Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Économie et gratuité font-elles bon ménage ?

 

Qu’est-ce que la gratuité en économie ? La question peut paraître paradoxale, car, au sens strict, la gratuité concerne les échanges qui n’ont pas de contrepartie monétaire, donc qui ne relèvent pas a priori de l’économie. On pense au bénévolat dans les associations, au travail domestique dans les familles ou à certaines activités de proximité non rémunérées. Par définition, cette sphère non monétaire des activités humaines n’est pas comptabilisée dans les indicateurs économiques, tel le PIB (voir encadré). Au-delà de cette sphère non monétaire existe un autre domaine qui est souvent caractérisé aussi comme gratuit, bien qu’ayant un coût de production : c’est celui des activités, certes monétaires, mais non marchandes, qui produisent des services qui ne sont pas vendus sur le marché – ils ne sont donc pas des marchandises – mais dont le coût de production est socialisé grâce à des impôts ou des cotisations sociales. Ainsi, sont non marchands le service de santé à l’hôpital public ou le service éducation à l’école publique. Le terme de gratuité employé à leur égard doit être compris dans le sens où le paiement n’est pas individuel au prorata de l’accès au service, mais qu’il est collectif. Par le biais de ce paiement collectif a lieu une certaine redistribution des revenus en faveur des plus faibles.

Ces définitions étant posées, quelles réflexions peut-on avoir sur la gratuité ? La première est vitale : sans un espace de gratuité, l’économie ne fonctionnerait pas, et a fortiori l’économie capitaliste s’arrêterait net. En effet, si tout le travail domestique (accompli surtout par les femmes), était stoppé, aucune force de travail ne se reconstituerait pour aller travailler le lendemain. L’évaluation monétaire de ce travail serait une pure fiction mais on peut approximer le nombre d’heures de travail effectuées : dans une étude déjà ancienne, l’Insee le chiffrait à 60 milliards d’heures par an, soit moitié plus que le travail en emploi salarié ou indépendant. Et cette condition se vérifie aussi avec le travail effectué dans la sphère monétaire non marchande : sans la santé publique, l’économie s’interrompt, on l’a bien vu pendant la pandémie du Covid 19.

Une deuxième question vient alors à l’esprit : les activités monétaires non marchandes sont-elles à la charge des activités marchandes, c’est-à-dire le travail produisant de l’éducation et du soin publics est-il financé par le travail produisant des marchandises ? Oui, répondent les libéraux qui considèrent que les activités non marchandes parasitent les marchandes. Non, en réalité, les travailleurs produisant de l’éducation et du soin publics ajoutent une valeur dans l’économie. D’ailleurs, l’Insee additionne la production marchande et la production non marchande pour calculer le PIB. L’erreur du raisonnement libéral est de confondre le salaire du soignant qui est un revenu primaire (équivalent de sa valeur ajoutée comptabilisée) et le soin reçu par le malade qui, lui, est un transfert de cotisant à malade.

Au-delà de ces considérations économiques, l’espace de la gratuité, au sens strict comme dans son acception plus large, représente un enjeu de société, celui de concevoir le bien-être, la reconnaissance sociale et les rapports humains hors de l’impératif du profit capitaliste. Il pose comme sujet du débat politique essentiel celui des limites de la marchandisation et donc des limites à l’exploitation du travail et de la nature. Et sa légitimité renoue avec les intuitions d’Aristote, reprises à bon escient par l’économie politique et par Marx dans sa critique de la marchandise.

Jean-Marie Harribey

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Horizons d'émancipation

Le continent des gratuités

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