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Mémoires calédoniennes, amnésies françaises

Une nouvelle séquence insurrectionnelle qui a déjà fait six morts au moment de la rédaction de cet article s’est ouverte en Nouvelle Calédonie. Un niveau de violences extrêmes prévaut. Comme en 1988 la menace d’une guerre civile existe. Les émeutes urbaines initiées par les jeunes Kanaks sèment le chaos à Nouméa. Cela se passe sur « le Caillou » à 16 732 kilomètres de Paris, sur un territoire grand comme une fois et demie la région parisienne où vivent 270 000 habitants, ce qui équivaut à la population de Bordeaux. Depuis une année pourtant des manifestations pacifiques encadrées par une Cellule de Coordination des Actions de Terrain (CCAT), initiée par les partis indépendantistes, battaient le pavé de Nouméa pour rejeter la possibilité juridique qu’avait le gouvernement d’accélérer le processus pour un dernier vote définitif sur le statut de l’île. Cette violence aurait pu être anticipée et évitée.

« Laissez-nous gérer nos interdépendances » disait Jean Marie Tchibaou, le leader indépendantiste Kanak assassiné en mai 1989 une année après avoir signé l’accord de Matignon avec Jacques Lafleur, le leader des descendants des Européens et Kabyles arrivés en Nouvelle Calédonie après la conquête de l’île par Napoléon III, appelés les Caldoches. Ces accords signés sous l’égide de Michel Rocard à Matignon mirent fin aux affrontements violents entre pro et anti indépendantistes qui firent 90 morts entre 1984 et 1988. Le meurtrier de Tchibaou, un indépendantiste d’un clan opposé, qui avait vécu la féroce répression sur l’île d’Ouvéa, n’acceptait pas le compromis signé entre les deux hommes, dont la principale clause, reprise dans l’article 2 de la loi du 9 novembre 1988 promulguée à la suite des résultats positifs du référendum, prévoyait : « Entre le 1er mars 1988 et le 31 décembre 1998, les populations de la Nouvelle Calédonie seront appelées à se prononcer par un scrutin d’autodétermination sur le maintien dans la République ou son accession à l’indépendance ». Avec la garantie de la France, les protagonistes se donnaient dix ans pour préparer la voie à un scrutin apaisé pour l’autodétermination des habitants de Nouvelle-Calédonie ou de Kanaky, selon la dénomination de chaque camp. Un processus de dialogue dans le temps était enclenché stoppant les violences civiles. La situation coloniale, notamment les fortes inégalités sociales et économiques entre les Kanaks et les habitants d’origine européenne, n’était pas réglée, mais la voie pour trouver un chemin vers une solution institutionnelle préservant le vivre ensemble des anciennes communautés installées sur l’île était ouverte. La gestion difficile des « interdépendances » pour un destin commun commençait.

Ce processus de décolonisation avait été initié avant les accords de Matignon de 1988. En juillet 1983, devant la montée des tensions sur l’île, Georges Lemoine, secrétaire d’état aux DOM-TOM du gouvernement Mauroy avait souhaité réunir les forces politiques autour d’une table-ronde pour sortir de la crise politique qui régnait en Nouvelle-Calédonie. Pendant cinq jours à Nainville-les-Roches dans les Yvelines, les adversaires politiques durent se parler, s’écouter et se comprendre. Ces discussions n’aboutirent pas à un accord mais des choses furent dites et entendues de part et d’autre, notamment la réalité du fait colonial par les représentants des Caldoches Jean-Pierre Aïfa, Gaston Morlet, Christian Boissery, descendants de condamnés aux travaux forcés, qui posèrent le débat dans ces termes : “La France nous a déposés les chaînes aux pieds et nous a interdit de rentrer, et que dire de Taïeb Aïfa dont le père a été transporté en Calédonie par le fait de la colonisation française en Algérie, comment peut-on être des colonisateurs ?”. A l’issue des discussions, Georges Lemoine présenta un nouveau statut de l’île renforçant les prérogatives du gouvernement local, la paix dura 16 mois et après le boycott des élections territoriales par les indépendantistes, les violences et les assassinats reprirent pour aboutir en mai 1988 à la prise d’otages par des indépendantistes suivie du massacre de la grotte d’Ouvéa qui fit 2 morts du côté des forces de l’ordre et au moins 19 morts chez les indépendantistes dont plusieurs exécutés sommairement[1].

Le 5 mai 1998, le dialogue entamé par l’accord de Matignon, aboutissait à l’accord de Nouméa signé sous l’égide du premier ministre Lionel Jospin. Le préambule de cet accord faisait des ouvertures fondamentales vers une décolonisation institutionnelle et maîtrisée : la légitimité des Kanaks en tant que peuple autochtone, leur « pleine reconnaissance », la légitimité des nouvelles populations arrivées sur l’île jusqu’au moment de la signature de l’accord, la reconnaissance des conséquences dramatiques de la colonisation sur le peuple Kanak, la validité du processus de décolonisation pour aboutir à un lien sociable durable entre tous les habitants, l’adoption des signes identitaires du pays (nom, drapeau, symboles), la possibilité d’un destin conjoint et une citoyenneté commune dans une souveraineté partagée avec la France en perspective d’une pleine souveraineté. Des politiques d’inclusion sociale et économique importantes avec des moyens financiers conséquents devaient combler les inégalités entre les Kanaks et les autres habitants de l’île. Plusieurs évolutions institutionnelles de l’accord de Nouméa étaient intégrées dans le nouvel article 77 de la constitution notamment le transfert de nouvelles compétences, l’organisation des institutions locales, le gel du corps électoral à l’année 1998, et l’organisation jusqu’à trois référendums sur l’accession à la pleine souveraineté. L’engagement de ne pas modifier l’un de ces engagements à moins d’un accord global sur l’avenir de l’île était également inscrit dans la constitution. Aujourd’hui les Canaques représentent 40% de la population, les Européens 25 % (dont 2/3 issus de l’immigration coloniale, citoyens libres et forçats), les Métis, asiatiques et Wallisiens, 35 %.

Les deux premiers référendums ont été organisés le 4 novembre 2018 et le 4 octobre 2020 avec un fort taux de participation. Le Non à l’indépendance l’a emporté à 57 % au premier scrutin et à 53 % au second. C’est avec le troisième référendum, organisé le 12 décembre 2021 que le processus s’est enrayé et a abouti à la situation que nous connaissons. Le Non l’emporta par 96,5 % des voix avec un taux d’abstention de 56 % alors qu’il n’était que de 5 % pour les deux scrutins précédents. Le choix de cette date par le gouvernement français en accord avec le camp loyaliste avait été contesté par le camp indépendantiste qui voulait organiser le vote après les présidentielles de 2022, conformément à ce qu’avait proposé le premier ministre Edouard Philippe. Devant le blocage du gouvernement sur la date, les indépendantistes, arguant des conséquences de la pandémie de COVID et de la période de deuil coutumier nécessaire, décidèrent de boycotter ce scrutin. Le camp loyaliste voyant dans cette dérobade la crainte par les indépendantistes d’un vote qui leur aurait été défavorable. Une courte période de transition s’en est suivie et c’est le vote par l’Assemblée Nationale dans la nuit du 14 au 15 mai du « dégel » du corps électoral pour le dernier référendum calédonien à venir qui a mis le feu aux poudres.

« Entre le oui et le non, il y a le nous » disait l’historien calédonien Louis José Barbançon. Caldoche, descendant par sa mère d’un condamné déporté et par son père d’un migrant libre, il montrait par-là l’importance du temps et de l’histoire pour fonder une communauté de destin, telle que voulue par l’Accord de Nouméa. Matignon et Nouméa étaient les deux premières étapes d’une décolonisation réussie de la France, la troisième étape pacifique, qui dure depuis trente-six ans a été détruite en trois jours, pour reprendre la formule de Romuald Pidjot sur Médiapart, secrétaire adjoint de l’Union calédonienne, membre du bureau politique du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS).

Poussé par la frange la plus radicale des indépendantistes, notamment la ministre de la citoyenneté dans le gouvernement Borne, également présidente de la province sud de Nouvelle-Calédonie, le gouvernement, Emmanuel Macron et Gérard Darmanin en tête, en passant en force, ont oublié les leçons de l’histoire alors que le devoir de mémoire et de vérité de l’histoire aurait dû les guider.

Ce travail de mémoire, travaillé par Louis José Barbançon[2] montre « d’un côté, une communauté kanak, enracinée par une présence de 3 000 ans, fondée sur l’oralité où la mémoire relevait du vécu et de l’autre, la communauté européenne issue de la colonisation, où le processus d’une mémoire qui serait due aux Anciens par les contemporains pour les générations futures, ne relève pas non plus de l’évidence. Ce serait, plutôt, exactement le contraire. Longtemps, le droit à l’oubli a prévalu sur le devoir de mémoire. Hérétique et sacrilège était celui qui osait rompre le non-dit ». Non-dit qui couvre la réalité qu’entre 1887 et 1938, 21 000 personnes ont été exilées sur l’île, dont 3738 hommes (2100 Algériens) et 457 femmes condamnées à être immatriculés sur les registres de la relégation où elles avaient un statut personnel à peine supérieur à celui des Kanaks. « Je me suis, longtemps, interrogé à propos de cette disposition de l’esprit qui conduit notre société insulaire, issue d’une histoire coloniale, à penser et, même, à professer que l’oubli et le non-dit sont fondateurs, et que sans ces deux piliers, chez nous on dirait ces deux poteaux, il serait impossible de construire une case commune… »

Pourquoi devant cette complexité d’une décolonisation fragile, de long terme, qui allait dans la bonne direction, le gouvernement en s’appuyant sur les éléments les plus radicaux contre l’indépendance, a choisi la voie du torpillage d’un processus politique qui amenait l’éloignement avec à terme l’accord envisageable de la majorité des Calédoniens ? C’est qu’aujourd’hui encore les colonies doivent avant tout être utiles à la métropole. Outre sa position géostratégique dans le pacifique sud, le territoire abrite le quart des ressources mondiales en nickel, un élément indispensable pour fabriquer des batteries de voitures électriques. Cette remontée d’un vieil impensé colonial français, qu’on croyait dépassé après les leçons de l’histoire, illustre aussi la pensée politique du gouvernement dans la répression de ses oppositions : violences policières et criminalisation de la radicalité comme pour les Gilets jaunes et les Soulèvements de la Terre.

[1] David Servenay. Nouvelle Calédonie, l’aveu de Rocard sur l’affaire d’Ouvéa. Rue 89. 19 août 2008.

1[2] Louis José Barbançon. Mémoires oubliées, devoir de mémoire, devoir d’histoire. Présence africaine 2006 N°173

  1. NDLR : Cet article nous est parvenu il y a un mois. Pour des raisons techniques nous n’avons pas pu le diffuser plus tôt. Que l’auteur (que nous remercions) et les abonnés nous en excusent. ↩︎
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