La coopérative de débats.

L’espace où vous avez la parole.

Ramallah, vendredi 27 octobre 2023


Deux jeunes femmes, blondes, rayonnantes s’embrassant avec effusion. Quand vous cherchez à savoir s’il y aura un jour possibilité de rejoindre la France depuis Tel Aviv, puisque votre vol Air France a été annulé, voilà ce que vous recevez sur l’écran de votre ordinateur. Comme un boulet de plus tombant sur « la terre sainte ». Le monde rit, le monde chante ou, plus exactement, l’image du monde. Les cendres retomberont, les mémoires oublieront, le monde pourra reprendre tranquillement sa course dans le mur. On hésite parfois entre le point et le point d’interrogation. Les fleurs auront l’élégance de refleurir au prochain printemps, quelques abeilles et quelques oiseaux en moins.

Beaucoup d’ami.es nous téléphonent de France, merci à eux et à elles. Merci surtout pour leurs paroles pour la Palestine blessée : leur voix est fondamentale ici parce qu’elle maintient ouverte une porte d’espoir sur le monde, avec le monde. Toutes ces voix de dialogue et d’amitié au-delà des murs, des frontières, des mers, des religions, des couleurs de peau et de langage sont des remparts contre la barbarie. Pas pour maintenant, c’est trop tard. Mais pour demain, dès l’aube.

C’est jour de congé aujourd’hui, ici, donc jour de manifestation à Manara, la grande place de tous les rassemblements, avec ses lions blancs sculptés au milieu. Manara, le centre de la capitale économique de la Palestine puisque sa capitale historique, Jérusalem, lui est refusée : depuis les accords d’Oslo, en 94, Jérusalem n’est plus ou difficilement accessible aux Palestiniens de Cisjordanie (ni bien sûr, encore moins, à ceux de Gaza). En échange, on leur a concédé le droit d’essayer de faire ressembler Ramallah à une capitale occidentale. « Ramallah dream », comme l’a si bien décrite Benjamin Barthe, avec ses grands immeubles classieux, ses villas de luxe, ses grands magasins rutilants, sa circulation infernale, ses plus grosses voitures du monde, ses golden boys gominés et ses barbies, ses loyers inabordables, sa vie plus chère qu’à Paris, sa population modeste rejetée sur les marges. Ramallah enfin occidentalisée, enfin civilisée. Ramallah, une prison relativement douillette pour les quelques-uns qui pouvaient s’enivrer à loisir des mêmes produits de consommation qu’à New York, Londres, Amsterdam, Berlin, Paris pendant qu’à quelques kilomètres de là des gens vivent dans la misère et meurent de l’occupation.


celle que certains n’avaient jamais connue et que d’autres avaient oubliée. Depuis Gaza, elle a surgi dans chaque appartement, chaque mémoire, chaque conscience. Finies les chaînes stéréo surpuissantes s’envolant des fenêtres des BMW ou des Mercedes : les golden boys se sont recroquevillés sur la soie de leurs canapés : la rue est rendue au peuple, au peuple qui étudie, travaille et manifeste. Aujourd’hui, comme chaque vendredi (et même souvent entre deux vendredis en ce moment), il renoue avec les rues étroites du centre historique, avec les pierres usées par le temps des quelques vieilles maisons traditionnelles qui ont survécu à la déferlante de modernité et de dollars. Aujourd’hui, la manifestation a deux têtes : celle de la révolte contre l’occupant et celle de la réprobation des compromissions. Il y a quelques jours, un jeune manifestant contre les bombardements sur Gaza a été tué par une voiture de la police palestinienne. Le pourtour de la place est pourvu en observateurs de toutes sortes. Une grosse voiture blindée noire arrive et se place bien en évidence.


Au début, la plupart d’entre eux ont la cinquantaine ou la soixantaine, parmi eux beaucoup de femmes à la tête découverte. Les gens semblent se connaître, s’embrassent, discutent de la situation. C’est la gauche palestinienne militante ou proche du PPP, du FDLP ou du FPLP, cette gauche qui a porté la résistance civile de la première Intifada et a payé un si lourd tribu. La grande prière du vendredi finie, un nouveau cortège arrive et se mêle au premier. Un groupe relativement réduit se place en tête : drapeaux, discours devant les photographes et les cameramen, ce sont les « officiels ». Entre les deux groupes, totalement disproportionnés en nombre, plusieurs mètres sans personne : il n’y aura aucun mélange, comme une sourde réprobation silencieuse de la foule. « Free, free Palestine ! », « Stop génocide ! », « La Palestine est notre terre », etc. Un ou deux slogans sont lancés contre l’Autorité, ils ne seront pas repris : « L’heure est à la lutte contre l’occupation, le reste viendra après », nous explique un manifestant. Les militants du Hamas lancent leurs slogans, certains sont repris par tous, d’autres non : pour tous le Hamas est un des mouvements de résistance et sa voix doit pouvoir s’exprimer comme celle des autres. Très vite, un groupe important de femmes se forme, toutes mêlées, avec ou sans foulard : ce sont pour la plupart des jeunes filles d’une vingtaine d’années et ce sont elles qui vont donner le la de la manifestation avec une énergie incroyable, couvrant souvent la voix des hommes.

Deux journalistes de Radio France sont là et tentent de recueillir des témoignages. La femme nous explique que la veille (ou quelques jours avant ?) ils ont été agressés verbalement. Les Palestiniens et les Palestiniennes ont aussi accès aux médias occidentaux, ils connaissent la position officielle de la France. On est toujours quelque part, et quoi qu’on veuille, les représentants physiques du pays d’où l’on vient si l’on ne commence pas par dire qui l’on est et ce que l’on pense. C’est bien évidemment beaucoup plus facile pour des gens comme nous que pour des journalistes, pour des questions d’éthique professionnelle, mais aujourd’hui, au point où on en est, les Palestiniens attendent plus.

Plus tard, les amis palestiniens qui nous hébergent nous rediront une énième fois que leur maison est la nôtre, que nous pouvons leur poser toutes les questions que nous voulons et leur dire tout ce que nous pensons sans aucune crainte ni tabou. Nous leur parlons souvent d’Israéliens et de Juifs anticolonialistes du monde entier. Ils nous écoutent toujours avec beaucoup d’attention, parfois ils approuvent totalement, parfois ils nuancent, parfois leur position est tranchée (« Nous savons qu’il existe de bonnes personnes parmi eux mais maintenant elles doivent aller plus loin »), parfois il y a des nuances d’appréciation entre eux. Tout le monde discute de « la situation » en permanence, nous prend souvent à témoin, sollicite notre avis et nous rend, de fait, partie prenante du débat et des interrogations sur l’avenir. Mais, surtout, « que plus jamais aucun gouvernement occidental ne vienne nous parler de droits de l’Homme ! Nous ne croyons plus du tout en l’ONU ! Maintenant, nous ne comptons plus que sur nous. Et sur les peuples ». Ceux que nous côtoyons font parfaitement la différence entre Macron et le peuple français, ce sont aussi des militants qui ont toujours placé la question de la libération sur un plan politique et non religieux ou ethnique. Mais quand même, là ça commence à faire trop, beaucoup trop. Beaucoup n’espèrent plus rien des Israéliens dans leur ensemble, si ce n’est leur départ : « Qu’ils aillent demander l’asile aux pays qui les ont martyrisés pendant la seconde guerre mondiale et nous foutent la paix ! ».

Un des membres de la famille nous demande : « Pourquoi la femme journaliste française de tout à l’heure s’est-elle sentie obligée de mettre un foulard ? Qui croit-elle que nous sommes ? ». Nous expliquons que pour elle c’était sûrement une forme de respect. « Oui, mais quand même, à Ramallah ! Elle n’était pas obligée ! ». « Non, mais elle ne savait pas, ce n’est pas forcément facile quand on ne connaît pas le terrain ni les personnes. Elle avait l’air de vouloir comprendre et d’être honnête cette femme. Après, elle n’est qu’une journaliste de terrain, c’est sa rédaction qui va décider de ce qui passera, ou pas ». Je leur parle de l’excellent travail fait par une équipe de la télévision française lors de la fin du siège de Bethléem en 2002, de leur effarement (déjà !) quand ils étaient entrés dans la ville, de comment leurs images avaient été tronquées, des commentaires en voix off qui les dénaturaient complètement et du sentiment d’irrespect du travail professionnel qu’ils avaient fait qu’ils avaient dû ressentir. La question de la liberté de la presse est aussi une question fondamentale en France.

Ce soir, coupure d’internet sur toute la Bande de Gaza, bombardements, entrée des chars par le Nord, combats au sol entre l’armée israélienne et le Hamas. Apocalypse sur les écrans ! « This is the end… »

Bombardement du camp de Jénine en Cisjordanie.


Sur France 24 : « l’ONU met en garde contre la menace de l’ordre civil à Gaza et le pillage d’entrepôts ».

Déclaration écrite de l’ONU : « Des milliers de personnes dévastent un entrepôt de l’ONU à Gaza ; un signe de désespoir après plusieurs semaines de siège… Les gens sont effrayés, frustrés et désespérés… »

La porte-parole de l’UNRWA à Aman sur une télé arabe : « Depuis une semaine, 84 camions d’aide humanitaire, une goutte d’eau… très loin des besoins pour la survie… il faudrait au moins 100 camions par jour… nous avons besoin de carburant pour tout (hôpitaux, etc.), sans carburant nous ne pourrons plus fonctionner (y compris) pour aller chercher l’aide humanitaire à Rafah… (or) Israël continue à refuser le passage de carburant… Cette situation est inadmissible au XXI° siècle… L’ONU a une position très claire depuis le début concernant le droit humanitaire pour tous, de tous côtés… »

Humour palestinien ou réalité ? « Vous savez quelles ont été les premières aides humanitaires à arriver ? Des housses mortuaires ».

Ilana Cicurel, eurodéputée française de la République en Marche : « Je suis très attachée aux questions d’éducation ». A une question posée par Marc Botenga, eurodéputé belge, elle répond que oui, les écoles de l’ONU qui ont été bombardées abritaient des terroristes du Hamas.

Le Hamas annonce que 50 otages ont été tués par les bombardements. A Tel Aviv, des familles d’otages manifestent pour exiger un cessez-le-feu et l’ouverture de négociations. Le Hamas déclare être prêt à libérer tous les otages en échange de la libération de tous les prisonniers politiques palestiniens.

Un aéroport investi par une foule au Daghestan pour empêcher le débarquement d’un avion en provenance de Tel Aviv.

Nasrallah, chef du Hezbollah libanais, annonce qu’il prendra la parole vendredi prochain. Déjà, le Yémen avait tiré sur un bateau américain.

Tracts collés dans la nuit par des colons sur les parebrises des voitures garées dans la rue principale du village de Deir Istiya : menaces de mort, injonction de quitter les villes et les villages et de partir en Jordanie.

Une femme de Beit Hanoun (Bande de Gaza) tenant un bébé dans ses bras au milieu des ruines : « Où sont les Arabes ? Nous sommes partis en 48, nous sommes partis en 67, en 2001, et encore aujourd’hui, mais pour où ? Qui fait quelque chose pour les femmes et les enfants ici ? ».

Camp de réfugiés de Deheishe à Bethléem : une mère monte sur la terrasse de sa maison pour mettre du linge à sécher. Elle découvre son fils tué par balles.

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