L’enjeu de l’IA n’est pas tant que « l’intelligence » des machines remplace celle des humains, mais que l’humain se « machinise ». Nous déléguons certaines de nos capacités de raisonnement et de décision aux machines. Cela ouvre des perspectives de progrès inédites. Mais, à défaut d’une maîtrise citoyenne de l’IA, ce qui différencie l’humain de l’animal et de la machine – la réflexion, la conscience, le langage naturel – pourrait être menacé d’obsolescence.
Le capitalisme à la recherche d’un nouveau souffle, envisage une « quatrième révolution industrielle » (Klaus-Gerd Giesen) : il projette de transformer le psychisme humain en outil à l’instar de ce qui avait été fait pour le corps humain avec le taylorisme. Parallèlement, il s’est donné une vision du monde : le transhumanisme, dont l’objectif est de remettre en cause les caractéristiques naturelles de l’humain, considéré comme n’étant plus adaptées aux réalités d’aujourd’hui. Or l’humain possède un esprit critique, est capable de distinguer le bien du mal et de désobéir. Autant d’obstacles à leurs projets d’exploitation et de domination.
Ce techno-pouvoir cherche à se passer du langage naturel. Des implants intracérébraux permettront bientôt de communiquer par télépathie. Or le langage humain a une fonction symbolique, à savoir qu’il permet de nous représenter les choses et ainsi de les mettre à distance et en perspective, de rompre avec les automatismes et l’instinct, d’être capable de dialoguer, de jouer, de philosopher. Si le « langage » des machines s’imposait, les mots et donc la pensée seraient dépouillés de leur dimension complexe, de leurs nuances, de leur histoire.
Fantasme ou réalité ? JM Besnier alerte sur une insidieuse marginalisation du langage humain déjà à l’œuvre : « Plus nous développons des machines, plus nos comportements de communication via les machines sont calqués sur les formats de communication binaires qu’elles imposent». Éducateurs et psychologues constatent une baisse sensible de la concentration et de l’attention chez les internautes assidus. Selon eux, les enfants délaissent le dessin et la lecture au profit des écrans.
Comment en est-on arrivé là ? L’échec des « grands récits » et les catastrophes engendrées par un progrès technique incontrôlé ont fait naître des sentiments d’impuissance, de culpabilité et d’infériorité. Cette fatigue « d’être soi » pousse à laisser aux machines le soin de régler nos relations avec le monde au risque de renoncer à être acteur de notre propre existence.
Seules l’émergence d’une contre-culture et une maîtrise démocratique de l’IA peuvent s’opposer à ces visées totalitaires.
Josiane Zarka
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Klaus-Gerd Giesen professeur de sciences politiques université Clermont-Ferrand. Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences 2018.
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JM Besnier, philosophe auteur de l’Homme simplifié Fayard
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