Les faits :
Le matin du mardi 27 juin 2023, à Nanterre, Nahel Merzouk, 17 ans, au volant d’une Mercedes automatique avec à son bord deux amis, est pris en chasse par deux gendarmes motorisés qui le rattrapent à un feu rouge. Situés sur le côté de la voiture, devant la portière conducteur à la vitre baissée, l’un d’eux sort son arme de service et le met en joue. Quand le véhicule avance, il tire une balle à bout portant, le touchant mortellement à la poitrine. Nahel décédé sur le coup. La balle a traversé son bras gauche et son thorax de gauche à droite.
La voiture finit sa course quelques mètres plus loin. L’un des passagers prend la fuite, l’autre sort du véhicule, hagard. L’un des motards arrive à sa hauteur et le plaque violemment au sol.
La fouille du véhicule n’a pas permis de retrouver des objets dangereux ou des produits stupéfiants. Les opérations de dépistage d’alcoolémie ou de stupéfiants se sont révélés négatives.
Auteur et victime :
Nahel conduisait sans permis un véhicule immatriculé en Pologne. Malgré une récidive, il a un casier judiciaire vierge. Qui était-il vraiment ? Après avoir déserté son lycée à l’issue des six premiers mois, il bénéficiait d’un accompagnement éducatif dans un club de rugby à XIII dans le cadre d’un dispositif d’insertion financée par le ministère du travail. Le président de ce club le décrit comme “quelqu’un qui avait la volonté de s’insérer socialement et professionnellement, pas un gamin qui vivait du deal où se complaisant dans la petite délinquance”. Il précise qu’il a “toujours eu une attitude exemplaire, loin des commentaires à vomir qu’on peut voir sur les réseaux sociaux”.
Pour sa part, le policier auteur du tir mortel, Florian M, 38 ans, père de famille, est décrit par ses pairs comme quelqu’un d’apprécié par sa hiérarchie et qui ne fait, a priori, l’objet d’aucune procédure disciplinaire. Ses collègues parlent de lui comme de quelqu’un de “professionnel qui a toujours respecté les règles”. Cependant, c’est un ancien de la BRAV-M, l’unité décriée pour ses policiers aux pratiques agressives, formés pour aller au contact. Il était devenu un policier de la CSI 93 (Compagnie de Sécurisation et d’Intervention) dont l’ancien préfet de police Didier Lallemand avait annoncé la dissolution, avant d’y renoncer. La compagnie est toujours visée pour plusieurs délits dont 17 enquêtes judiciaires pour violences, propos racistes, interpellations illégitimes, racket de dealers, faux et usage de faux, etc. Pour sa part, le nouveau préfet de police de Paris, Laurent Nunez, l’a décrit sur “CNews” comme : “un brigadier de police aguerri qui avait la confiance de sa hiérarchie”. Il était néanmoins connu pour des faits d’exhibition sexuelle réalisés le 7 janvier 2023 dans la forêt de Chauvry dans le Val-d’Oise.
Une information judiciaire a été ouverte le jour même de l’événement et le policier a été présenté à deux magistrats instructeurs avant d’être mis en examen deux jours plus tard, le jeudi 29 juin, pour homicide volontaire. Il a été arrêté et placé en détention provisoire et mis à l’isolement à la prison de la santé.
Les preuves :
Plusieurs vidéos sont venues attester de la réalité des faits et ont pu clairement remettre en cause la première version du policier qui affirmait se trouver devant le véhicule au moment où Nahel a redémarré “en fonçant sur lui”, raison pour laquelle il aurait tiré. Sur au moins deux vidéos, on voit les deux policiers se situer à la hauteur de la vitre avant du conducteur. Sur l’une d’elle, on voit le véhicule démarrer doucement, ce qui laisse le temps au policier d’ajuster son tir. Avant cela, on entend clairement les policiers dire “je vais te mettre une balle dans la tête”, puis “shoote le !”. À aucun moment ils n’ont été en danger.
Sur une autre vidéo, prise dans le rétroviseur du véhicule qui avance devant Nahel après le passage du feu au vert, on voit clairement les policiers s’affairer autour du conducteur et donner des coups sur le capot de la voiture. La déposition du passager plaqué à terre par la police, corrobore celui déposé quelques jours plus tard par l’autre passager qui avait pris la fuite et qui a livré sa version des faits à des journalistes avant de se rendre à la police. Tous deux témoignent du fait que Nahel a reçu successivement trois coups de crosse de la part du policier, juste avant le redémarrage du véhicule. Le passager qui se trouvait à l’avant du véhicule a affirmé que Nahel “avait l’air sonné” et qu’il a levé le pied du frein après avoir reçu le troisième coup de crosse, ce qui, par l’action de la boite automatique, aurait remis en marche la voiture sans qu’il n’ait eu besoin d’accélérer.
Une troisième vidéo montre l’intervention des pompiers pratiquant un massage cardiaque dans l’espoir de réanimer Nahel. En off, on entend clairement une femme avec un accent africain prononcer cette phrase : “vous abattez un enfant de 17 ans, froidement… hé! la France et les policiers…”. L’un des policiers venus en renfort pour sécuriser la zone lui répond alors : “c’est ça, retourne en Afrique !”.
Enfin, une quatrième vidéo montre l’ambulancier qui avait transporté Nahel à l’hôpital interpeller l’un des deux policiers présents sur la scène par ces mots : “vous allez voir comment ça va venir ce soir. Là, la commune est en train de dormir. Vous allez voir Nanterre comment ça va se réveiller… Il a 19 ans (se trompant sur l’âge), tu vois qu’il a une gueule d’enfants !…Tu vois qu’il a une gueule d’enfants !… Pour un défaut de permis !… Pour un défaut de permis, frère ! Moi j’ai mes collègues qui étaient là, je le connais le petit, je l’ai vu grandir !…Sa mère elle l’a élevé toute seule. Son père, il l’a quittée. Elle va enterrer son fils ! Elle est toute seule…pour un défaut de permis !…”. Pour ses propos, il a été placé en garde à vue pour “outrages, menaces et diffusion d’informations sur la vie privée d’une personne dépositaire de l’autorité publique, pour l’exposer à un risque d’atteinte à la personne”. Les policiers figurant sur cette vidéo seront donnés comme n’étant pas ceux de l’intervention.
Le contexte :
Ce meurtre fait écho à un autre, qui s’est produit une dizaine de jours avant, le 14 juin. Vers quatre heures du matin à Angoulême, un policier a tué un jeune guinéen de 19 ans, nommé Alhoussein Camara, qui se rendait à son travail. Un refus d’obtempérer est aussi évoqué. La version du policier qui l’a tué reste la seule source d’information disponible, en l’absence d’éventuels témoins ou de vidéos susceptible de la confirmer ou de l’infirmer.
Rappelons qu’aux yeux de la loi, un refus d’obtempérer est passible de trois mois de prison et de 3750 € d’amende. Rappelons aussi qu’en France, la peine de mort a été abolie en 1981 et que les crimes et délits n’ont pas pour autant augmentés. Actuellement, la peine la plus forte est la perpétuité incompressible et n’est applicable que dans quatre cas de figure particuliers. Pour tous les autres crimes, le maximum de la période de sûreté est de 22 ans. En 28 ans, entre 1994 et 2022, seules quatre personnes y ont été condamnées : deux tueurs en série et deux personnes ayant violé, puis tué un enfant. Dans le cadre des attentats de 2015, quatre terroristes, dont trois présumés morts en Syrie ont été condamnés à cette même peine.
L’article L435–1 du code de la sécurité intérieure en date du 28 février 2017 stipule, dans son quatrième alinéa, que les policiers ou les gendarmes peuvent faire usage de leur arme “lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations, ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celle d’autrui”. Cet article a ouvert la voie à une série de meurtres de la police qui peut, aux prétextes de comportements “susceptibles de perpétrer des atteintes” à leur vie ou à celle d’autrui, s’autoriser à tuer, se sachant, dès lors, légalement couverts. L’usage d’armes à feu par la police contre des véhicules en mouvement est passé de 137 en 2016, à 202 en 2017.
Les conséquences :
Comme on pouvait s’y attendre, le soir même de l’événement, des émeutes ont eu lieu à Nanterre et dans quelques autres communes, avant de se généraliser sur l’ensemble du territoire français, gagnant même certaines communes de Belgique et de Suisse. En France, le nombre des émeutiers a été évalué entre 100 000 et 200 000. Ce sont principalement des commissariats, des gendarmeries, des mairies, des bâtiments publics de tous types, symbolisant l’État, qui ont été visés.
Bien que ces émeutes se soient étalées sur cinq jours consécutifs, dès le premier jour, les membres du gouvernement et en particulier le chef de l’État, son ministre de l’intérieur, et le préfet de police de Paris, loin de toute compassion pour la victime, de toute compréhension, de tout acte réparateur, ont adopté une attitude martiale et ont multiplié les appels à “l’ordre” et “au calme”. Sur le terrain, 45 000 policiers ont été déployés, dont les équipes du RAID, de la BRAV-M., du GIGN, de la BRI, ces équipes n’étant pas formées pour des missions de maintien de l’ordre, mais pour des interventions relevant du terrorisme ou du grand banditisme. Tous sont équipé d’armes de guerre et sont épaulés par des engins blindés, des hélicoptères, des motos et des chiens s’opposant à des émeutiers qui ne leur ont opposé que des mortiers d’artifice. 3800 interpellations ont eu lieu, débouchant sur 380 incarcérations. 60 % des interpellés n’avaient pas de casier judiciaire.
Les mass media ont unanimement déployé une couverture partiale des événements, n’évoquant que de la “violence” des jeunes des cités, demandant d’emblée leur condamnation à ceux qui entraient sur leur plateau, invitant dans leur débat très majoritairement des représentants de la police, de leurs syndicats, des politiciens marqués à droite ou des “spécialistes” aux discours orientés, négligeant toute compréhension du problème et occultant tout représentant d’émeutiers. On oppose de manière indifférenciée les jeunes des banlieues aux policiers, à la manière d’un combat équitable, sans tenir compte des conditions et des motivations bien différentes entre les uns et les autres. On y déplore la moindre agression portée sur un policier, comme si celui-ci n’y était pour rien et n’était pas formé et payé pour cela. À l’inverse, on y présente ces jeunes comme des êtres malfaisants, menaçants, dangereux au comportement fantasque et imprévisible. Les camps du bien et celui du mal sont ainsi plantés. Notons que depuis 2019, des émissions vantant le mérite des interventions policières envahissent les écrans de télévision aux heures de grande écoute, principalement axées sur la délinquance routière ou l’arrestation spectaculaire de fumeurs occasionnels de cannabis ou de petits dealers.
Les syndicats de police ont émis un communiqué de presse parlant de “horde sauvage”, de “minorité violente” qu’ils qualifient de “nuisible”, appelant à les “combattre”, allant jusqu’à menacer le gouvernement d’intervenir s’ils n’obtiennent pas satisfaction et affirmant être “en guerre” en guise de conclusion.
Ce texte résonne étrangement avec la tribune de militaires parus en 2021 dans le quotidien d’extrême droite “valeurs actuelles” , évoquant un “délitement qui frappe notre patrie” en accusant notamment “l’islamisme” et les “hordes de banlieue”, évoquant des risques de “guerre civile” et menaçant le chef de l’État, en cas de “laxisme”, de faire intervenir leurs “camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles…”.
Dans les années 2010, 36 policiers sont décédés dans l’exercice de leurs fonctions, contre 88 dans les années 1980. Le nombre de victimes dans la police n’a cessé de décroître depuis 40 ans. Pendant ce temps, le nombre de victimes de la police au sein de la population ne cesse de croitre De 2012 à 2016, 596 tirs d’armes à feu de la police ont été recensés. De 2017 à 2021 il y en a eu 837. Cela représente une hausse de 40 % en cinq ans. Pour les simples refus d’obtempérer, 30 se sont terminés par le meurtre du conducteur en 2019, 46 en 2020, 53 en 2021. Sans compter les autres décès, liés à d’autres circonstances, comme les interpellations violentes dont Cédric Chouviat ou Adama Traoré y ont laissé leur vie et dont les familles réclament encore justice.
À titre de comparaison, au cours de ces seuls cinq journées d’émeutes, on a dénombré parmi les émeutiers, huit blessures graves, six individus éborgnés, une personne dans le coma et une personne décédée. La colère des émeutiers s’est portée sur les bâtiments symbolisant les difficultés qu’ils rencontrent. La violence qu’on leur prête ne s’est jamais portée que sur du matériel. Au contraire de la police, eux n’ont jamais tué personne.
Pas plus que les militants de la cause climatique et écologique, et pourtant, en amont du meurtre de Nahel, la manifestation du samedi 25 mars à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, avait déjà donné lieu à des interventions policières particulièrement violentes. On y a dénombré 200 blessés chez les manifestants, dont 40 grièvement touchés, principalement par des éclats de grenades et des tirs de LBD. La police a retenu, sans raison, l’intervention des secours, malgré l’appel à l’aide de manifestants confrontés à des blessures graves. Après plusieurs mois de coma, un mort a été évité de justesse, Il aurait pu s’additionner à celui du botaniste Rémi Fraisse qui avait succombé à l’explosion d’une grenade tirée par la gendarmerie en octobre 2014 sur le chantier de la retenue d’eau de Sirvens. Le discours trompeur et émaillé de mensonges du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin avait un temps réussi à faire passer les manifestants pour des “écoterroristes”, avant qu’un travail d’enquête indépendant mette en évidence l’initiative et la violence policière dans les confrontations qui ont eu lieu. Néanmoins, “les soulèvements de la terre” à l’origine de cette manifestation seront dissous quelques jours plus tard, à l’initiative du même ministre.
Quelques jours après les émeutes, la presse révèle que dans la nuit du 1er juillet, Mohamed Bendriss, 27 ans, marié, père d’un enfant et dont la femme en attend un second, est décédé d’une crise cardiaque, alors qu’il prenait des photos depuis son scooter, à la suite d’un “coup mortel”, reçu en pleine poitrine par “un projectile de type LBD”, lancé par un policier du RAID. Lui non plus ne participait pas aux émeutes. Après le visionnage des vidéosurveillances, cinq policiers ont été placés en garde à vue avant que le parquet de Marseille lève celle de deux d’entre eux dans la même soirée.
Puis on apprend que, la même nuit, accompagné d’un de ses amis qui a réussi à prendre la fuite, Hedi, 22 ans, est laissé pour mort dans une rue de Marseille après avoir été touché par un tir de LBD en pleine tête, puis tabassé par des agents de la BAC. C’était un jeune homme travailleur, à la vie rangée, sans casier judiciaire. Il a été pris pour cible uniquement parce que son chemin a croisé celui des policiers. Après avoir été laissé pour mort, il a trouvé miraculeusement la force de rejoindre son ami, avant de sombrer dans le coma et d’être pris en charge par l’hôpital de la Timone de Marseille. Une information judiciaire a été ouverte le 21 juillet et quatre policiers ont été mis en examen pour “violences en réunion par personne dépositaire de l’autorité publique”, après confirmation du témoignage d’Hedi par la vidéosurveillance. L’un d’eux sera placé en détention provisoire, affirmant ne se souvenir de rien, n’avoir rien vu et ne pas se reconnaître sur les images. Un autre est identifié comme étant l’une des figures centrales du tabassage d’une jeune femme, Maria, à Marseille en décembre 2018. Un troisième, Christophe L, le policier identifié comme étant l’auteur du tir de LBD, après avoir nié les faits, reconnaît son tir au bout de deux semaines. Il sera maintenu en détention provisoire et cette seule décision de justice provoquera une vague de contestation dans les rangs de la police, ulcérée que l’un d’eux puisse être mis en prison. Le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, soutenu par le préfet de police de Paris et en violation de son devoir de réserve, ira jusqu’à déclarer : “savoir le policier en prison m’empêche de dormir”. Cette fronde de la police et les propos de leur chef provoquera une vague d’indignation dans le monde judiciaire et dans l’opposition, obligeant le chef de l’État et le ministre de la justice à se démarquer pour la première fois du ministre de l’intérieur en affirmant que “l’indépendance de la justice est une garantie essentielle dans un État de droit”. Pour sa part, Gérald Darmanin se dira “proche de ses troupes” et “conscient des attentes” de celles-ci, en écho à leur demande d’obtenir un statut juridique d’exception leur permettant d’échapper au droit commun.
On peut s’étonner de l’assourdissante discrétion de l’institution judiciaire à propos de tous ces événements. La police échappe déjà à la justice pour les enquêtes la concernant, celles-ci étant confiées à l’IGPN ou l’IGGN, deux institutions sous l’autorité du chef de la police. Le conflit d’intérêt est tel que peut de sanctions tombent. L’omerta, les mensonges, les falsifications de documents et les mots d’ordre en interne de couverture des bavures sont devenus un mode de fonctionnement. Les sanctions diminuent à mesure que les bavures augmentent. En dix ans, les condamnations concernant les violences policières ont été divisées par trois. N’ayant besoin de rendre compte à personne d’extérieur, cette administration est devenu omnipotente. Alors que la police devrait être dépendante de la justice, il n’en est rien. Bien au contraire, la police agit comme si elle dictait sa loi à la justice, donnant raison à Michel Foucault qui l’avait déjà dénoncé en son temps par cette question concluant son analyse sur le rôle du juge : ” n’est-ce pas l’administration judiciaire qui se montre au service de la police ?”. Ceci est particulièrement bien illustré par les mots récents d’un secrétaire de syndicat de police affirmant : “Le problème de la police, c’est la justice!”
La synthèse :
L’histoire récente de notre police est marquée depuis 20 ans par une tendance qui s’affirme de plus en plus :
En 1998, le gouvernement Jospin crée une police de proximité en intégrant des agents de police à la vie de quartier dans les cités. Le but est alors de mettre en place une politique préventive en favorisant la création de liens avec la population des quartiers sensibles. Mais elle est abandonnée cinq ans plus tard en 2003. La France est pourtant le pays européen qui rencontre le plus de difficultés à intégrer correctement les populations qu’elle accueille sur son territoire, favorisant un repli communautariste.
En 2007, l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République marquera un tournant dans la politique de la ville et du maintien de l’ordre, avec l’introduction d’un armement beaucoup plus lourd. Il est question de “nettoyer les cités au Karcher”. Les LBD et les grenades Gli-F4 classés comme arme de guerre par la réglementation internationale font leur apparition. Cet armement est dénoncé comme inapproprié à la fonction, par l’ONU, le conseil de l’Europe et le Parlement européen. À l’époque, Sarkozy avait annoncé que “la police n’est pas là pour jouer au foot”, rompant ainsi définitivement avec les politiques de prévention. En demandant à la police de faire du chiffre, distribuant des récompenses aux plus méritants, il a favorisé les contrôles individuels qui se sont multipliés, au point qu’actuellement la probabilité de l’être pour un maghrébin, un arabe, ou un noir, indépendamment de tout contexte, est devenue 20 fois plus importante que pour une personne blanche. De plus, cette politique à favorisé un certain type d’intervention. Pour faire du chiffre facilement, les fonctionnaires se sont surtout focalisés sur les plus vulnérables et les moins dangereux : la petite délinquance, les consommateurs de drogues, les larcins occasionnels, les manquements au code de la route etc. La grande délinquance et le grand banditisme n’ont jamais été inquiétés par ces dispositions et continue de prospérer. La France est toujours le pays leader des politiques répressives en matière de stupéfiants tout en ayant la population la plus consommatrice de drogues de l’union européenne.
En 2004, l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine) lance un Programme National de Rénovation Urbaine, le PNRU, financée essentiellement par le 1 % patronal. Pour sa part, l’État n’y contribue qu’à hauteur de 1 milliard d’euros sur 12 ans. Alors que sur la même période ce programme va cumuler 12 milliards d’euros jusqu’en 2020, les interventions de rénovation urbaine sont pratiquement nulles. Celui-ci est rebaptisé le Nouveau PNRU (NPNRU) sous la présidence Hollande en 2014, abandonnant tout financement de l’État et surtout toujours sans mise en œuvre, ce que dénoncera la Cour des Comptes en 2020, qui souligne que ce plan aurait pu être mis en œuvre dès 2015. En 2017, le nouveau chef de l’État qui se dit progressiste, charge le père de l’ANRU, Jean-Louis Borloo, de planifier une rénovation urbaine. Celui-ci élabore un projet permettant, non seulement la rénovation des bâtiments, mais aussi abordant les conditions de vie, de sécurité, d’accès à l’emploi, aux services administratifs, aux commerces, aux transports, des quartiers en souffrance. En 2018, il remet à son commanditaire ses conclusions dans un rapport complet, qui sera enterré, dès le lendemain, par le chef de l’État qui balaiera d’un revers de main la réalité des difficultés rencontrées par ces personnes ghettoïsées en les renvoyant à leur responsabilité individuelle.
Avec l’élection d’Emmanuel Macron, un deuxième tournant radical est effectué. Depuis 2017, les crédits alloués au ministère de l’intérieur ont grimpé de près de 4 milliards, pour atteindre 20,6 milliards actuellement, dont près de 15 milliards sont destinés aux seuls “Missions sécurité”. Cette dérive policière s’accélèrera en 2019 quand il s’agira, pour le chef de l’État, de mater les « gilets jaunes » qui lui font peur. Au cours de la seule année 2018, une augmentation de 200 % de l’usage des LBD sera enregistrée à l’occasion de cette révolte. Le 17 mai 2019, le bilan provisoire pour les émeutiers était déjà de 788 signalements, d’un décès, de 284 blessures à la tête, de 24 éborgnés et de 5 mains arrachées.
Dans le même temps, les exactions policières sont de moins en moins considérées comme des bavures individuelles par leur hiérarchie et ce, jusqu’au plus haut sommet de l’État. En 2020, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a tenté de faire interdire la publication d’images filmées de policiers lors de leurs interventions, susceptibles de venir contredire les versions mensongères à répétition des forces de l’ordre. De plus en plus, les défauts de maîtrise, les erreurs techniques ou les sorties du cadre légal de l’usage des armes sont devenus des faits que la hiérarchie policière et les politiques s’empressent de couvrir, quitte à les corriger par des lois qui leur donnent toute légitimité. Dès lors, l’appellation “gardien de la paix” pour qualifier la police ne semble plus appropriée. Il est question, non plus de protéger une population, mais de la terroriser pour la mater.
L’analyse :
Un premier bilan s’impose alors : Premièrement, la montée en puissance de la violence policière ne cesse de croître depuis l’abandon des politiques de prévention. La règle en vigueur dans les démocraties fait que l’évolution de la police est soumise aux orientations de l’autorité politique. L’emploi et l’équipement de la police sont décidés par elle. Le surarmement, les techniques d’intervention et la mentalité, marquée par un éthos très droitier, font glisser ces fonctionnaires qualifiés de “gardiens de la paix” vers celui de “gardiens de la guerre”. Paradoxalement, l’exemple de la Grande-Bretagne montre qu’une police qui n’est pas armée peut-être bien plus efficace et bien plus appréciée de sa population.
Les victimes de la police sont des personnes essentiellement maghrébines ou subsahariennes, trahies par la visibilité des signes extérieurs de leurs origines et leur lieu de résidence. Cet état de fait témoigne de la montée en puissance du racisme au sein de l’institution policière, dénoncée à plusieurs reprises par la presse mais aussi l’union européenne et l’ONU. Ce racisme ne peut proliférer avec autant d’impunité sans l’aval d’une hiérarchie qui se montre complaisante voir solidaire de cet état d’esprit. Ceci n’est pas sans relation avec l’infiltration massive de personnes d’extrême droite dans la police, comme dans l’armée, aussi dénoncée à plusieurs reprises par la presse depuis plusieurs années. De marginal, ce racisme devient un racisme d’État.
Le sentiment d’impunité au sein de l’institution policière est tel que l’ensemble de ses fonctionnaires, jusqu’au chef de la police, ne peuvent plus concevoir être considérés comme des justiciables au même titre que les autres, au point de demander un statut dérogatoire au droit commun. Ils s’affranchissent sans retenue des obligations qui les dérangent, comme celles de porter leur numéro d’identification RIO ou celui de porter et d’allumer leur “caméra piéton” lors de leurs interventions ou encore celle de ne porter sur eux que du matériel autorisé et de ne l’utiliser que dans le cadre réglementaire, comme c’est le cas pour les gants coqués. En se comportant ainsi, elle met en relief une lourde contradiction qui consiste à intervenir pour faire respecter des règles qu’elle-même ne respecte pas.
Les politiques à l’origine de cette dérive ne cherchent clairement plus à promouvoir une administration assurant la protection des citoyens, mais cherche à la militarisée de façon à protéger ses propres intérêts, son intégrité, ses privilèges ou ses biens, en inspirant la peur à la population, ressemblant en cela de plus en plus aux républiques bananières des pays pauvres. Dans le classement des polices les plus appréciés au sein de l’Europe des 27, la France figure parmi les pays les plus carencés.
Si la police se distingue par ses faits d’armes auprès de la population, elle brille aussi par son incapacité à protéger les plus vulnérables. Au début du mois d’août 2023, 70 femmes avaient déjà péri sous les coups de leur mari ou de leur conjoint sans que la police, mais aussi la justice, ne se soit montrés en mesure de les protéger.
La discrétion du chef de l’État sur l’ensemble de ces dérives, émaillées cependant de saillies plus révélatrices les unes que les autres, en dit long sur ses responsabilités. Lors de la révolte des “gilets jaunes”, il avait parlé de personnes voulant “renverser le pouvoir”, alors qu’il ne s’agissait que d’un mouvement désorganisé, hétéroclite et animé par bien d’autres revendications portant principalement sur le pouvoir d’achat ou la démocratie. Les présenter comme des factieux ne pouvaient que justifier une radicalisation de la police. Bien qu’il ait longtemps cherché à nier le terme de “violences policières”, il est pris à revers par la presse qui les pointe en ces termes au fur et à mesure qu’elles s’intensifient. Après le meurtre de Nahel, réclamer “l’ordre” et le “retour au calme”, apparait comme une manière de galvaniser ses troupes.
Les conclusions :
Mais cette radicalisation commandée par l’État et qui s’exerce au sein de la police est révélatrice d’une idéologie beaucoup plus dangereuse qu’il n’y paraît.
Tout d’abord, rappelons que la police est un service public. Elle doit donc être au service de la République et non pas au service d’intérêts politiques particuliers. Elle se doit de respecter l’égalité de traitement, rester neutre sur le plan politique et exempte de toute discrimination. Son rôle n’est pas de faire régner l’ordre, mais de venir en aide, dans le cadre de la loi et en amont de l’institution judiciaire, à tous citoyens rencontrant des problèmes graves. L’Etat détient le monopole de la violence légitime, ainsi que Max Weber l’a décrit. Cette violence, ne peut s’exercer que sur une personne, ou un groupe d’individus, manifestement hors la loi et présentant un danger grave et avéré, mais pas contre le peuple. L’administration policière à la mission de protéger la population qui, en contrepartie accepte d’être désarmée. Si elle rencontre une délinquance dangereuse, elle se doit de traduire les contrevenants devant la justice pour qu’ils soient jugés dans le cadre de la loi et des droits dont ils disposent. Ce n’est pas à elle de rendre justice d’une quelconque manière, qui, de fait, ne serait qu’arbitraire et illégal, faisant de ces représentants des délinquants condamnable.
Rappelons aussi qu’au sortir de la guerre, dans le programme du CNR (Conseil National de la Résistance) figuraient des mesures sociales qui vont donner naissance à la sécurité sociale, mais aussi à “l’ordonnance de 45” qui institue une juridiction spécifique à l’endroit des mineurs, en mettant l’accent sur l’éducatif plutôt que sur le répressif. Destinée à être étendue par la suite à la justice des majeurs, cette ordonnance a été régulièrement mise à mal, particulièrement depuis Nicolas Sarkozy qui souhaitait l’abolir, jugeant les enfants responsables de leurs actes, dès la maternelle.
Ainsi donc deux idéologies radicalement différentes s’affrontent. D’une part celle issue de l’ancien régime et de la religion, reposant sur la notion de “libre arbitre” porté comme valeur fondamentale par Saint-Augustin se réclamant d’Aristote, et qui n’est rien d’autre que la faculté qu’aurait l’être humain de se déterminer librement et par lui seul, à agir et à penser. Avec l’essor de la chrétienté, la patristique a repris cette théorie dans ses fondements religieux, organisant la société autour de cette croyance. Nous en avons donc hérité.
D’autre part, celle issue de la pensée matérialiste, qui s’oppose radicalement à la première et qui puise ses origines chez les philosophes atomistes de l’Antiquité tels que Démocrite, Socrate ou les épicuriens. Spinoza, s’inspirant de Descartes, l’a réintroduit avec force au XVIIe siècle, s’opposant ainsi au dogme établi. Fondamentalement déterministe, cette pensée part du principe que tout événement répond forcément à un principe de causalité et que le corps et l’esprit ne sont pas deux entités séparées et autonomes, mais une seule et même matière qui répond, comme tout autre phénomène, au principe de causalité. Notons que la science, qui fait chaque jour ses preuves, n’est rien d’autre qu’une recherche objective des causalités qui produisent les phénomènes observés. Depuis Darwin, nous savons que l’être humain n’est pas un dieu et qu’il ne peut donc pas échapper à cette loi universelle.
La première théorie est portée par la droite conservatrice et se traduit, en termes d’organisation sociale, par la nécessité de dresser les corps pour qu’ils répondent aux comportements attendus. Il s’agit là, ni plus ni moins, que de réaliser ce que font les dresseurs de bêtes sauvages, manipulant ces dernières par la récompense et la peur afin d’obtenir d’elles le comportement qu’ils souhaitent. Le résultat ne satisfait que le dresseur, l’animal n’ayant aucune prédisposition pour les actions qu’on lui demande d’accomplir. Il en va de même pour les être humain qui ne naissent pas pour être serviles. On retrouve aussi cette pratique dans l’éducation des parents de certaines familles préférant soumettre leur enfant à leurs attentes plutôt que de l’aider à “devenir qui il est”, selon la formule du philosophe Pindar. Dans cette croyance, le bien et le mal s’affrontent comme deux entités séparées et autonomes, les plus forts s’estimant toujours du côté du bien. Cette théorie est idéalisée et portée par la propagande américaine dans des films aux scénarios opposant le bien et le mal de manière tranchée et caricaturale. La police étasunienne et maintenant française, est à cette image, opprimant et écrasant les plus faibles perçus comme des êtres colportant les forces du mal et facilement identifiable à leur couleur de peau. La peine de mort et la prison sont au centre de cette organisation sociale, comme l’a aussi décrit Michel Foucault dans son œuvre “surveiller et punir”. Si cette logique apparait comme une évidence pour certains, aucune étude n’a démontré d’effet dissuasif de l’emprisonnement sur la délinquance, ni d’efficacité à prévenir la récidive. Les chiffres de cette dernière se révèlent même très élevée. Après une condamnation à de la prison ferme : 63 %des personnes sont recondamnées dans les cinq ans suivant leur sortie. Le ministère de la Justice lui-même soulevait, en 2014, que “la récidive est toujours moindre après des sanctions non carcérales”. Malgré cela, la principale préoccupation des politiques reste la surpopulation en prison et non le traitement des causes menant aux incarcérations. On construit donc des prisons. Et plus on construit, plus on enferme. Avec l’accentuation des politiques répressives, la population dans les prisons atteint des sommets avec à ce jour, 71669 prisonniers pour 60715 places, et la France est pointée par la CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme) pour les conditions indignes et dégradante dans lesquelles ces prisonniers sont maintenus.
La seconde théorie est portée par les idées progressistes de gauche, démarquées de toute religion, recentrant et nuançant les concepts de bien et de mal par un regard critique qui s’appuie sur les causes qui produisent les comportements délinquants. Ces derniers, au même titre que les individus ayant eu la malchance de croiser leur route, ne sont plus perçus comme des coupables, mais comme d’autres victimes dont les raisonnements qui les ont animés et aveuglés, les ont enfermés dans des comportements nocifs et dangereux, tant pour eux-mêmes que pour les autres. Nous retrouvons là la leçon de Socrate : “Nul n’est méchant volontairement”. Les pratiques de résolution des problèmes s’en trouvent donc radicalement différentes. Il est question de mettre l’accent sur le préventif plutôt que sur le répressif en détectant et en traitant les déviances en amont, comme “l’ordonnance de 45” le souhaitait pour les mineurs. L’accent est mis sur la compréhension des éléments qui conditionnent un comportement et la nécessité de les rendre intelligibles à son auteur de manière à ce qu’il change de lui-même sa façon d’être et d’agir. La pratique est plus complexe, elle demande un effort de compréhension et d’accompagnement individuel, mais les résultats sont probants, car la prise de conscience induit un comportement durablement différent. Cette approche demande aussi un investissement bilatéral de compréhension et une souplesse d’esprit excluant toute rigidité et toute croisade au nom de la vertu ou de la vérité, chacun pouvant apprendre de l’autre ce qu’il en est de ses perceptions du bien et du mal, ainsi que du bien-fondé des éléments qui les conditionnent. Dans ce contexte, même si une surveillance reste nécessaire, elle ne peut être que bienveillante, car il n’est plus question de punir mais de guérir. On retrouve cette ouverture dans le nouveau dispositif de la justice des mineurs avec l’introduction d’une “justice restaurative” depuis la loi Taubira de 2014 sur la prévention de la récidive, qu’il faudrait aussi pouvoir élargir aux majeurs.
Une pensée dépassée :
Alors, de quoi est mort Nahel ? À l’évidence il a été victime de la montée en puissance des théories du “libre arbitre” mises en pratique par des politiques à la mentalité conservatrice, rigide et autoritaire qui ont toujours cherchées à étouffer dans l’œuf toute pensées alternatives. L’abandon du plan Borloo par Emanuel Macron, au motif que les habitants des cités seraient responsables de leur sort, est un exemple typique de cette mentalité. Incapable de prendre la mesure des éléments, pourtant si évidents, qui ont conditionnés les émeutes des quartiers, il s’en remet à un argumentaire aussi surprenant qu’improbable, évoquant l’abus de jeux vidéo ou le défaut de rigidité dans l’éducation parentale. En essentialisant le mal chez les plus pauvres, les condamnant à disparaitre par un jeu de “sélection naturelle”, dont il est le seul maitre d’œuvre, leur refusant toute contestation sur la légitimité de leur sort, il les abandonne en les enfermant définitivement dans leurs conditions. Le problème de cette attitude autoritaire est qu’elle s’entête dans une spirale de violence, généré par le bras-de-fer qu’elle impose à la population. Le chef de l’Etat ne s’embarrasse d’aucune forme de compréhension, ce qui serait perçue par lui comme par ses pairs comme une marque de faiblesse ou de laxisme ainsi que le montre les déclarations des militaires ou des syndicats de police.
Nahel est donc mort de cette dystopie politique qui pense détenir la vérité du bien et pouvoir terrasser le mal en s’opposant frontalement à une population jugée et condamnée sans procès sur l’hôtel des intérêts privés. Il a été, comme d’autres avant et après lui, enfants ou adultes, éborgnés, amputés ou emprisonnés, victime de n’avoir pas été compris ni entendus. La police tue. Et le gouvernement en est d’autant plus responsable qu’il se permet de renvoyer ceux qui se plaignent à leur responsabilité quand cela l’arrange, les stigmatisant comme des individus porteurs du mal. En ce sens, le meurtrier de Nahel, comme de toutes les autres victimes de la police, est très précisément Emmanuel Macron. Avec lui, et sa vision de “l’ordre” si chère aux dictateurs, le retour au chaos est une perspective plus que probable, l’extrême droite étant prête à prendre le relais de sa politique martiale. Oui la police tue. Et chacun de nous ne reste pas étranger à tous ces meurtres, commis par des fonctionnaires de police appartenant à une entité administrative gérée et payée par l’État. C’est avec l’argent de nos impôts qu’ils sont tous morts, éborgnés, amputés, incarcérés. Que nous le voulions ou non, nous avons tous du sang sur les mains.
JBL
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