Je relisais récemment L’écriture ou la vie, l’un des récits de Jorge Semprun sur sa vie à Buchenwald, sur l’après, et sur les possibilités d’écrire les camps, d’écrire sur les camps. Semprun y avait été déporté à 20 ans comme résistant. Il y décrit, entre autres passages importants, la manière dont les déportés partageaient l’imminence de la mort, et comme cela créait entre eux cette fraternité qui existait à travers un furieux désir de survivre. Il y décrit aussi l’organisation des militants internationalistes au sein-même du camp, de ces militants venus de toute l’Europe, rassemblés là, et qui continuaient, contre toute évidence, contre toute prudence, à organiser la résistance.
C’est ce genre de récit qui, quand les nouvelles terribles, venues du monde entier, s’amoncellent et risquent de nous submerger, nous rappelle que ces résistances sont les conditions même d’un changement.
Et pour un peu plus de pragmatisme, il faut le dire et le redire : ces résistances vivent dans nos luttes, et nos luttes survivent par nos organisations.
Les luttes, ce sont les mouvements, petits et grands, qui démarrent d’une problématique réelle, que l’on vit, et que l’on relie à ce que d’autres vivent. Ces luttes sont à la fois la démonstration que les refus de l’ordre établi et de ses glissements existent. Que ce soit les grèves massives de l’industrie automobile aux États-Unis, ou la grève générale indienne de 2020 qui rassembla jusqu’à 250 millions de personnes, elles naissent de l’affirmation d’un désaccord.
Mais, et c’est ce qui est compliqué – et galvanisant – avec les luttes, c’est qu’elles sont aussi la condition de l’amplification du désaccord, de son débordement autour d’un premier noyau, de personnes comme d’idées. C’est par la lutte en effet que des pans bien plus massifs de la population réfléchissent au-delà des schémas habituels, confrontent des idées, et se politisent. Mais ne se politisent pas juste comme ça, en étant d’accord, en adhérant à des idées. Mais en actionnant ces idées pour qu’elles aient un impact matériel sur leurs conditions d’existence, ce qui est bien plus puissant. C’est par la lutte aussi, et uniquement par elle et ses allers-retours incessants entre les idées et les actions, que ce qui était une protestation contre une problématique particulière devient une remise en cause d’un système. Souvenons-nous par exemple du mouvement social d’ampleur au Chili en 2019-2020, qui a démarré de l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago, et a évolué vers des revendications d’une nouvelle Constitution, une réforme du système des retraites et une déprivatisation de l’accès à l’eau.
Les luttes sont des moments où les possibles s’ouvrent. Et c’est du fait de ces possibles, que nous avons besoin de nos organisations. Des luttes, il y en aura toujours. Mais sans nos organisations, leur avenir est incertain. Nous avons besoin d’organisations qui assurent la démocratie au sein des luttes, qui diffusent les idées de progrès social, qui conservent les apprentissages des luttes passées, qui fournissent des propositions de cadres logistiques, organisationnels, humains, des cadres à améliorer et dépasser en fonction des réalités du moment. Faute de quoi, au mieux, la déception pourrait créer de la résignation. Au pire, les forces réactionnaires fascisantes, accompagnées de certains médias aux mains des grands patrons, sauront les récupérer.
S’il y avait des militants qui s’organisaient le dimanche après-midi, au fond d’un baraquement de Buchenwald, qui préparaient leur prise d’armes, nous pouvons et nous devons aussi nous organiser, patiemment et méticuleusement, faire en sorte que chacune et chacun, à partir de qui il est et de ce qu’il souhaite, puisse s’organiser avec nous, nous renforcer collectivement et assurer que les luttes futures aboutiront sur ces changements profonds pour éradiquer les inégalités et les oppressions.
Adèle Tellez, syndicaliste CGT
Image : ©asso-buchenwald-dora.com
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