On connait la célèbre formule souvent citée par Edgar Morin du poète allemand Hölderlin au XIXe siècle qui disait « là ou croît le péril, croît ce qui sauve ». C’est dans le dépassement dialectique des contradictions révélées par les crises, qu’il faut trouver la sortie. De l’hégélianisme appellation contrôlée que Marx détournera en y ajoutant la lutte des classes. C’est vrai que dans la convergence des crises que nous vivons aujourd’hui, de Gaza à l’Ukraine, de Trump à Xi Jing Ping et Poutine, des nouveaux impérialismes aux nationalismes identitaires, du changement climatique aux méga bassines, des records des dividendes distribués dans notre pays à l’augmentation constante du nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, de la disparition de la biodiversité au saturnisme de l’amendement Duplomb, de l’islamophobie à l’antisémitisme, de notre impensé colonial aux dernières décolonisations violentes comme en Nouvelle Calédonie, nous avons du mal à envisager un dépassement dialectique des crises actuelles qui s’accélèrent et nous n’y voyons pas émerger, sans même parler de croître, ce qui pourrait sauver. Le succès partiel et inattendu du Nouveau front Populaire et de son programme en juillet 2024 avait montré une voie politique que les partis de gauche ne cherchent plus ensemble. Alors y a-t-il encore des raisons d’espérer que le pire ne soit pas certain avec le basculement explicite de notre pays dans le fascisme ?
L’historien du nazisme Johan Chapoutot[1] montre bien que l’arrivée au pouvoir d’Hitler n’était pas le fruit mûr d’un processus historique inéluctable dû à le crise de 1929 mais bien le résultat de petits calculs, de démissions et de compromis, d’une classe politique étroite qui a préféré donner le pouvoir aux Nazis plutôt que voir leurs rentes industrielles, sociales et économiques remises en cause. L’alliance de la vieille droite agrarienne et conservatrice avec l’extrême centre bourgeois servit de marchepied à l’extrême droite pour s’emparer du pouvoir. Il aurait pu en être autrement à l’époque et c’est ce qui se passe à nouveau aujourd’hui en France. Pour autant les dés sont-ils jetés ? Non.
Ce qui croît et ce qui peut nous sauver ce sont les luttes féministes et les luttes politiques émancipatrices portées par des femmes parce qu’elles mettent en cause les situations de domination, inscrites au cœur du capitalismes et de tous les impérialismes. La nouvelle centralité de la question du genre, sous toutes les formes possibles, même dans ses formulations les plus excessives, est la marque d’un doute généralisé sur les liens définis par la seule économisation néo-libérale des rapports humains, porteuse en elle-même de domination. Penser que les femmes portent par nature des rapports égalitaires plutôt que de domination serait un stéréotype de plus, mais leur présence désormais incontournable dans l’espace public mondialisé conditionne différemment les rapports de force et la violence, parce qu’elles-mêmes ont été dans l’histoire et sont encore l’objet de rapports de domination et de violence. Dans tous les pays, les luttes contre les violences domestiques, pour le droit à la contraception et à l’avortement, pour le droit à conserver son nom, contre les mutilations génitales, contre les prescriptions religieuses ou politiques de vêtements à porter ou ne pas porter, contre les féminicides, pour l’éducation des jeunes filles, pour l’égalité salariale, pour la paix, agrègent une configuration de révoltes locales contre l’absurdité guerrière d’un monde fondé sur un ordre masculin.
En Russie, dès les premières semaines de l’invasion de l’Ukraine, ce sont principalement des femmes qui ont organisé les manifestations anti-guerre dans plusieurs villes. Le mouvement “Féministes contre la guerre” a publié des manifestes et utilisé les réseaux sociaux pour mobiliser la société. Le Comité des mères de soldats de Russie, créé en 1989 à la fin de la guerre en Afghanistan, malgré la répression, demande toujours des comptes aux autorités russes, dénonçant le manque d’information sur le sort de leurs fils et sur les conditions dans lesquelles ils combattent. C’est une femme journaliste Marina Ovsiannikova qui a fait irruption dans un journal télévisé en mars 2022 pour dénoncer « l’opération spéciale » de Poutine. C’est en Ukraine que le groupe féministe Bilkis aide les femmes victimes de la guerre mais dénonce aussi les inégalités de genre dans la société ukrainienne. L’armée ukrainienne compte dans ses rangs une association féministe de soldates, Veteranka, qui combat le sexisme dans l’institution militaire. En Israël le mouvement Women in Black (Femmes en noir), fondé en 1988 pendant la première Intifada, est composé de femmes qui protestent contre l’occupation israélienne des territoires palestiniens. Le groupe de femmes israéliennes, Machsom Watch créé en 2001, surveille les postes de contrôle militaires israéliens en Cisjordanie pour documenter les violations des droits humains contre les Palestiniens. Même si le massacre du 7 octobre a ralenti les collaborations entre les ONG féministes palestiniennes et israéliennes sur une approche féministe pour la paix et la justice, Coalition of Women for Peace (CWP) créée en 2000 pendant la deuxième Intifada et Women Wage Peace, fondée en 2014 à la suite de l’Opération Bordure protectrice à Gaza, maintiennent les contacts entre elles. On peut multiplier les exemples en Iran, au Kurdistan ou au Maroc. La politique raciste et masculiniste anti avortement de Trump trouve devant lui des organisations féministes prêtes à en découdre.
En France en 2024 c’est la visibilité accrue dans l’espace public d’une nouvelle génération de femmes politiques ou syndicalistes qui a changé le ton et la nature des débats. On pense à Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT qui argumente posément, ne cédant rien sur le fond de ses convictions, à Lucie Castet proposée par le Nouveau Front Populaire majoritaire à l’Assemblée Nationale au poste de première ministre. Il y en a d’autres, déjà connues, comme Marion Aubry, tête de liste de LFI aux européennes qui évacue habilement les questions polémiques pour revenir sur les questions fondamentales, comme Clémentine Autain qui livre des discours lucides, structurés, sans effets de manche, ne confondant pas l’humour avec le bon mot sarcastique et méchant. Rima Hassan qui ne se laisse jamais démonter. Ces femmes, avec beaucoup d’autres, chez les Verts notamment, ont eu un rôle central dans la réussite électorale du Nouveau Front Populaire. Elles ont montré dans l’espace public et dans le champ politique une génération de femmes, politiques, universitaires, syndicalistes, responsables associatives promouvant une parole assurée, experte, sans pose, sans démagogie ou d’arrières pensées politiciennes. Leur populisme à elles c’est de prendre au sérieux le dialogue avec le peuple. On a découvert à travers ces femmes une capacité de propositions nouvelles, d’ouverture de nouveaux chemins de réflexions pour la construction d’une société plus égalitaire, juste et démocratique.
Ce serait encore un cliché que d’expliquer ce travail d’apaisement par une nature des femmes qui seraient spécifiquement dotées de qualités de douceur et de bienveillance renvoyant à l’image de la mère. Penser les femmes comme porteuses par principe de valeurs de modération et de conciliation aboutirait à un énième discours essentialiste. Si le féminisme peut changer la donne politique c’est qu’il est d’abord une méthode basée sur l’analyse des rapports de compétition et donc de domination, que notre société porte structurellement en elle. De ce point de vue ce sont les femmes de gauche qui, en mettant en cause l’ordre libéral économique, appliquent ainsi plus facilement et avec détermination cette méthode politique basée sur une critique radicale et articulée de toutes les inégalités, de classe, économiques, sociales, raciales, territoriales, de genre et dans les corps, ce que l’on appelle l’intersectionnalité.
Accompagnons, soutenons, articulons toutes les luttes féministes et souvenons-nous que dans les grands textes de la mythologie grecque, ce sont toujours des femmes, déesses ou mortelles, qui, en dernière instance appellent les hommes et les dieux, porteurs de l’hubris qui mène au chaos dont elles sont victimes, à dépasser leurs conflits et tenter de retrouver un nouvel équilibre en harmonie avec le cosmos : Antigone, Ariane, Métis, Diotime, Gaïa, Thémis et tant d’autres.
[1] Johan Chapoutot. Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? Gallimard Essais. 2025
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