La crise, c’est cette latence où ce qui ne répond plus aux exigences d’une époque s’accroche pour perdurer, alors que ce que ces exigences font émerger comme nécessaire peine à naître et s’affirmer. Dans ce chaos entre ce que Chateaubriand appelait « les semences et les débris », le capitalisme a résolument pris le parti des émergences. Il a fait de l’hubris d’un arraisonnement technique sans conscience, et de celui d’un marché sans fin, une loi d’airain du profit. Au même titre que l’exploitation par le travail sans autre égard pour la vie que sa reproduction a minima, et l’extraction dilapidant les ressources planétaires avec une violence sans égard pour la vie terrestre. (K. Marx)
Malgré les crises inhérentes à cette logique mortifère, son hégémonie idéologique a imposé cette fuite en avant comme la seule marche historique. Au point que ses adversaires les plus résolus l’ont adoptée comme celle du progrès social, épousant à leur insu mais avec acharnement une vision téléologique de l’histoire rendant leur victoire illusoirement inéluctable ! Exit au passage une dialectique plus fine, suggérant que l’impératif de faire advenir du jamais vu, une société sans aliénation, violence et domination, pourrait articuler l’invention radicale du nouveau avec la réactivation féconde de tout ce que le capitalisme a historiquement obéré sans jamais avoir dépassé sa portée sociale. Le défi de faire advenir un futur inédit de vertu écologique et d’émancipation sociale invite même à jauger ce qu’il convient d’inventer comme nouveau faire-ensemble à partir de cette réappropriation des faire-ensemble historiques. Car c’est bien les avantages irremplaçables de ces faire-ensemble qu’ont fait accepter aux humains les contraintes allant jusqu’à la servitude volontaire pour vivre ensemble en société. (J-J Rousseau)
L’immense défi d’un futur juste, soutenable et désirable, c’est esquisser des Nous qui soient exsangues de contraintes et d’aliénation pour les Je qui les composent. Longtemps la tradition progressiste a promu la socialisation comme la voie de cette libération. Elle demeure en très grande partie et dans bien des domaines de nos vies et activités quotidiennes, mais est insuffisante.
Jusque là, contre la juxtaposition d’individus atomisés en concurrence, diluant tout commun dans les sociétés hétéroclites qu’impose le capitalisme, n’a émergé que l’uniformisation des individus sans autonomie dans des sociétés homogènes au commun unique et imposé dans la farce tragique du socialisme. Soit deux impasses liberticides.
Ce qu’une libération individuelle et collective à partir des méandres complexes de l’individuation (G. Simondon) et des défis du continent biographique (L. Sève) exige, c’est la constitution de sociétés hétérogènes où la force des ensembles pluriels requiert la mobilisation respectueuse de toute la richesse des singularités qui les composent. La singularité est ce que nous, les êtres humains et tous les vivants, partageons. Son respect absolu et sa préservation hautement qualitative constituent, au travers nos obligations vis-à-vis des générations passées, présentes et à venir, et du monde fini qui est le nôtre, la condition première de notre être-en-commun.
Les nouveaux faire-ensemble qui pourraient nous relier les uns et les unes aux autres, ainsi qu’à l’ensemble des vivants, supposent l’articulation des autonomies solidaires aux coopérations auto-organisées. La communisation, c’est la mise en œuvre des intelligences collectives et des agir en commun à toutes les échelles, sources de nouvelles communautés harmonieuses de vivants terrestres. Ainsi, au travers et par-delà la diversité des cultures et sociétés humaines, de nouveaux rapports communs ouvriraient des articulations inédites, des Je et des Nous, permettant de déployer en synergie une maîtrise des destins singuliers et des destinées communes par des auto-gouvernements écologiquement vertueux et socialement émancipateurs. Réinventer l’avenir invite à réinventer le progrès, l’universalité et la démocratie. Ensemble.
Makan Rafatdjou
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