L’histoire des féminismes porteurs de l’émancipation des femmes, est une histoire en mouvement. Le cheminement des féminismes ne peut être dissocié d’autres luttes sociales car les rapports sociaux qui engendrent les inégalités sont entremêlés.
Leur consubstantialité*[1] fut mise à l’épreuve dans le mouvement social des Gilets jaunes. Depuis 2008, les luttes sociales qui ont émergé dans le monde articulent souvent des revendications anticapitalistes à une demande démocratique. La contestation des Gilets jaunes qui naît sur les réseaux sociaux avant de prendre vie sur l’Ile de la Réunion à l’automne 2018 puis en métropole le 17 novembre 2018, appartient à ce cycle de contestation. Présenté comme un mouvement mixte, incarné par la figure de la mère précaire élevant seule ses enfants, est-il pour autant un mouvement féministe ? Comment la question de l’émancipation des femmes et celle de l’égalité de genre furent posées dans ce mouvement social sans leader, qui s’est déployé hors des cadres habituels.
Tout d’abord, il faut rappeler que la présence des femmes dans les luttes sociales, notamment en France, n’est ni nouvelle ni exceptionnelle : des émeutières révolutionnaires de 1789 aux ouvrières[2], des femmes de Plogoff luttant contre la centrale nucléaire[3] jusqu’à celles qui dénoncent le sexisme dans le mouvement #MeToo[4]. Ensuite, d’un point de vue collectif, des variations marquent les rapports entre collectifs de Gilets jaunes et collectifs féministes. Le 25 novembre 2018, les Gilets jaunes de Montpellier font une haie d’honneur aux féministes qui défilent contre les violences sexuelles et sexistes. Un an plus tard, le 12 octobre 2019, à Bordeaux les Gilets jaunes organisent un rassemblement pour dénoncer les féminicides mais le 24 novembre, les cortèges féministe et Gilets jaunes se regardent sans converger.
Les femmes Gilets jaunes que nous avons interrogées expriment des rapports très différents au féminisme : de l’antiféminisme explicite à une subjectivation féministe radicale. Les premières semaines, des personnes d’horizons très divers convergent sur les ronds-points et dans les « actes » Gilets jaunes. Des militantes féministes de longue date y côtoient des femmes sans expérience politique ni engagement féministe. Dans ces rencontres on peut prendre conscience d’une expérience commune de la domination et des inégalités de genre.
Ainsi, une des figures des manifestations girondines abordait les manifestations avec des messages féministes et Gilets jaunes, incarnant la jonction des luttes. Plus distante, une autre considérait que la cause des Gilets jaunes était plus large, tout en soutenant ponctuellement les actions communes de lutte contre les violences ou en faveur des droits des femmes. Enfin, d’autres évoquaient une méfiance à l’égard du féminisme qui, selon elles, divise tandis que les Gilets jaunes entendent rassembler.
Les femmes ont été protagonistes, sans toutefois que l’on puisse considérer le mouvement des Gilets jaunes comme féministe[5]. Selon des chemins qui leur étaient singuliers, des femmes ont acquis ou développé une conscience d’elle-même, de leur légitimité à parler et agir dans l’espace public, pour porter une cause, en tant que femme ou que femme Gilet jaune. Et elles ont, pour ce faire, contesté ouvertement ou silencieusement les normes de genre qui structurent leur entourage, leur mouvement et plus généralement le monde social.
Magali Della Sudda,
Directrice de recherche au CNRS,
coordinatrice du projet de recherche ANR GILETS JAUNES
[1] *Le terme évoque le fait qu’ils sont indissociables et se nourrissent, voir : Danièle Kergoat, « 12. Rapports sociaux et division du travail entre les sexes » dans Femmes, genre et sociétés, s.l. La Découverte, 2005, p. 94‑101.
[2] Fanny Gallot, « Les femmes Gilets jaunes : révolte de classe, transgression de genre, histoire longue » dans Manuel indocile de sciences sociales, Paris, La Découverte, 2019, p. 538‑543.
[3] Renée Conan et Annie Laurent, Femmes de Plogoff, Quimperlé, France, La Digitale, 2010, 123 p.
[4] Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge : une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, France, la Découverte, 2020, 510 ; 16 p.
[5] Magali Della Sudda, « ‘C’est un mouvement de femmes mais antiféministe’ » » dans François Buton et Emmanuelle Reungoat (Ed.), Idées reçues sur les Gilets jaunes, Paris, Le Cavalier bleu, 2024, p. 115‑123.
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