Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Comprendre pour faire face

La normalisation par le bas

Bénédicte Goussault
Comment faire face au RN, cette question complexe et d’actualité implique de comprendre qui sont ces électeurs RN, quelles sont leurs motivations. Je me suis passionné pour votre ouvrage qui s’intitule « Les électeurs ordinaires, enquête sur la normalisation de l’extrême droite ». Votre travail qui se situe en PACA et se dissocie un petit peu du Nord, je l’ai confronté au livre de Benoît Cocard qui lui est plutôt sur le nord et sur les campagnes en déclin. Vous parlez plutôt d’une région attractive, vous avez eu cette méthode compréhensive en sociologie que je connais bien puisque je suis aussi sociologue, vous les avez écoutés et ça donne un livre passionnant, une enquête très riche. Juste en deux mots mon ressenti : ces électeurs du RN manifestent beaucoup d’inquiétude, d’angoisse, de fragilité et d’incertitude, mais ils ne se considèrent pas comme des victimes. Je les trouve un peu coincés entre les plus riches et les pauvres qu’ils considèrent être les immigrés. On est passé du déclassement au racisme.

Félicien Faury
Ce que j’ai essayé de faire dans mon livre : on parle beaucoup, à mon avis à raison, de « la normalisation » de l’extrême-droite par « le haut », au sens où le Rassemblement national est de plus en plus inclus, accepté dans le champ médiatique et politique. Mais ce qui m’intéressait, c’est la « normalisation par le bas », c’est-à-dire les électeur·trices qui en définitive mettent un bulletin dans l’urne.  Qu’est-ce qui fait que dans les conversations ordinaires, il y a une forme d’accord sur ce qui fait problème, sur ce qui est normal ou non et à quel moment se forme la légitimation du vote RN comme offre politique crédible, voire désirée et souhaitable ? Le vote RN ne s’explique pas uniquement par défaut. Les électeurs savent ce qu’ils font lorsqu’ils votent pour ce parti qui défend la préférence nationale.

Je voudrais insister d’abord sur ce qui est un peu le fil rouge de mon livre. Je ne dirai pas que le racisme a remplacé le déclassement, mais qu’il y a une articulation des deux dimensions. Quand on regarde les motivations des électeurs RN, il y a toujours à la fois des thématiques socio-économiques comme le pouvoir d’achat, le chômage et des thématiques classiques comme le rejet de l’immigration. Ces dimensions doivent être articulées et non pas mises en opposition comme c’est souvent le cas dans les commentaires qui hiérarchisent les motivations entre « social »et « identitaire ».

Dans la plupart des entretiens, ces deux thématiques sont étroitement articulées. Ce qu’il faut chercher à comprendre ce sont les associations d’idées qui vont amener les gens à passer de « j’ai des problèmes de logement, de pouvoir d’achat etc. » à une stigmatisation des minorités ethno-raciales. Ils désignent moins les immigrés en général que les personnes arabes, turques ou musulmanes qui vivent à proximité. Le problème n’est pas entre « le » ou « les » racismes, mais plutôt quel sens commun permet cette articulation entre les questions dites sociales et les questions identitaires (même si je n’aime pas trop ces catégories). La question du racisme est une question socio-économique et matérielle, en premier lieu pour les personnes qui subissent le racisme et du point de vue des personnes qui expriment des formes de racisme, cela renvoie à une dimension socio-économique en fonction de l’articulation que j’ai mentionnée tout à l’heure. Quand vous vous faites discriminer à l’emploi, ce n’est pas juste un enjeu culturel, il y a aussi des enjeux matériels et des inégalités qui sont des inégalités socio-économiques et matérielles.

Le Rassemblement National a compris avant les autres que la question raciale est une question sociale et que le racisme a une force sociale-économique proprement dite. C’est en répétant sous des formes évolutives le slogan formé aux débuts du parti, « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop », qu’il a réussi à électoraliser ces formes de racisme.

La combinaison entre populaire et majoritaire

Félicien Faury
A partir de là, le RN est parvenu à réaliser une combinaison entre le populaire et le majoritaire. Je veux dire que si globalement les électeurs du RN appartiennent à des classes populaires ou petite classe moyenne en déclin, il y a des électeurs RN qui appartiennent au groupe majoritaire c’est-à-dire à celui qui bénéficie des inégalités. Au sein du groupe majoritaire les électeurs du RN sont encore du « bon » côté des inégalités ; mais leurs « privilèges » sont fragilisés et vont être « naturalisés », politisés et défendus à travers le vote. Ce dernier traduit à la fois la crainte de devenir « minoritaires » et un désir de remise en ordre de l’existant social et moral par lequel ils se définissent. Ainsi, on ne comprend pas le vote RN si on ne parle que du racisme parce qu’il n’y a pas que du racisme dans l’électorat du RN. Mais, symétriquement, si on ne prend en compte que la question de classe on ne le comprend pas non plus, car pourquoi ces personnes qui subissent un déclassement ne votent-ils pas à gauche ? Il faut préciser qu’il y a un recrutement populaire très important dans l’électorat RN. Mais aux législatives un ouvrier sur deux s’est abstenu. D’autre part, sur mon terrain, il y a des classes moyennes qui constituent historiquement des bastions cruciaux pour le RN.

Enfin, notons que la variable socio-démographique la plus prédictive du vote RN est la faiblesse du niveau de diplôme, toute chose égale par ailleurs. Dans une société où le capital scolaire est si important et que vous en êtes démuni, vous vous sentez fragilisé dans votre rapport à vous-même, à votre position sociale, à votre avenir et à celui de vos enfants. Cela attise certaines inquiétudes spécifiques et une perception particulière de certains groupes sociaux.  En région PACA, les inégalités économiques sont visibles à l’œil nu. Le ressentiment des électeurs RN cible surtout les ultra-riches. Les élites économiques et locales sont souvent bien perçues alors que les élites culturelles, artistiques et intellectuelles le sont beaucoup moins, notamment du fait de l’importance de ce capital culturel dans la vie des gens.

Daniel Rome
J’ai trois questions/remarques. A propos de l’articulation entre racisme et déclassement, le déclassement est-il plutôt micro-économique ou aussi macro-économique puisqu’on n’arrête pas de parler du déclassement de la France comme grande puissance ?  L’électeur RN se dit que la France et tout l’Occident chrétien est en train d’être dynamité de l’intérieur. Donc est-ce que pour l’électeur RN le déclassement est à la fois son propre déclassement et le déclassement de son propre pays ?

Quand il s’agit de conquérir les classes moyennes que le RN n’arrive pas à séduire, s’agit-il des enseignants et autres professions intellectuelles ?

Le ressentiment à l’égard de ceux qui ont un capital culturel élevé on le retrouve aussi dans l’électorat trumpiste ou méloniste en Italie. Est-ce qu’on peut faire un parallèle entre la France et les USA ou l’Italie ?

Déclassement et trajectoires sociales

Félicien Faury
En Région PACA, le déclassement est vécu avant tout comme collectif et notamment lié à l’enjeu résidentiel. Souvent, les personnes pouvaient avoir des trajectoires de petite ascension sociale comme l’accession à la propriété. Mais c’est la 2eme région la plus inégalitaire après l’Ile de France et ces inégalités sont aussi territoriales : il y a une très forte mise en concurrence des territoires du fait de l’économie résidentielle et touristique.

Il y a à la fois des conséquences matérielles et symboliques. Quand vous êtes dans une ville qui « se dégrade » (mosquée, commerces tenus par immigrés…) et que vous n’avez pas les moyens de déménager dans des « coins sympas » où des classes supérieures achètent des résidences secondaires, il y a une inquiétude pour les enfants et l’impression qu’autour de soi, tout se dégrade. Un enquêté me dit : «la pire des erreurs que j’ai faite c’est d’acheter ici ». Quand il va déménager, il va y perdre des plumes comme il dit, s’il arrive à déménager. Il y a donc des conséquences matérielles et aussi des enjeux symboliques de reconnaissance, de psychologie, où on a vraiment l’impression que tout se dégrade. Et parfois, à partir de cette situation vécue localement, il y a une extrapolation, des personnes disent : « de toute façon, dans la région tout va à vau-l’eau ; à cause de l’immigration » etc. et « en plus en France de toute façon ça va mal » etc.

Dans mes entretiens, je ne retrouve pas les thématiques du choc des civilisations, de la fin de l’occident, de la civilisation judéo-chrétienne ou du grand remplacement. C’est une question : est-ce que c’est cette dernière expression créée par Renaud Camus qui se diffuse dans les têtes ? Ou est-ce que Renaud Camus a créé cette expression, avec ses moyens d’intellectuel, en reprenant à son compte ses propres affects racistes face aux immigrés qui s’installaient dans son village ?

Sur mon terrain je retrouve des personnes qui peuvent avoir des affects similaires, l’impression d’être envahi, de ne plus être chez soi. Elles posent plutôt des questions de mode de vie, des questions de normes qui s’affrontent. Par exemple, l’histoire du bar central d’une des villes étudiées, qui ne vend plus d’alcool, dont je parle dans mon livre.

Les gardiens de la norme sont des personnes qui ont l’impression de bénéficier de ce qui était normal, mais se retrouvent dans des endroits où cette norme est contestée. La phrase que j’ai le plus entendu est : « ce n’est pas normal ». Le vote RN s’exprime depuis la norme mais une norme qui est considérée comme fragilisée. C’est pour cela qu’on va la défendre pour pouvoir y rester et faire partie du groupe majoritaire.   

Josiane Zarka
La plupart du temps l’imaginaire racial inégalitaire existe comme posture individuelle et souvent honteuse, bien au-delà de l’électorat du RN. Quand il est à ce stade nous le banalisons au lieu de le combattre à la racine.

Mais aujourd’hui, il devient politique. Le passage à la politique fabrique une identité et un imaginaire communs qui ont pour effet de décupler la force d’entraînement des exigences des électeurs RN, mais en même temps de les déposséder. Ce sont « ceux du haut » (partis et « représentants ») qui vont chercher à façonner leurs aspirations en fonction de leurs intérêts propres. C’est ce qui rend la période dangereuse.

A mon avis, il faut éviter deux écueils : sous-estimer la composante raciste du vote RN en se battant uniquement sur le front social, au risque de se bercer d’illusions. La surestimer voire l’ « essentialiser » au risque de produire du fatalisme chez les gens de gauche et d’abandonner les électeurs RN.

Peut-on réduire les électeurs RN au racisme ? Il conviendrait de se garder de toute conception monolithique de « l’identité ». Toute identité est plurielle. Pour Félicien Faury « Les ressorts identitaires du vote RN sont entremêlés à des intérêts de classe tout à fait matériels ». Cela veut dire que chez le même individu il peut y avoir du racisme et la volonté de défendre ses intérêts de classe. Comme le dit Félicien Faury, le succès du RN est d’avoir su articuler les deux dimensions.

Cette ambivalence des motivations chez ces électeurs ne rend-elle pas possible des transformations de la conscience ? Comme pour le vote RN, les mouvements sociaux sont des moments de passage à la politique et de fabrication d’un imaginaire commun. Lutter avec d’autres sur des intérêts de classe ne fait pas disparaître le racisme latent, mais ouvre la possibilité de l’atténuer en rendant plus efficace le nécessaire combat spécifiquement anti-raciste. C’est l’expérience que j’ai faite dans le mouvement trans-courants des Gilets jaunes.

Enfin rappelons que pendant la période de l’après-guerre jusqu’aux années 90 (près de 50 ans !) la dimension proprement politique du raciste était moins forte ; même si le racisme existait et était plus accepté au niveau individuel qu’aujourd’hui. Une des causes possibles : l’hégémonie politique d’un imaginaire commun « émancipateur » après les luttes victorieuses contre un ordre politique raciste inégalitaire (nazisme, Vichysme) et les conquêtes sociales du CNR et des « 30 glorieuses » ?

Le besoin d’une identité collective 

Pierre Zarka
Je partage les caractéristiques évoquées par Félicien et Josiane quant à l’articulation des questions de classe et du racisme et voudrais détailler ce qui me semble être cette toile de fond.

Nous sommes tous des êtres sociaux donc nous avons besoin d’une identité collective. Hier l’identité de classe primait, aujourd’hui l’effondrement des grands récits du XXème siècle prive d’imaginaire et la seule identité collective qui demeure pour celles et ceux qui votent RN est l’identité nationale mise à mal par les délocalisations et la globalisation capitaliste. Ils veulent faire peuple.

Depuis plus de 40 ans la gauche a déçu en ne faisant rien d’autre que de poursuivre les logiques du libéralisme. Si on prend le bilan du siècle passé : tout aurait été essayé et échoué :  faillite du soviétisme, du socialisme à la suédoise ; du gaullisme ; désillusions devant le progrès technologique… Une nostalgie des décennies passées nourrit des attitudes à la fois superficielles et moralisantes. Nombre d’électeurs RN ont pour argument : c’est la seule chose qu’on n’a jamais été essayé au niveau national.

La dégradation du tissu social et des services publics entraîne un sentiment d’abandon, d’humiliation ; de n’être pas « représentés » ; de ne pas compter. Une enquête de l’Humanité en 99 montrait que des humilié/es considéraient que grâce au FN, ils avaient des gens au-dessous d’eux(!). Quand on parle des zones rurales ce n’est pas parce qu’elles sont rurales mais il s’agit de zones souvent enclavées, sans service public ni emploi. Le RN accroche moins dans les petites villes encore équipées.

Le rejet des profiteurs, des parasites s’il inclue les dominants, le côté « hors d’atteinte » de ces derniers fait se tourner vers celles et ceux que l’on voit : considéré/es comme des « assistés », chômeurs feignants… ce qui accroît le regard racialisé vis-à-vis de ceux qui « viennent chez nous pour en profiter ».

En même temps, nombre de mutations dans les comportements (rapports à l’autorité ; au travail, la sexualité, place des femmes…etc.…) qui sont autant de signes positifs d’individuation, perturbent les habitudes et cultures acquises et sont vécues comme des signes de dégradations (tout fout le camp !).

Alors que tout dans la vie pousse à assumer sa personnalité, la politique est l’image de la négation de soi. Les politiciens forment un monde à part, ignorant de ce qu’est la vie en bas… ils s’arrangent entre eux.

D’où un besoin d’exprimer sa rancœur et de foutre le bordel alors que syndicats et partis paraissent intégrés au système. Et de croire que ce vote dérange puisque tout l’establishment se déclare contre le RN. Comme ces citoyen/nes, il fait partie de la famille des réprouvé/es.

Sur ce terreau viennent se greffer les campagnes d’en haut et les mesures gouvernementales prônant la fermeté et faisant la chasse à l’égalité des droits entre français et migrants.

Malheureusement, qui cherche à incarner ces amères motivations ? Qui s’assimile aux délaissées ? Peu la gauche qui n’offre guère de radicalité et qui délaisse les milieux populaires.

L’électoralisation du racisme

Félicien Faury
Je préfère ne pas utiliser la catégorie « identité ». Je n’identifie pas racisme à identité.  Le racial renvoie à des enjeux de pouvoir inégalitaire et il faut articuler les inégalités raciales et les inégalités de classe. Les deux doivent être combattues. Un vote ne résume pas un individu. Il est traversé par plusieurs affects et attachements qui peuvent être plus ou moins solidifiés ou saillants selon le contexte. Ce qui me gênait, c’est qu’on parle de déclassement tout le temps sans jamais parler de cet éléphant au milieu de la pièce qui s’appelle le racisme. Il y avait un enjeu pour moi de le dire tout en rappelant que le racisme est un fait social qui se traduit par des conditions et des inégalités matérielles. Du coup, ce n’est pas juste de l’identité.

En fait, ce qu’a réussi à faire le Rassemblement National, ce n’est pas d’avoir « augmenté » le racisme, mais de l’avoir électoralisé. Cela était moins le cas après-guerre parce qu’il n’y avait pas d’autre politique pour activer ces affects électoralement. Il y avait pourtant du racisme dans les années 50 et 60 notamment du fait de la période coloniale. Mais la société acquiesçait à ce rapport de pouvoir inégalitaire vis-à-vis des peuples colonisés. Il faut faire le modulo entre les structures raciales, qui sont toujours d’actualité et leur électoralisation à l’échelle de l’individu.

Je pense que ce qu’il faut arriver à montrer aux électeur·rices du RN, c’est que leurs conditions sociales peuvent s’améliorer sans avoir besoin de dégrader celle des minorités ethno raciales ; changer la vie sans détruire celle des autres. Il faut arriver à le montrer en pratique parce que les gens ne croient plus aux promesses électorales ; donc le faire au quotidien, sur le long terme, par tout un ensemble d’actions locales etc. Le mouvement des gilets jaunes a permis justement de ne pas essentialiser les groupes sociaux dont on parle. Effectivement, le mouvement social a permis des victoires, certes relatives, mais sans avoir besoin d’être raciste et ça ce n’était pas gagné.

Enfin je me bats un peu contre l’idée : « Les électeurs votent RN car c’est les seuls qu’ils n’ont pas essayés ». Les mairies RN ont souvent été gagnées un peu par hasard dans des quadrangulaires, des triangulaires en 2014. Elles ont été réélues dans leur majorité, avec des scores très impressionnants en 2020. Les gens ont essayé, ils ont apprécié, ils ont continué.

Patrick Vassallo
Sur le rural ou plutôt le périurbain ou le périrural (je ne sais pas quel terme utiliser), je pense que l’essentiel effectivement est la question de l’absence de services publics, mais il me semble que la question des mobilités est aussi extrêmement importante. Il y a un effet d’enclavement qui nourrit un sentiment d’être exclu de la métropole, surtout si l’on considère que la métropole c’est des intellos, wokistes, etc. Il y a un aspect qui me semble apparaître aussi (je m’appuie beaucoup sur l’Hérault et ce qui s’y passe) et le sentiment relativement fondé que tout s’est barré : il n’y a plus de bistrot, il n’y a plus d’épicerie, il n’y a plus soit le temps soit la place pour se retrouver, boire un coup, à la fin de la journée, ou à la fin de la semaine. Et quand en plus on est encore plus qu’avant enfermé dans un lotissement qui vaut ce qu’il vaut, on a le sentiment de déshérence, et assez fort. J’ai remarqué quand que sur 5, 6 bourgs, villages de 3 à 5000 habitants dans l’Hérault, ceux qui avaient gardé un ou des pôles collectifs, subissaient moins un vote RN, sur les 3 dernières élections, que des bleds où il n’y avait plus rien, où il y a une route qui traverse le village et plus rien pour s’arrêter.

Je partage aussi le souci que le racisme est surtout une question sociale, pas une question morale, je pense qu’il faut peut-être être très attentifs à la dimension culturelle du racisme. Je trouve qu’il y a une antériorité culturelle du racisme, y compris avant les colonies. Qu’on retrouve aujourd’hui dans des propos cocardiers, la Marseillaise dans les stades, dans l’humiliation que subissent les racisé·e·s, lorsqu’ils ont l’outrecuidance de dire qu’ils sont franco-italiens, franco-algériens, etc. ; comme si -et Sarkozy a beaucoup pesé là-dessus-, mais c’est très ancien, -relisons Élise ou la vraie vie ou des romans encore plus anciens que cela- le sentiment que si l’on n’est pas bleu blanc rouge, on n’est pas bien français. Un français un peu de 2ème voire de 3ème classe. Et il me semble que l’affaissement des cercles berbères, des conseils maliens, du centre culturel kurde, les hogars espagnols, par exemple, etc. c’était des viviers où se retrouvait, où se cultivait cet échange entre « je suis issu de l’Espagne via le bidonville de Franc-Moisin ou de Nanterre et ce qui fait France autour de moi », cela a un peu disparu et je trouve -je me demande en tout cas- si ça n’a pas la même fonction que la disparition du bistrot, de la place etc.

Dans ce qui permet cette imbrication entre différents facteurs -ça fait longtemps que je me bats pour dire qu’il y a plusieurs raisons d’être fascistes-, mais aussi plusieurs raisons de voter RN (ce n’est pas tout à fait toujours la même chose) dans ces ressentis, là, quelle place a le glissement idéologique, au vrai sens du terme, du conservatisme, de la réaction à l’ultra réaction ? Je fais un peu référence à ce qu’Immanuel Wallerstein a écrit par rapport à ça, ou au très bel article de Gus Massiah paru ces derniers jours. Je me demande s’il n’y a pas un levier, là, qui dans ce glissement vers les extrêmes droites du coup fait à la fois péter des digues et s’autorise à penser, à dire, à faire des choses qu’on n’osait pas faire avant. 

Pierre Zarka
Le racisme n’est plus celui des années cinquante. Nous sommes passés d’une culture où durant des siècles l’occident prétendait civiliser et christianiser les « sauvages » au sentiment d’être au contraire envahis par les étrangers.

Quand je parle d’identité collective, il s’agit de conscience de soi : j’ai connu des mineurs au moment de la première grève contre De Gaulle qui disaient : « quand on s’arrête de travailler, la France s’arrête ». Quand on se sent vulnérable, on perd l’estime de soi.

Face à l’émancipation, montée des réactions, signe de force ?

Félicien Faury
Les métamorphoses du racisme c’est effectivement essentiel, il en est ainsi de l’importance de la décolonisation sur les subjectivités occidentales. On passe d’une époque où les « blancs » allaient porter la civilisation chez « les sauvages » à un moment où au contraire on se sent envahi.  Il y a eu une sorte de renversement, même si je pense que le racisme comme supériorité, comme condescendance continue d’exister chez les classes supérieures notamment celles qui emploient une main d’œuvre immigrée ou racisée.  

Ce que je retrouve au niveau micro, c’est à la fois la conséquence des deux grandes transformations qu’a connues l’Occident au cours des 50 dernières années, d’une part la montée du néolibéralisme et les types d’inégalités, de tensions, de mise en concurrence des ressources communes que cela crée, et d’autre part la décolonisation. Aujourd’hui, effectivement le racisme se construit autour de la figure de la menace. Colette Guillaumin, sociologue, nous explique que la peur, le racisme comme « hostilité », sont des « mouvements seconds ». Ce qu’il y a avant, c’est cet ordre racial qui était instauré comme allant de soi, dont la remise en cause entraîne ce raidissement typique des situations où un pouvoir dont on pensait bénéficier « naturellement » est menacé. L’impression de dépossession et d’hostilité qui en résulte émerge sur fond d’un état inégalitaire préalable conçu comme légitime et normal.

En fait il y a fragilisation de l’hégémonie face aux diverses émancipations qui ont jalonné l’histoire récente, et cela crée de la réaction. Quand l’hégémonie blanche est menacée, elle devient réactionnaire et l’extrême droite est un symptôme de la montée de cette réaction ; ce qui est une bonne nouvelle. C’est la même chose sur les questions de genre, les réactions masculinistes sont aussi le signe qu’il y a eu des victoires féministes en face. D’une certaine façon l’extrême droite c’est aussi peut-être le chant du cygne d’une certaine domination raciale. Sauf si l’extrême droite accède au pouvoir d’État : là, le backslash (contrecoup) a les moyens de devenir victorieux, et la réaction peut devenir hégémonique.

Patrick Vassallo
Il faut replacer cette table ronde dans le travail de débats et de publication de Cerises, mensuel et site. Cette table ronde fait partie d’un dossier qui paraîtra le mois prochain et elle fait partie de toute une série d’échanges et de débats qui se poursuivent dans la coopérative avec des contributions diverses et aussi après autour de tout ce qui se trame dans la situation : comment les artistes réagissent par exemple. On est là dans un travail au long cours et tout le comité de rédaction ne peut que vous remercier d’être un premier contributeur pour ouvrir cette porte, et de belle façon.

ET APRÈS ?

A l’issue de cette table ronde, la question
des alternatives reste entière.

• Tout ce qui n’a jamais nulle part été
tenté : que les oublié·e·s, les réprouvé
·e·s soient considér.é.es comme les
moteurs essentiels et de la société et
de sa transformation.

• Reparler aux classes populaires dans
leur ensemble.

• Travailler des thématiques qui
sont délaissées par la gauche (libre
échange, travail, réindustrialisation).
• Réancrer la politique et le militantisme
dans les localités et les entreprises.

• …

Pour un prochain dossier ? Nous recevrons
vos contributions avec plaisir et
grande attention !

Cet article fait partie du dossier :

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