croire…
L’hôtesse de la Maison d’Abraham : « Jérusalem, sa magie ». Oui, la magie, à Silwan, de l’autre côté des remparts. « Il faut le pardon ». Le pardon de qui envers qui ? Vœux pieux, dans les deux sens du terme.
Jérusalem. Blancheur et sang.
Halhul, Deheisheh, 3, 4, 5, 6 octobre 2023
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Tu vas de Lod-Tel Aviv à Jérusalem : c’est facile, efficace, rapide. Comme chez nous. Jérusalem -Halhul : d’abord, tu dois trouver la station de bus (de bus palestiniens, s’entend, on te l’a bien précisé : il ne viendrait en effet à l’idée d’aucun Israélien d’aller à Halhul). Aucune indication, tu dois demander aux gens et enjamber ensuite les travaux (pourtant, c’est à quoi ? à peine 800 mètres de la si bien ordonnée et balisée porte de Jaffa ?). Lod-Jérusalem : une cinquantaine de km, 25 minutes en train.
Jérusalem-Halhul : une trentaine de km, nous avons mis à peu près une heure trente. Pour faire le second trajet, pas de train ni de bus direct. Tu vas d’abord jusqu’au terminus du bus à Bab ez Zkaq, tu descends et tu marches jusqu’à la station de service de Beit Jala. Tu montes, tu attends que le service soit rempli et tu te rends compte que le taxi collectif… fait demi-tour pour repasser par Bab ez Zkaq avant d’obliquer vers la route d’Hébron… qui était dans l’exact prolongement de la route suivie par le bus ! Aujourd’hui on a de la chance, ça circule bien. Tout au long de la route, de grands panneaux signalent les villes : Gilo, Neve Daniel, Gush Etzion… Kiryat Arba. Toutes ne sont pas indiquées : il y en a sûrement trop : les collines sont couvertes de maisons ! A chaque carrefour, des guérites militaires avec de jeunes soldats qui ont l’air de s’embêter à cent sous de l’heure. Finalement, ce n’est pas si
terrible que ça. Des villages aux toits rouges, bien proprets, bien alignés : on dirait des lotissements du Sud de la France. Sur une colline, de grands immeubles et un petit bois. Et puis, à d’autres endroits, des maisons aux toits plats sur lesquels sont juchés de moches citernes en plastique et des fils à linge.
Et aussi de drôles de murs en béton recourbés au-dessus de la route et de hauts grillages, ailleurs, surmontés de fils de fer barbelés avec, ici et là, un mirador. Les grillages, c’est toujours pour les toits rouges, les murs recourbés pour les toits plats : sûrement des endroits où le bruit de la circulation résonne davantage et où il a fallu prendre des mesures conservatoires pour protéger les oreilles des habitants. Sur le bitume en bon état, entre les glissières de sécurité, des camions, de rares motos, des
voitures. Des voitures de deux sortes : des propres et des sales – parfois très sales ! –. Ça a globalement à voir avec leur calibre mais ce n’est pas systématique : il arrive parfois que certaines grosses bagnoles soient elles aussi dégueulasses. Par contre, ce qui est systématique, c’est que les propres ont toujours une plaque jaune, les autres ont toujours des plaques blanches à écriture verte : vraisemblablement
une question de localisation géographique, un peu comme chez nous.
Bifurcation : à droite Halhul, tout droit Hébron et Kiryat Arba. Passé le rond-point tout neuf avec ses faux menhirs en calcaire, il n’y a plus que des toits plats et des tas de merdes sur le bord de la route : parpaings, vieux pneus, vieilles carcasses de voitures, machines à laver dézinguées, ferrailles tordues, cartons, et partout du plastique, du plastique, du plastique (emballages divers, bouteilles d’eau, sacs volant au vent et s’accrochant dans les buissons). Putain, merde, c’est vraiment dégueulasse ici ! Très
vite, l’enrobé lui-même a changé de look : trous, buttes, les voyageurs sont bringuebalés les uns contre les autres. Ah ! c’est ça les Territoires palestinien ?! La plupart des boutiques ont des portes métalliques ouvertes en journée, l’essentiel des étalages se trouve en l’extérieur sur le trottoir, enfin plus exactement sur des terre-pleins terreux recevant la poussière soulevée par les véhicules : « Ne jamais manger un fruit sans le laver », on t’avait prévenu. Ne pas se frotter non plus aux voitures
quand on monte dedans avec de beaux habits propres.
Comme tu es un peu perdu, il te faut retrouver le lieu où tu as rendez-vous, tu sors ta carte : en fait, tu ne l’avais pas vraiment réalisé, mais tu étais en Territoires palestiniens… depuis la porte de Damas !
Est-ce que quelque chose t’aurait échappé ?
Explication de texte
La route que tu as prise est la route des colons et elle n’est pas toujours accessible aux Palestiniens, bien qu’elle soir située sur leur territoire. La plupart des localités
indiquées dans les trois langues (hébreu, arabe, anglais) ne sont pas des « villes » mais des colonies israéliennes jugées illégales par l’ONU (toits rouges, grillages, barbelés, miradors). Le petit coin de bois que tu as entre-aperçu est ce qui reste de la belle forêt de Djebel Abu Ghneim après que les bulldozers israéliens aient arasé la colline qui était un lieu de balade privilégié pour les gens du coin, afin d’y construire la colonie de Har Homa. Les murs recourbés ne sont pas des murs anti-bruit mais des systèmes visant à isoler « les toits plats » palestiniens et à les empêcher de balancer des caillasses sur la belle route d’en bas. Ah oui, maintenant tu
te souviens : la vieille dame descendant à Bab ez-Zkaq, enjambant la glissière de sécurité pour partir vers nulle part, chargée de ses sacs de provisions et salissant sa belle robe brodée dans la terre des champs. En fait, elle allait rejoindre sa maison dans un hameau dont la route d’accès a été coupée par la construction de l’autoroute des colons ! Les voitures sales (y compris les grosses) sont des voitures palestiniennes parce que, même blindé de fric, quand tu es palestinien (et même quand tu habites une baraque luxueuse), tu es toujours obligé, tôt ou tard, de circuler sur des routes merdiques et que, même si tu as des robinets dorés dans
ta salle de bain, et bien tu subis les mêmes coupures d’eau que tes compatriotes (d’où les citernes sur les toits). Après, deux précautions valant mieux qu’une (allez savoir si, par vice, un richou palestinien n’irait pas jusqu’à laver sa voiture !), on impose donc à tous les Arabes, des plaques vertes. Vertes comme l’islam : c’est bien connu, c’est tous des muslims ! Ah oui, mais non : tu te rappelles soudain du quartier chrétien de Jérusalem … et puis aussi que la ville de Bethléem où tu es passé vite fait est une ville chrétienne !
On loge à Halhul
Mais hier soir, mercredi, en rentrant d’une petite virée à Bethléem, avec l’ami qui nous accueille, nous avons mis la radio : une femme israélienne palestinienne venait d’être tuée par la police. R était choqué : « Vous vous rendez compte ? Elle est israélienne
quand même » ! Il est d’autant plus inquiet que sa femme et ses deux enfants vivent là-bas : étant natifs de Jérusalem, ils ont une carte de résidents. Cela ne leur donne pas les mêmes droits qu’aux « nationaux » (comme celui de voter), mais ayant une plaque jaune, ils peuvent circuler où ils veulent (contrairement à R qui lui est né à Hébron) ; ça leur donne même le droit de s’inscrire à l’université hébraïque de Jérusalem, aux côtés des israéliens juifs et des israéliens palestiniens (c’est à dire ceux que les Israéliens n’ont pas réussi à chasser en 1948).
R. nous explique « qu’à côté » est une plus juste expression que « parmi » : durant toutes ses études universitaires, sa fille n’a pas pu se faire d’amis israéliens juifs. Même physiquement, dans les amphis, il y avait une répartition stricte : d’un côté les Israéliens juifs, de l’autre, les Israéliens palestiniens et les résidents de Jérusalem (musulmans ou chrétiens). Cela ne voulait pas dire qu’ils s’affrontaient, simplement ils s’ignoraient. C’était comme ça avant, sauf à quelques exceptions près : les rares militants travaillant ensemble pour les mêmes droits pour tous et la fin de la colonisation. « Mais aujourd’hui c’est autre chose et c’est très grave ce qui
se passe. Vous voyez, ici, dans les territoires, c’est l’occupation, d’une certaine manière on peut dire que c’est « normal » : c’est toujours comme ça partout avec le colonialisme. Mais là, en Israël, c’est autre chose : c’est le racisme à l’état pur. Des gens de même nationalité qui tuent et se font tuer. Je ne sais pas où on va aller ».
Mes pages commencent à s’accumuler, je m’étais pourtant dit que j’aurais envoyé au jour le jour ! Bon, d’accord, au début il faut un peu de temps pour se mettre dans le bain (vous trouvez peut-être vous aussi que c’est un peu « compliqué » ?) mais on est jeudi 5 et ça fait quand même trois jours qu’on est arrivés. Bon, allez, c’est décidé, je me mets à l’ordi. Le temps de taper mon mot de passe et, bim, coupure d’électricité ! Bruit de poisson me signalant l’arrivée d’un SMS et, dans la foulée, sonnerie du téléphone. L’appel vient de notre ami paysan R., le SMS d’Orange. « Putain, c’est la merde, ils viennent encore de couper ! On est en plein pressage du jus de raisin, la machine est bloquée. J’espère que ça va revenir bientôt mais je ne sais pas quand je vais pouvoir rentrer pour me décrasser avant de filer chez ma femme à Jérusalem ». Hier soir je lui avais demandé s’il avait toujours autant de problèmes
pour aller la voir : « Ben non, je suis vieux maintenant ! ». Interdits de vivre ensemble : la réalité de leurs plus belles années mais, maintenant qu’ils ont cinquante ans, leurs amours sont jugées moins dangereuses que lorsqu’il avait trente ans et que R. avait été condamné à quinze jours de prison pour avoir osé pénétrer dans « la ville de la paix » afin d’emmener un de ses enfants malades chez le docteur parce que sa femme, institutrice à Jérusalem, ne pouvait quitter ses élèves. J’ouvre mon SMS : « Orange vous informe que nous avons détecté une connexion sur votre messagerie depuis la Palestine. Si ce n’est pas vous, changez votre mot de passe ». Bon, ben au moins il y a quelqu’un qui reconnaît la Palestine ! Côté électricité, la coupure a juste provoqué un accident grave au carrefour, cent mètres plus haut : les feux
de circulation s’étaient éteints. Remarque, c’est vrai qu’ils conduisent comme des fous, ça ne serait sûrement jamais arrivé en France, n’est-ce pas ?
La petite virée d’hier soir à Bethléem, franchement, on ne l’avait pas volée, enfin R. surtout : debout à quatre heures du matin pour aller cueillir le raisin dans les champs, ensuite pressage jusqu’à 13 heures à la coop, grignotage en commun vite fait, puis re-coop et livraisons de bouteilles de jus pasteurisé. Pour nous départ vers le camp de réfugiés de Deheisheh. En cassant la croûte avec lui le soir(comme des touristes !) dans un petit restau au pied de l’église de la Nativité, on avait discuté de la situation. « Tout va mal, c’est la merde partout. Parfois je suis désespéré mais il y a au moins une chose dont je suis fier : j’ai continué le travail de mon père, j’ai pris soin de la terre et puis on a réussi à monter cette coopérative qui permet aux paysans de vivre. Dix-sept ans de travail acharné pour toute l’équipe, dix-sept années de collaboration avec nos amis bretons puis nos amis belges et, à l’arrivée, 75 000 bouteilles de
jus l’an passé, déjà 45 000 cette année et c’est pas fini. Un produit complètement naturel, 400 coopérateurs, des terres abandonnées remises en culture ». Je me dis que les enfants d’Abu Mazen, avec leur usine de Coca Cola, à 50 mètres en contrebas de la coop peuvent bien aller se rhabiller ! Résistance.
Aujourd’hui, on s’est encore levés à 4 heures du matin pour aller cueillir le raisin, puis on l’a amené au marché au gros, puis livré chez le client. A 16 heures, R. est enfin prêt pour prendre la route de Jérusalem. On est jeudi soir, il restera avec sa dulcinée jusqu’à samedi matin et nous on gardera la maison en espérant dormir un peu… mais c’est pas gagné ! Depuis 2 ans, des bandes de chiens errants se sont développées, pas de gentils petits toutous mais de gros malabars qui montrent les dents quand on s’approche (d’ailleurs R. nous dit qu’il a parfois la trouille : quand il cueille à la nuit tombée où très tôt le matin, il a toujours un bâton à portée de main). L’été ils restent au loin dans la campagne mais, dès que les premiers froids arrivent
en automne, ils envahissent la ville et font des jardins leurs territoires. Ils y amènent toutes les cochonneries qu’ils trouvent dans les poubelles mais, surtout, ils passent toute la nuit à se faire des guerres de meutes et à hurler… et plus personne ne peut dormir ! « Je les déteste ces clébards, dit R., en plus ils ont bouffé tous les chats du quartier ! ». Les gens sont allés à la mairie pour demander une intervention (en clair une battue) mais le nouveau maire nommé par l’Autorité palestinienne n’a rien fait. Je me dis qu’il est vraisemblablement plus préoccupé par ses revenus et par ses bonnes relations avec les Israéliens que par la tranquillité de ses concitoyens, lesquels doivent se montrer pacifiques en toutes circonstances et en aucun cas, bien sûr, n’avoir accès à des armes. Il n’y aura donc pas de battue, Monsieur le Maire pourra garder son poste, les enfants pourront se faire mordre dans les jardins et tous les habitants poursuivre leurs nuits blanches (même s’ils se lèvent à 4 heures du matin). Mais, bon, demain sera moins dur : c’est vendredi, tout le monde pourra
faire la grasse matinée. Toutefois, il faut bien reconnaître que la situation ne pousse pas vraiment les gens à aimer tous les animaux…
HalHul, vendredi 6 octobre 2023
Hier après-midi, jeudi, après le départ de R., on est allés faire un tour à Hébron. Hébron, c’est la grande ville palestinienne du Sud (300 000 habitants). Halhul (30 000 habitants) c’est un peu comme sa banlieue, urbaine et agricole à la fois. Les paysans cultivent les champs en terrasses autour et habitent dans la ville. La limite entre Hébron et Halhul c’est un pont.
Dessous passe la route des colons. Cinquante mètres en amont, il y a une barrière orange ouverte et on peut passer devant sans y prêter attention, pressés que l’on est d’aller visiter la magnifique vieille ville qui se trouve 2 ou 3 kilomètres plus loin. Entre la barrière orange et le pont, il n’y a que deux choses : d’un côté une verrerie et de l’autre un camp militaire israélien. Au sol, parmi les « traditionnels » déchets (pour les faire disparaître il faudrait une déchetterie et une usine d’incinération), on pourrait facilement louper des spécimens de douilles de toutes sortes, ainsi que les traces d’impacts de balles sur le mur situé en face du camp militaire, juste à côté de la verrerie. Jadis, elle fut une entreprise artisanale florissante accueillant de nombreux touristes, avec démonstrations de soufflage de verre à l’appui. Là, nous étions les seuls visiteurs. Un monsieur était assis dehors, il nous salue de la main d’un
air las. Seul le four traditionnel en pleine chauffe diffuse de la clarté. Lorsque le monsieur voit que nous entrons dans la boutique, il se lève, vient ouvrir la lumière, murmure un « Welcome » désabusé et retourne s’asseoir dehors. Impression de rentrer dans un cimetière où les fantômes sont de magnifiques pièces dans ce si célèbre verre d’Hébron. Il y a trente ans, la boutique était rutilante, il n’y avait pas un gramme de poussière et une armada de vendeurs empressés s’agitait autour de vous. Maintenant, les verres, les carafes, les vases gisent sous une couche terreuse : impression d’être des archéologues devant la mise au jour de pièces fabuleuses issues d’un passé lointain. Nous faisons le tour du chantier de fouilles de notre mémoire, personne ne nous accompagne, nous devons ressortir pour dire que nous
souhaitons faire des achats. 250 shekels : ce serait que dalle pour de telles pièces en France, c’est beaucoup pour la Palestine mais nous ne discutons pas. Pour meubler la conversation, nous expliquons que nous voulions remplacer des verres cassés d’une série achetée il y a dix ans. Le responsable nous remercie et nous dit lui aussi « Welcome ». Avant de partir, nous demandons l’autorisation de photographier le four, les yeux ternes de l’ouvrier se rallument et il entame des explications techniques : « 1 400 degrés… ». Mais elles restent en suspens, comme si tout était vain. Nous ressortons et fixons le mirador d’en face à la recherche du regard du soldat qui, forcément, nous observe. Quand l’armée boucle la ville, c’est entre le pont et la barrière orange que se déroulent les affrontements. Combien de temps encore
avant que l’artisan ne boucle « de lui-même » son atelier ?
En arabe, Hébron se dit « Al Khalil », l’ami intime, le préféré… Au début, j’avais envie de pousser jusqu’à la vieille ville, histoire de mesurer la situation actuelle : Hébron est la seule ville palestinienne ayant une colonie en son cœur même. Et puis nous avons discuté et je me suis rendue à l’évidence : quel sens d’y aller seuls sans être
accompagnés par des Palestiniens pour pouvoir parler avec les gens ? Y aller comme on va au zoo pour constater une énième fois l’avancée de la catastrophe ? Les boutiques fermées, leurs serrures soudées, les écoles transformées en postes militaires, les grillages pour protéger les passants des projections de toutes sortes déversées par les colons occupant les étages supérieurs, les colons arrogants, l’armée les protégeant, l’étoile de David flottant partout : tout cela nous le connaissons depuis des années. Il suffit de se documenter un peu pour
évaluer le cauchemar. La seule chose intéressante est d’écouter les gens, de leur rendre quelque part leur statut d’humains en leur témoignant notre solidarité, aussi dérisoire soit elle. Alors, nous sommes partis au hasard, à la découverte d’autres quartiers que nous ne connaissions pas. Les beaux quartiers d’Hébron, ceux où il n’y a pas de détritus par terre (je me demande bien où ils vont les balancer !), ceux des magasins de luxe, ceux de l’Autorité palestinienne. S’il arrive que même un ministre puisse se faire bousculer par un soldat, l’occupation n’a pas exactement la même saveur, au quotidien, pour tout le monde. C’est bien d’en prendre conscience.
Longtemps l’esprit de solidarité a présidé à toute la vie en Palestine : Nakba, colonisation, répression féroce. Toujours le même ennemi face à soi et la nécessité vitale de se serrer les coudes au présent pour un avenir d’espoir, forcément d’espoir. Le rameau d’olivier d’Arafat à l’ONU, le projet de deux États quasi à portée de main. Il suffisait d’être bien calés sur ses convictions, de réfléchir tous ensemble, de ne pas tomber dans le piège du racisme, de tendre la main aux amis sincères qui se trouvaient de l’autre côté et de travailler dur. Ce fut l’époque d’une politisation exceptionnelle de toute la jeunesse palestinienne et de sacrifices, aussi. Le
monde allait bien finir par voir quand même et par les aider. La première Intifada ce fut bien sûr la révolte des pierres des gamins face aux chars mais ce fut aussi (peut-être même surtout mais on ne l’a jamais montré dans les médias occidentaux) celle d’une formidable structuration de la résistance civile : un réseau incroyable d’associations, de collectifs et une véritable éducation populaire. Femmes, jeunes, enseignants, personnels de santé, paysans : tout convergeait pour jeter les bases, dès avant la libération, d’une société laïque, démocratique et sociale. C’est l’époque où des gars comme R., fils de paysans avec un diplôme français d’ingénieur en poche, décide de revenir chez lui pour se mettre au service du PARC, une association de paysans : un petit salaire de rien du tout, des journées de 12 heures mais
la certitude d’être utile à son pays et une énergie débordante. Et puis les accords d’Oslo. Ceux qui étaient sur place (« ceux de l’intérieur » comme on disait) n’y ont pas cru une seconde : des îlots palestiniens dits « autonomes » encerclés par des couloirs israéliens, rien sur les colonies, rien sur les réfugiés, la manœuvre était trop grosse (par contre, ça nous faisait tellement de bien à nous, Européens, de nous dire qu’on faisait -enfin- quelque chose pour la paix en soutenant ces accords de dupes). « Ceux de Tunis », c’est-à-dire les dirigeants de l’OLP qui avaient précédemment été expulsés du Liban, ont été autorisés à venir ou à revenir en Palestine : certains n’y avaient jamais vécu ou si peu de temps et il y avait si longtemps mais leur chef avait signé pour eux des accords avec l’occupant, alors… Aujourd’hui tout le monde,
ici, dit que les accords d’Oslo ont parfaitement atteint leur but : morcellement du territoire, augmentation sans précédent du nombre de colonies israéliennes et constitution d’une caste palestinienne vivant grassement des subsides sous conditions de l’étranger avec la mise en place du système des grosses ONG supplantant le réseau des petits collectifs de résistance civile. Pendant le temps où des quartiers résidentiels fleurissaient dans les grandes villes pour
accueillir dans de véritables châteaux les membres de l’Autorité et leurs familles, pendant que de grosses Mercedes faisaient leur apparition dans les rues de Palestine, la population, elle, s’appauvrissait. Et la toute nouvelle police apprenait à collaborer avec l’occupant (qui n’avait pas cédé un pouce de territoire). Toujours pas d’État palestinien mais de grosses entreprises gérées par les membres de l’Autorité, leurs familles, leurs amis. Et puis 2006 : dans un contexte d’absence totale de perspectives et de développement de la corruption, victoire du Hamas, l’enfant terrible qu’Israël avait choisi de laisser se développer dans l’espoir de
contrecarrer les projets de l’OLP.
Maintenant, ce ne sont plus les paysans qui décident de la date du début des cueillettes d’olives mais un comité de coordination israélo-palestinien (en réalité le gouverneur militaire). Et, quand Israël décide d’interdire la présence d’internationaux dans certains coins, ce sont des Palestiniens qui répercutent les ordres. Le grand centre de recherche et de formation du PARC à Jéricho (celui pour lequel R. avait tellement travaillé) a fermé ses portes : terres et bâtiments ont été partagés entre d’astucieux investisseurs (palestiniens) nourris à la mamelle d’Oslo. Les milices fascistes de Ben Gir peuvent bien continuer à incendier les habitations et les champs d’oliviers, Tsahal peut bien continuer à massacrer à Jénine ou
ailleurs : il y a bien longtemps que la communauté internationale a cessé de faire semblant de s’intéresser à la Palestine.
Face à cela, la population se dépatouille comme elle peut. Plus de projet de libération, la corruption des représentants auto-proclamés comme seul modèle de promotion sociale : schéma classique pour encourager les repliements individualistes, ici comme ailleurs. R. nous a expliqué comment ils avaient dû, cette année, changer les modalités de pressage du raisin pour faire du debs. La coop a désormais un rayonnement bien au-delà de la région d’Hébron :
le pressage est rapide, efficace et peu cher, des paysans viennent de Bethléem et d’ailleurs. Avant, au fur et à mesure de l’arrivée du raisin, il était déposé sur le tapis roulant jusqu’à ce que la capacité maximale de la cuve de pressage soit atteinte (4 tonnes) : les productions de tous étaient donc indifféremment mélangées et cela correspondait bien à l’état d’esprit des coopérateurs à l’origine du projet. La plupart d’entre eux étaient membre du PCP, résistants de la première Intifada ayant, pour beaucoup d’entre eux, fait de la prison pour résistance civile et totalement dévoués au collectif. Mais tous les nouveaux « clients » de la coop n’ont pas forcément ce vécu et viennent simplement consommer un outil peu onéreux. La vie est dure, chacun tente de préserver son petit pré carré : ils ont demandé à ce que les productions
personnelles soient pressées séparément (parfois il s’agit d’une centaine de kilos, voire moins). Cela prend donc un temps infini qui nécessite la présente de coopérateurs bénévoles (qui, eux aussi, sont paysans et ont bien autre chose à faire en ce moment avec la cueillette du raisin et celle des olives qui approche). Mais, en plus, cela conduit à des frais supplémentaires pour la coop : les machines fonctionnent plus longtemps, les consommations d’eau et d’électricité augmentent. Comment faire face ? Augmenter le prix du pressage à 42 shekels pour les non-coopérateurs ? L’individualisme a toujours un coût.
Nous sommes rentrés de notre balade dans les beaux quartiers d’Hébron et nous avons retrouvé Halhul et ses trottoirs cabossés et souillés : finalement, nous nous sentons mieux ici ! Un monsieur que nous ne connaissons pas nous interpelle et nous fait signe de venir. Il ouvre son coffre, sort une énorme grappe de raisin (elle fait sûrement plus d’un kilo !) et nous la tend. « Non, shoukran iktir » : du raisin on en a plein la maison chez R. « But it’s free, juste to say wellcome. Take it, take it ». Oui, évidemment : c’est un cadeau ! Arrivés à la maison, on goûte son raisin : il n’y a pas photo à côté de celui de R ! C’est du raisin bon marché, acheté par une famille sans le sou. La femme, sur le trottoir, était restée en retrait ; quand nous les quittons elle nous adresse un sourire lumineux. Un proverbe arabe dit : « La vraie générosité c’est d’offrir ce que tu n’as pas ». Aux côtés de certains réflexes individualistes générés par la situation, il y a cela, aussi : la générosité à l’état pur. Mais il y a également autre chose de profondément ancré, résultat du haut degré de politisation de la société : clairement, avec nos tronches, on ne peut passer pour des Arabes. Combien de fois ne nous a-t-on pas demandé si nous étions juifs ! Mais, ici, le respect et l’amitié transcendent les appartenances nationales et religieuses. La population sait bien que c’est de colonialisme dont il s’agit et que la seule vraie question est de résister à l’injustice au-delà de toutes les frontières, simplement en tant que frères humains. Palestine.
La journée d’aujourd’hui, vendredi ? Et bien nous la passerons à taper des textes et à envoyer des messages. Il faut qu’on donne des nouvelles en France mais il faut aussi, surtout, qu’on cale bien les choses avec les paysans palestiniens du Nord pour réceptionner les premiers groupes de cueilleurs d’olives qui vont se pointer la semaine prochaine (et c’est toujours un peu plus compliqué que pour arriver ici, à Halhul. En plus, manque de chance, la plupart d’entre eux arriveront vendredi et c’est un jour où ce n’est pas facile question transports : pas impossible qu’on soit obligés d’aller les chercher à Ramallah). Et puis on aimerait bien aussi, pour une fois, passer voir nos potes, juste pour le plaisir de l’amitié… sans forcément bosser !
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