Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Un nouveau stade de développement du Capitalisme ?

L’effondrement des modèles de régulation : la fin du compromis Capital/Travail de l’après-guerre

Avant de réussir à sortir de la sidération de l’arrivée de Trump au pouvoir, peut-être, comme le propose Makan Rafatdjou dans l’édito du numéro 66 de Cerises, « par la puissance des peuples », il semble nécessaire de porter un regard historique et circonstancié sur l’évolution du système capitaliste.

« Hier, dit Pierre Zarka, le capitalisme était à sa manière porteur de développement industriel, avec ce que ça supposait en travail, qualification, instruction, santé suffisante, consommation pour vendre, avec les abus qu’on a connus ». Josiane Zarka ajoute que le capitalisme de l’époque avait permis certaines avancées parce qu’il était tourné vers la production de biens et de services et qu’il trouvait son intérêt dans le développement et l’exploitation du travail salarié. Ce n’est pas qu’il était gentil, mais il avait un plus grand intérêt à avoir des travailleurs en bonne santé, ou des travailleurs éduqués que maintenant, où il est dans la spéculation ou la délocalisation. ».

Parmi les acquis, Alain Lacombe note « la sécurité sociale, les impôts progressifs » (« certes, c’était le programme de la résistance, mais tous les acquis, c’était déjà du déjà-là, y compris politique qu’on n’a pas défendu comme tel »).  Sylvie Larue ajoute à ce début de liste : « … les questions d’éducation, ou l’investissement dans l’éducation, avec de plus en plus d’enfants à l’école, avec le collège unique, avec 80% d’une classe d’âge au bac, avec l’accès à l’enseignement supérieur. C’est quand-même un des acquis importants. Et ce que disait Pierre, c’est que l’accès d’un plus grand nombre à un plus haut niveau de culture a conduit aussi maintenant à des exigences de démocratie plus fortes. Donc ça, c’est fondamental. »

Selon Makan Rafatdjou, toutefois, un imaginaire autour des « Trente Glorieuses » a d’une certaine façon, « anesthésié la démocratie ». « Moi, je suis de plus en plus persuadé que la fameuse période qu’on appelle de moins en moins les Trente Glorieuses, et dont je pense de plus en plus qu’elles sont « les trente désastreuses », et pas seulement au point de vue écologique, j’y reviendrai, ça a vraiment été une toute petite parenthèse dans l’histoire du capitalisme. Mais néanmoins, cette période-là a colonisé nos imaginaires sur la longue durée ». « Je suis de moins en moins persuadé, ajoute-t-il, qu’y compris à d’autres époques, le Capitalisme ait pu faire du développement. C’est-à-dire que quand on porte un regard rétroactif, bien-sûr qu’il y a eu un développement, mais un type de développement qu’il voulait. Je prends l’exemple de la façon dont on a fait territoire en France pendant les Trente Glorieuses. Oui, on a construit des logements sociaux. Et oui, il fallait le faire. Mais comment on l’a fait ? Avec quel désastre territorial ? Les centres commerciaux, l’aménagement du territoire, les métropolisations. Et ça, en plus, ce sont des choses durables, qu’on ne peut pas remettre en cause. Donc, moi, je suis de moins en moins persuadé, y compris à l’époque de Marx lui-même – je ne dis pas qu’il ne fait que du négatif, mais je suis persuadé que quand il fait du positif, il le fait à l’aune et à l’image de ce qu’il souhaite faire. » Le Capital a « toujours eu cette capacité d’être réactif, y compris par la force, par la répression, etc., mais surtout d’être proactif. C’est à dire d’anticiper les changements qu’il voulait. »

S’il y a eu des avancées, c’est donc grâce à une sorte de compromis entre l’intérêt du capital et ceux des travailleurs. Cependant, la mutation du capitalisme vers une logique de spéculation et de délocalisation a rendu ce compromis « obsolète », selon le mot de Josiane Zarka.

L’épuisement du modèle néolibéral.

Le capitalisme a, de fait, été « aménageable parce que ça coïncidait avec ses vues, et ses intérêts, c’est certain. Mais aujourd’hui, il y a un divorce profond entre les aspirations populaires et les intérêts de la reproduction du capital. » (Pierre Zarka). « Sa manière, aujourd’hui, c’est la désertification industrielle, c’est la régression culturelle, c’est la fin du développement de l’accès à la culture, à l’enseignement, c’est la régression en matière de santé. ».

Pour Jean-Marie Harribey, « Ce bouleversement arrive avec une toile de fond qui est une phase d’impasse de l’accumulation du capital, l’épuisement du modèle productiviste, d’où l’exacerbation des contradictions, sociales et écologiques, dont l’affaiblissement des gains de productivité – et donc des potentiels de création de valeur pour le Capital – est le signe. Sommes-nous devant un tournant néolibéral vers une forme libertarienne où l’état de droit disparaît, ou est remis en cause, plutôt – ainsi que ses régulations à la démocratie ? »

Alain Bihr « On peut s’interroger si les changements actuels introduisent des ruptures avec les rapports de production et les rapports sociaux antérieurs. Avec l’élection de Miléi, par exemple, on observe une transformation du néolibéralisme en libertarianisme. Ce dernier partage nombre de postulats avec le néolibéralisme, mais en constitue une radicalisation, caractérisée par un durcissement autoritaire, la dérégulation accrue des marchés et la réduction de l’État à une formule minimale, qui liquide toute forme d’État providence, de droit social et de secteur public. Si ce saut devait se confirmer en se généralisant, il préfigurerait sans doute des agressions graves contre les salariés des administrations publiques et l’ensemble des classes populaires.  Le libertarianisme paverait-il la voie vers le fascisme ? ».

Alain Bihr poursuit : « Je serais très prudent dans l’appréciation des changements qui sont en cours, par manque de recul par rapport à eux, et d’autre part, comme plusieurs intervenants l’ont souligné, le capitalisme tel qu’il existe, se reproduit à travers le changement permanent. La radicalisation du libéralisme en libertarianisme, c’est aussi une évolution peut être spectaculaire, mais qui vient à la suite de toute une série de choses qu’on a vues au cours de ces derniers lustres. »

Patrick Le Tréhondat signalait que « l’on assiste actuellement à quelque-chose auquel on ne pensait devoir jamais assister : un chef d’État qui travaille à détruire systématiquement son pouvoir d’État. Est-ce que c’est le monde ou les classes dominantes qui basculent ? Parce que ces changements ne semblent pas être une réponse à une pression de mouvements émancipateurs contre lesquels les classes dominantes se sentiraient menacées « ?  Le but ? Une nouvelle organisation des classes dominantes, qui creuse les écarts.

Sylvie Larue le rappelle dans sa réflexion sur l’éducation en France : « En même temps que l’accès à un plus haut niveau de culture et d’éducation, les inégalités scolaires, les inégalités sociales, ont continué à se creuser. Et la reproduction des inégalités, elle, continue. Voire, s’accélère. Et les enfants des classes populaires n’accèdent pas dans les mêmes proportions à des hauts niveaux de culture comme d’autres enfants des classes favorisées. Et encore, ça, ça reste encore trop pour les classes dominantes… »

L’arrivée au pouvoir de figures populistes comme Trump marque un tournant non négligeable dans l’organisation des classes dominantes : « aujourd’hui, le capitalisme ne porte plus de développement. Là, il est question aux États Unis par exemple de fermer les universités, et (…) c’est quelque chose de complètement nouveau. C’est la première fois je crois, et il ne faut pas le banaliser, que le capitalisme ne cherche plus à intégrer la population et le monde à son système, mais qu’il cherche au contraire à le rendre incapable de participer. » (Pierre Zarka).

Mais que cherche vraiment un Donald Trump ? Makan Rafatdjou a une explication : « Je ne pense pas que Trump est en train de défaire tout l’État pour, à un moment donné, ne pas avoir d’État. Ce qu’il fait au FBI, ce qu’il fait à la CIA, ce qu’il fait au Pentagone etc. d’une certaine façon, il n’est pas en train de démanteler ces machines, il est en train de démanteler dans ces machines celles et ceux qui sont contre lui. C’est à dire que demain, il peut remonter ces machines à l’image de ce qu’il souhaite. On n’est pas à l’abri de ça, et je pense qu’il ne s’en privera pas. »

Pierre Zarka : « Je pense que l’inquiétude des tenants du capitalisme est plus profonde qu’ils ne le laissent voir. Ils essayent de nous prendre de vitesse, parce qu’au fond, ils craignent que les dominés deviennent leurs fossoyeurs ».

Christophe Courtin pointe « les dégâts humains colossaux engendrés par les décisions de Musk de trancher dans l’aide internationale au développement, balayant notamment trente années de politiques de lutte contre le sida. Mais il observe aussi que Trump et sa clique ont déjà perdu et que les marchés financiers s’inquiètent, que le boycott des produits américains s’étend. Tesla voit ses ventes chuter de 76% en Allemagne ».

Capitalisme, remodelage du travail et révolution numérique

Josiane Zarka, « L’enjeu de la révolution numérique n’est pas seulement d’ouvrir un nouveau champ à la valorisation au capital, mais constitue pour lui « une véritable alternative à la politique » (National Science Fondation 2022). « Une « gouvernance algorithmique » se met en place dans laquelle des processus automatisés « décident », sans interactions humaines directes, de l’attribution des allocations à la CAF ou du licenciement d’un employé chez Amazon. Au-delà des risques sociaux, il y a un danger existentiel de nous dessaisir de nos facultés de comprendre, d’exercer notre responsabilité et que tout ce qui est spécifique à l’humain soit « dévalorisé ».

Pour plusieurs intervenants, dont Jean Marie Harribey, « L’abandon de la question du travail par les forces progressistes explique que le patronat ait pu avancer sur ses objectifs ».

Ces changements sont marqués notamment par le management par objectif et une redéfinition patronale de la domination salariale : avec les plateformes numériques et l’auto- entreprenariat, l’individu se retrouve seul, sans droits, payé à la tâche ou à la mission face au patron tout puissant. A cela s’ajoute un renversement de la hiérarchie des normes et l’émergence de nouveaux rapports sociaux : les individus ne sont plus soumis à loi et au droit communs mais à des contrats passés de gré à gré, dans un rapport d’allégeance qui fluctue en fonction du donneur d’ordre. Tout cela provoque une fragmentation des collectifs de travail affaiblissant les solidarités traditionnelles et contribuant à une démobilisation politique et sociale.

Les recompositions géopolitiques et leur implication

Catherine Destom-Bottin considère qu’avec l’émergence des BRICS, les rapports de forces internationaux se modifient en profondeur jusqu’à la contestation de l’hégémonie des États-Unis, tant sur le plan économique que sur le plan géopolitique. Cependant, Alain Bihr observe qu’aucun des États émergents ne constitue un modèle de démocratie politique et sociale.

Dans sa contribution Jean-Paul Bruckert décrit une bascule dans les relations internationales où les ruptures l’emportent sur les continuités du monde. Le monde selon lui est aujourd’hui transformé en un « Far West planétaire », la primauté de l’America First, la primauté de la force sur le multilatéral, la trahison de l’Ukraine, l’alliance avec Poutine, la dégringolade Européenne.

S’il faut synthétiser l’accent mis désormais sur la force et le mépris pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’autodétermination, il est clair que la position de Trump sur le conflit israélo-palestinien (la radicalisation d’une attitude américaine constante) et surtout sur la guerre d’agression de Poutine en Ukraine (un retournement) en sont les symboles. Ce dernier point représentant dans toutes ses dimensions le véritable pivot de la bascule internationale ou le nœud d’un ancien ordre international qu’il s’agit de trancher. Bref, une approche trumpiste qui correspond à l’idéologie libertarienne, un retour à un état de nature où seuls les forts l’emportent car du fait de leur puissance ils peuvent se dégager des contraintes que pourraient leur imposer un ordre international fondé sur le droit.

Cependant Nara Cladera, nous rappelle que nous, Européens, avons souvent une vision autocentrée des processus de radicalisation des classes dominantes et même si nous savons ce qui s’est passé en Amérique latine avec les dictatures militaires, nous n’avons pas toujours pris la mesure de ces processus qui, d’une certaine façon, avec d’énormes différences, ressemblent à l’accélération de ce qui se passe actuellement …

Alain Lacombe, lui, attire notre attention sur l’illusion de l’indépendance possible de la France et de l’Europe vis-à-vis des États-Unis, tant la mondialisation des capitaux s’accélère. Aubaine pour le capitalisme mondialisé, la course aux armements, le recours à la guerre est un moyen de surmonter la crise du système. Prolétaires de tous les pays, unissons-nous. Alain nous invite à inventer un nouvel internationalisme prolétarien pour s’opposer à la mondialisation capitaliste galopante.

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Horizons d'émancipation

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