La coopérative de débats.

L’espace où vous avez la parole.

Journal de Jo, 12eme Partie

Lazmi Al Nadim, journaliste à Gaza : même scénario que pour Al Dahdouh, il n’a plus de famille.

Ahmad Nofal, jeune père d’un bébé de quelques mois : il est passé hier par le check point près de Kafr Ni’ma que nous avons emprunté pour aller à Zawiya, tirs des colons, perte de contrôle du véhicule. Sa mort vient d’être annoncée


Nous nous levons vers 6 h 30, la nouvelle vient de parvenir par Facebook, depuis Deheishe : l’armée a pénétré dans le camp. A l’appui, la photo d’une impressionnante colonne de véhicules militaires à l’entrée Sud du camp. Les soldats sont entrés et ont investi le domicile de Nasser Al Laham, rédacteur en chef de la chaîne de télévision Mayadeen : est-ce que c’était leur principal objectif ? Dans ce cas, les forces déployées sont totalement disproportionnées. Ils ont pris son téléphone, ses outils de travail et ont embarqué son fils : le message est clair. Il est encore trop tôt pour en savoir plus. En ce moment, ça doit être la panique dans le camp, nous appellerons plus tard, histoire aussi de ne pas mettre en danger les gens que nous appellerons.

Hier, en France, une tribune signée d’un grand nombre de médias (dont le Figaro) et de dizaines de journalistes. Ils dressent le tableau de la répression à l’encontre des journalistes depuis le 7 octobre : 28 tués (dont 23 Palestiniens, 4 Israéliens, 1 Libanais). Ils exigent une protection de la presse sur le terrain et la possibilité de son accès immédiat à la Bande de Gaza. Ils mettent en garde contre ce que signifie un black-out total en matière d’information, (pour les populations civiles, pour la démocratie) et somment les gouvernements de prendre leurs responsabilités, les attaques contre la presse constituant des crimes de guerre au titre de l’article 8 du traité de Rome.

A ce tableau, on pourrait rajouter la destruction totale de la rue portant le nom de Shireen Abu Akleh et du mémorial à sa mémoire, par Tsahal lors de son entrée dans le camp de réfugiés de Jénine il y a 5 jours : un acte hautement symbolique. Shireen Abu Akleh était une journaliste palestino américaine, elle fut abattue dans l’exercice de ses fonctions, alors qu’elle portait tous les signes distinctifs nécessaires, par un snipper de l’armée le 5 mai 2022. Après avoir accusé, dans un premier temps, « des combattants du camp » de l’avoir tuée, l’armée israélienne a finalement reconnu que l’auteur du crime était bien un de ses soldats… mais suffisamment longtemps après pour que personne ne prête plus attention au correctif !

Ici, dans la maison, c’est l’heure de partir au travail et, comme dans toutes les maisons du monde à cette heure-là, tout le monde s’agite dans tous les sens, on avale à la va-vite la dernière gorgée de café, vite un coup de peigne, « Mince, où est-ce que j’ai fourré les clefs de la voiture ? », « C’est toi ou c’est moi qui fais les courses ce soir ? ». Et une dernière question avant que la porte ne se referme : « Do you need something ? ». Leur préoccupation majeure : qu’on ne manque de rien, qu’on puisse se concentrer uniquement sur ce qu’ils appellent « votre travail », c’est-à-dire faire savoir ce qui se passe ici. « Nous sommes tellement contents que vous soyez restés pour témoigner ». Nous, nous avons l’impression de ne rien faire, ou en tout cas pas grand-chose, à part discuter avec les gens, passer des coups de téléphone, regarder les télés arabes, chercher, traduire des articles, écrire, envoyer des mails. Ce que nous faisons, le peu que nous faisons, n’a absolument rien à voir avec un travail de journalistes : nous n’avons ni les compétences, ni la distance affective et politique par rapport aux événements, ni le courage non plus de ceux qui se trouvent sur le terrain des affrontements. Nous sommes comme des bernard-l’hermite, coucounés dans leur coquille, nous nous contentons d’en décrire les parois, jetant un œil vers notre mémoire et vers l’extérieur et ne sortant qu’accompagnés dans des endroits sécurisés. Autour de nous toute la famille s’agite pour aller bosser, faire des courses, faire à manger, on n’arrive pas à accéder à l’évier, à peine au balai, il a fallu se battre l’autre jour pour pouvoir préparer le repas (un bœuf bourguignon avec du citron à la place du vin, nous sommes dans une famille politiquement laïque mais culturellement musulmane). Nous avions jusqu’à présent tellement peur d’être une charge pour eux dans cette situation catastrophique bien qu’ils aient insisté pour qu’on vienne et qu’ils nous répètent trois fois par jour que nous pouvons rester aussi longtemps que nous voulons et qu’ils sont contents qu’on soit à leurs côtés. Mais, vue la tournure des événements, nous commençons à craindre autre chose. Avec les technologies modernes, tout est localisable. Les choses normales dans une démocratie, comme donner des nouvelles basiques, décrire ce que l’on voit autour de soi, le plus honnêtement possible, deviennent des sources potentielles de danger pour les personnes qui nous accueillent. Nous ne sommes que des petits rien du tout sans importance mais nous savons que peu d’étrangers peuvent en ce moment voir ce qui se passe en Cisjordanie et le ressentir au sein même de la population. Et cette fichue compagnie aérienne qui ne trouve pas de solution et le Consulat qui ne répond pas. Il va falloir qu’on discute ; peut-être serait-il plus sage pour tout le monde que nous changions de lieu de « vacances » ? Ne jamais oublier que nous ne sommes pas Palestiniens, que nous ne risquons pas grand-chose, que nous partirons tôt ou tard mais qu’eux resteront sur place. Déjà, le simple fait de continuer à vivre coûte que coûte est un acte de résistance…


, j’écris avec le poste face à moi. Un homme frappe un âne à tour de bras avec un bâton en lui hurlant d’aller plus vite, son visage est déformé par la panique, il hurle, il hurle, il frappe et il frappe le petit âne blanc qui a dû être si joli et si bien entretenu et le petit âne a les oreilles couchées de peur et ses grands yeux doux reflètent la panique et la terreur de l’homme et il fait ce qu’il peut, le petit âne, mais la rue est encombrée, de personnes et d’objets divers, à l’arrière des hommes poussent de toutes leurs forces la charrette accrochée à l’âne, comme si ça allait lui permettre d’aller plus vite. Sur la charrette, gisent des corps ensanglantés. Il n’y a plus de carburant à Gaza. Il n’y a plus d’espace pour les caresses des hommes.

Le porte-parole du gouvernement du Yémen lance une virulente diatribe à l’encontre d’Israël, l’accusant de crimes contre l’humanité vis-à-vis des Palestiniens. Il affirme le total soutien du gouvernement et de l’armée du Yémen aux Palestiniens. Une roquette a été lancée sur Eilat, elle a été détruite par le système israélien de défense anti-aérienne.

Je reprends mon texte, je veux parler de tout ce que la guerre actuelle a provoqué comme traumatismes, y compris politiques. Mais, de nouveau, les images à la télé. Insoutenables. Elles proviennent de l’hôpital indonésien de Gaza, elles sont tournées par des médecins, le son est très mauvais car il vient directement du micro d’un téléphone. Ce n’est plus le ton calme, posé, professionnel, c’est un cri de colère et d’accusation quand le médecin qui tient le téléphone circule entre des corps d’enfants atrocement mutilés, couchés à même le sol car il n’y a plus assez de places ; un autre soignant, au fur et à mesure, soulève les draps recouvrant les petits cadavres pour que les caméras les fixent à jamais, partout on entend des hurlements, des cris, des pleurs déchirants. Gaza, octobre 2023. Est-ce de la manipulation de parler de ça ?

Téléphone : le copain de Deheishe nous explique qu’hier déjà l’armée avait balancé des grenades lacrymogènes dans l’école primaire de filles de l’UNRWA, ce matin les soldats ont tiré sur les gens, plusieurs blessés dont un grave, un gamin fréquentant le centre culturel, on parle d’amputation, N. est effondré. Il y a eu aussi 9 arrestations.

Désolée, ce n’est plus possible, il faut que je sorte reprendre mon souffle.


Hier soir, il y a eu une très grosse manifestation à Manara, les images des derniers bombardements et des enfants de l’hôpital indonésien étaient dans toutes les têtes, une immense colère explosait sur la place publique. Très vite, des tensions furent perceptibles entre les différentes tendances politiques. Le groupe des femmes était assis au centre avec leurs slogans « Liberté pour la Palestine, unité ! ». Elles souhaitaient que tout le monde s’assoit comme elles, une autre manière peut-être de montrer aussi une autre forme de résistance, ferme mais comment dire… moins machiste ? Je ne sais pas si c’est le bon terme. Elles ne sont pas forcément contre une résistance radicale (« Armée maintenant, on n’a plus le choix », disent certaines) mais elles semblent voir plus loin. Elles se réunissent régulièrement pour discuter politique : « Actuellement, politiquement, nous sommes dans la nasse mais nous devons quand même réfléchir à maintenant et à l’après et analyser aussi nos responsabilités communes ». Parmi elles, certaines tentent des démarches pour demander qu’il y ait une réflexion sur les programmations des chaînes de télés : « Ce n’est pas possible d’avoir en permanence, en permanence des images insoutenables sous les yeux. Bien sûr, il faut informer, faire connaître la réalité du fascisme israélien et son projet génocidaire mais il faut aussi d’autres espaces, d’autres temps pour pouvoir continuer à vivre, juste vivre, malgré tout. C’est terrible que les enfants aient en permanence sous les yeux les images d’autres enfants déchiquetés par les bombes ».

Au moment où j’écris, un des gendres de la famille vient de recevoir un appel de Rafah, au Sud de la Bande de Gaza. La conversation a été courte, j’imagine qu’ils se repassent des petites batteries solaires comme celle que j’ai filée à notre ami R. « Alors ? ». Sa correspondante plaint les amis de Cisjordanie : « Nous, nous avons les bruits des bombes mais, comme nous n’avons ni internet ni électricité, nous ne savons pas ce qui se passe à un kilomètre. Vous, vous avez les images, ça doit être horrible ». Et si la bombe arrivait sur eux, de toute manière, il serait trop tard pour réaliser quoi que ce soit ! Vu avec nos yeux d’Occidentaux, ça paraît difficile à comprendre mais ce n’est pas la première fois que nous entendons cette sorte de « décalage » (qui peut-être les sauve psychologiquement ?). Je me souviens de cette fois où notre ami R. s’était fait arrêter lorsqu’il avait été pris à entrer en fraude à Jérusalem pour aller voir sa femme et ses enfants. Après sa libération (pour laquelle il avait fallu payer une forte amende, sinon il allait en prison) nous lui avions demandé comment ça s’était passé : « J’ai eu de la chance, ils m’ont enlevé les menottes juste avant la catastrophe. J’avais un gros rhume et je sentais bien que j’avais la goutte au nez : ça aurait quand même été franchement la honte si je m’étais mis à morver devant eux ! Heureusement aussi que j’avais un mouchoir dans ma poche ! ». Face à l’insupportable, chacun trouve les chemins de traverse qu’il peut… Mais pour beaucoup, aujourd’hui à Gaza, il n’y a plus de chemins buissonniers. Quand les avions arrivent, c’est la terreur, quand la bombe est tombée c’est l’horreur (on serait aujourd’hui à 25 000 tonnes de bombes larguées en tout, soit 70 tonnes par kilomètre carré, d’après l’office gouvernemental des médias à Gaza, sur un territoire deux fois plus petit que Rennes Métropole). Entre les deux, c’est la recherche éperdue d’eau et de nourriture.

La colère était trop forte hier soir, les voix des femmes ont été couvertes et, une à une, elles se sont levées. Il y a eu un moment de flottement, des drapeaux verts du Hamas se sont avancés puis, voyant que la foule ne bougeait pas, ils ont fait marche arrière, puis ça a été les drapeaux jaunes du Fatah, même scénario, les gens se sont engueulés. La petite qui était dans les bras de sa tante s’est mise à pleurer, terrifiée. Un mec qui était à côté de nous a dit à une femme qui vociférait quelque chose comme « Ferme ta gueule, tu vois pas que tu fais peur à la petite ?! » et à moi « Elle est complètement débile, elle devrait avoir honte ! ». Nous nous sommes extraits de la foule et nous sommes allés sur le trottoir. Ici, aux manifestations, il y a beaucoup d’enfants qui agitent de petits drapeaux palestiniens faits à leur mesure et ils reprennent les slogans des adultes : « Ils doivent savoir qui ils sont, de toute façon, si nous ne leur apprenons pas, la première rencontre avec un Israélien s’en chargera ». N’empêche, ça me fait mal au ventre de voir un petit bout de chou brandir son drapeau comme un fusil. Ensuite il y a eu la prière et ça ne se fait pas de déranger une prière, alors ceux qui ne priaient pas Allah nous ont rejoints sur le trottoir, le temps de fumer une clope, d’échanger des nouvelles et de discuter politique. Et puis, quand les croyants les plus fervents ont fini, ils ont pris la tête de la manifestation : « Nous reprendrons Al Aqsa, nous reprendrons notre terre ! », « Libérez Marwan ! » (il s’agit de Marwan Barghouti, membre d’une branche du Fatah, emprisonné depuis 2002), tout cela ponctué à intervalles réguliers de « Allah Akbar ! ».


Les gens de la famille ne sont pas allés travailler, beaucoup de magasins sont fermés mais pas tous (pendant la première Intifada personne n’aurait osé enfreindre le mot d’ordre) et le marché aux fruits et légumes bat son plein, comme si de rien n’était.

Aujourd’hui, il y a un nouvel appel à manifester mais, cette fois-ci, c’est devant les bureaux de l’ONU. Les manifestants y sont bien moins nombreux qu’hier et il n’y a aucun drapeau du Hamas ni du Fatah. Plusieurs femmes portent des pendentifs Handallah, le petit personnage de BD de Najil Ali, celui que l’on voit toujours de dos et qui observe le monde, avec ses trois poils sur la tête, et n’épargne personne : signe distinctif de la gauche palestinienne. Pendant un assez long moment, le rassemblement reste silencieux face aux bureaux de cette institution dont les textes ont si longtemps servi de point d’appui aux Palestiniens. Aujourd’hui, sur les marches, en-dessous des policiers qui bloquent l’entrée, trois panneaux sont brandis : « Armer les colons c’est du terrorisme », « Fin de l’apartheid now ! », « Stop génocide ! ». Beaucoup de gens portent devant eux des petits papiers qu’ils ont réalisés eux-mêmes : « Le procureur de la Cour Pénale Internationale doit agir maintenant », « Arrêtez le génocide d’Israël contre notre peuple ! », « Les criminels de guerre israéliens doivent être tenus pour responsables ». En vérité, le nombre de manifestants est relativement insignifiant au regard de la gravité de la situation et par rapport à ce qu’il était hier et totalement négligeable au regard de la grande ville qu’est Ramallah : les Palestiniens ne croient plus du tout en l’ONU. Maintenant, seules les armes parlent…

Une femme élégante vient saluer notre groupe : elle est de Gaza. Toute sa belle-famille vient d’être anéantie. Ce matin, elle a pris la peine de ne pas oublier de mettre ses boucles d’oreilles. Sa bouche nous sourit avec une grande politesse. Son regard est ailleurs.

On nous présente ensuite une femme, c’est l’épouse de Nael Al Barghouti, 63 ans, le plus vieux prisonnier du monde : emprisonné depuis 1978 durant 33 années consécutives avant 2011, date à laquelle il a été relâché à l’occasion des échanges avec le soldat Shalit, puis 2 ans de liberté, le temps de se marier, avant d’être à nouveau remis en prison par Israël. La femme nous parle des conditions de détention existant pour tous : peu de nourriture et de mauvaise qualité, seulement 2 tenues pour pouvoir se changer, pas de machine à laver, une douche au mieux tous les 2 jours (45 minutes par groupe de 10 prisonniers qui doivent passer un par un et la douche qui est éloignée de leur cellule), l’interdiction de voir leurs familles et les difficultés d’accès pour les avocats (l’avocat de son mari est Juif israélien) et, surtout, ce système inique de détention provisoire infinie (vous êtes arrêté sans que des charges soient formulées à votre encontre, donc sans aucune possibilité de constituer un dossier de défense et votre détention « provisoire » est reconduite, reconduite, reconduite). La femme veut vraiment nous parler plus longuement de tout cela et aussi de la terrible répression actuelle dans les prisons : des images terribles circulent sur les réseaux sociaux de prisonniers dénudés et humiliés du type de ce qui avait été révélé en Irak. Nous échangeons nos numéros de téléphone et elle nous serre la main : « Nice to meet you. We make a difference between the French government and the French people”.

Une journaliste palestinienne habillée en fluo et les cheveux teints en bleu vient embrasser nos amis : elle est manifestement du genre rigolote, à balancer des vannes à tout bout de champ. « Viva Colombia ! ». Le petit groupe qui reste sur le trottoir reprend en applaudissant. La Colombie, c’est le premier pays qui a rompu ses relations avec Israël dès le début de la guerre et il se trouve qu’elle y a passé de longues années. Elle repart en faisant un drôle de pas chassé sur le côté à la Charlot et se tourne vers nous en riant : « Ce n’est pas de la distinction française, c’est la classe colombienne ! ». Tout le monde éclate de rire mais nos amis lui disent que nous sommes français : « Désolée, je croyais que vous étiez anglais ! ». Son cameraman, lui-même colombien vient nous serrer la paluche avec un grand sourire : « C’est vraiment pas de chance pour vous ! ». Les amis tentent une excuse vis-à-vis de nous : « Tout le monde sait que vous n’êtes pas le gouvernement français ». La femme nous dit « C’est bien que vous soyez là. Bon courage pour le boulot en France ! » et elle repart en rigolant. Les choses sont très saines, elles sont dites avec franchise, sans aucune agressivité à notre égard, mais dites, quand même.

Nous ne sommes plus que 5 ou 6 sur le trottoir. « Vous devriez venir à une des réunions de femmes que nous faisons. Il ne s’agit pas seulement d’échanger des informations mais de réfléchir, de construire ensemble, enfin, d’essayer ». Nous avons déjà eu l’occasion de discuter avec cette femme et nous avons été impressionnés par la limpidité de ses analyses, nous lui proposons d’écrire un texte que nous pourrions diffuser. « Ce serait peut-être mieux, plutôt que de rapporter vos propos, avec peut-être des risques de déformations ». « Je n’ai pas la tête à écrire en ce moment, je vous fais confiance, n’hésitez pas, vous venez quand vous voulez à la maison. Enfin, il vaut mieux téléphoner avant, je suis un peu prise en ce moment ». Elle nous embrasse et nous dit : « Rendez-vous à la prochaine manifestation, n’est-ce pas ? ».

Parmi les manifestants, devant le siège de l’ONU, il y avait aussi un vieux pope orthodoxe.


Cette nuit, l’armée est entrée dans Ramallah, plus précisément à deux pas de notre quartier, vers 3 h, 4 h, 5 h du matin ? Nous ne savons pas exactement, il y a apparemment eu des tirs fournis mais nous n’avons rien entendu : le manque de sommeil commence à se faire sentir chez tout le monde, il faut croire que lorsque nous nous endormons ça ressemble plus à un coma qu’à autre chose ! Chaque matin, les nouvelles arrivent en avalanche, par Facebook d’abord, avant d’apparaître à la télé. Le centre du camp de Jénine en Cisjordanie commence à avoir un petit air de Gaza sous les bombes lâchées par les avions il y a 2 ou 3 jours (7 heures d’attaque de l’armée) et sous les tirs au sol de cette nuit. Cette nuit, pendant que nous dormions, grande offensive sur toute la Cisjordanie : en plus de Ramallah et d’El Bireh, Betunia, Naplouse, Jericho, Hébron, Dura ,Qalquiliya, Beit Surif, Beit Fatjar et, de nouveau, les camps de réfugiés de Jénine, Jelazon, Deheishe… Trop tôt pour connaître le bilan total à 7 h du matin : il semblerait qu’il y ait au moins une vingtaine d’arrestations, et un tué à Qalquiliya. Le générateur principal de l’hôpital indonésien dans la Bande de Gaza ne peut plus fonctionner. La guerre sort de Gaza.

Une des filles de la famille, qui travaille pour une organisation d’aide aux soins d’urgence, devait partir à Gaza pour son travail le 9 octobre, deux jours après le déclenchement de la guerre. Nous nous épaulons pour tenir le coup. Avec des choses qui peuvent paraître dérisoires.

Hier après-midi, après la manifestation, nous sommes passés prendre un café chez une des filles de la famille. Ils ont une petite terrasse remplie d’arbres et de fleurs multicolores, l’appartement est vaste, sobre mais meublé avec goût ; ça pourrait être celui de n’importe quel cadre en France, quelques broderies palestiniennes en plus. Nous parlons tant et tant de « la situation » quand nous nous voyons… Cette fois nous avions tous besoin d’autre chose. Le mari de la jeune femme nous pose une foule de questions sur la France. L’année dernière, il est allé visiter son ami d’enfance qui vit à Paris depuis 7 ans : il y a fait une thèse à la Sorbonne et travaille bénévolement pour des associations afin de donner un coup de main aux migrants pour rédiger leurs dossiers de demandes d’asile. Il dit qu’il a été effaré par le nombre de personnes vivant à la rue, il sait que des Français aussi n’ont pas où se loger. « En Palestine, ça n’arriverait jamais, même les gens pauvres aident les gens pauvres, ici il n’y a personne dans la rue ni personne qui reste sans manger. C’est ça notre vraie richesse, notre force : notre solidarité ». Mais il comprend que la France, avec son flot de réfugiés qui arrivent… Nous donnons quelques explications : leur faible pourcentage par rapport à la population, comment les employeurs sont bien contents de trouver des esclaves sans-papiers, etc. Ses beaux-parents qui sont venus passer des vacances en Bretagne lui ont dit que c’était une région « particulière », jadis indépendante, avec sa propre langue. Il nous demande des détails sur notre histoire : « Ah ! donc vous avez servi de dote pour le roi de France ! ». Il nous demande s’il y a encore aujourd’hui des gens qui revendiquent l’indépendance, nous lui parlons des mouvements bretons, de la Révolution française, de la seconde guerre mondiale, de comment à l’école mes parents étaient punis s’ils parlaient breton. Il nous demande si c’est vraiment une langue très différente du français, si on peut lui dire quelques mots en breton et s’il y a des écoles qui enseignent notre langue, nous lui parlons des trop rares classes publiques bilingues et de l’école Diwan : « Good ! ». Nous jouons avec la petite de deux ans et demi, elle nous apporte un livre cartonné « Mes 100 premiers mots ». « Ech ? ». Elle donne les noms des animaux en arabe… et en anglais ! Je pense que je vais l’engager comme prof ! Maintenant, son grand-père veut rentrer, il ne peut rester longtemps sans être branché sur les infos. Lorsque nous partons, la petite éclate en sanglots. Deux heures plus tard, toute la famille est de nouveau réunie chez les grands-parents : les filles mariées ont préparé des plats, celles qui sont encore à la maison en ont fait d’autres. Tout le monde ressent le besoin d’être ensemble le plus souvent possible. Nous jouons au ballon, à cache-cache avec les enfants. Quand tout le monde est parti, je ne sais pas comment cela arrive sur le tapis, mais je me mets à parler poésie avec une des filles qui a 22 ans. « Ah bon ; vous avez connu Hussein Barghouti ? ». « Ben, euh, oui un peu ». En fait c’était le copain d’une amie à nous, nous avions passé quelques soirées avec lui dans les années 90. Il m’avait demandé de lui ramener de France des bouquins de Verlaine, Rimbaud, Baudelaire mais le sac où ils étaient m’avait été volé à la sortie de l’aéroport et je n’avais réussi à ramener de France… qu’une bouteille de vin ! La jeune fille m’explique qu’elle est fan de sa poésie, elle m’entraîne dans sa chambre pour me montrer deux tableaux qu’elle a faits et qui sont accrochés à la tête de son lit : un fond entièrement calligraphié avec un de ses textes et un visage qui transparaît de manière diffuse. Son père était professeur d’arts plastiques, son oncle un célèbre journaliste, dessinateur et poète palestinien. Hier, nous avons accompagné la famille sur sa tombe.

Ensuite, D. a cherché sur internet les mots arabes que la langue française a absorbés : parfois tout le monde rie beaucoup en entendant les transformations, les interprétations. Puis une des filles propose un jeu : identifier le drapeau d’un pays et donner le nom de sa capitale. Nous sommes battus à plate couture !

Ça c’était hier mais chaque jour est un jour nouveau. Nous venons d’apprendre qu’il y a eu deux personnes tuées cette nuit à El Bireh, pas très loin d’ici, et un (ou deux ?) soldats à Tulkarem, peut-être un autre ailleurs. « Les gens peuvent-ils imaginer, peuvent-ils se mettre à notre place ? Non, personne ne le fait. Tu vois, tu as passé ta vie et usé ta santé au travail pour élever ton fils, construire une maison. Les soldats arrivent, en une minute ils détruisent ta maison, ta voiture, la rue devant chez toi. Qu’est-ce qu’elle leur a fait la voiture ? Et en une seconde, une seule toute petite seconde, ils tuent ton fils. Et tu fais quoi ? Tu restes les bras croisés et tu leur fais un sourire ? Est-ce que, nous, on est allés détruire leurs rues, leurs maisons, leurs voitures ? Est-ce qu’on est allés tuer leurs enfants en Israël ? Est-ce que le bébé de Gaza qui est mort a fait quelque chose contre eux ? Les enfants veulent grandir, jouer, étudier, se marier, travailler, construire une maison. Qu’est-ce qu’on leur offre aujourd’hui ? Israël, les Américains, la France, ils veulent tous tuer Hamas mais qu’est-ce que c’est Hamas ? Un petit groupe politique, rien de plus. Israël dit que tous les habitants de la Bande de Gaza c’est Hamas (plus de 2 millions d’habitants !), qu’il faut les éliminer, que ceux de Cisjordanie ne valent pas mieux. Nous sommes tous Hamas, musulmans, chrétiens, agnostiques ? OK, nous sommes tous Hamas. Dans ce cas-là, c’est toute la population, y compris les enfants, qu’il faudra tuer ! Quand nous soutenons Hamas, c’est le refus de l’occupation et la résistance, à travers lui, que nous soutenons ».

13 H 50, nous recevons à l’instant une vidéo de Deir Sharaf (près de Naplouse) : entrée de l’armée et des colons. Avec une parfaite coordination, ils entrent conjointement par la route principale. Les colons commencent à s’attaquer aux gens sous le regard des soldats et à brûler les magasins et les maisons en déclarant vouloir brûler toute la ville. Alors seulement les soldats commencent à intervenir pour les repousser et cela part en bagarre. Commentaires des Palestiniens : « Si ça avait été nous, il y a longtemps que nous aurions été troués de balles, au lieu de recevoir quelques claques ! ». L’opération est toujours en cours, comme dans de multiples autres villages. On fera le bilan plus tard…

Ici, tout le monde attend avec impatience l’allocution de demain de Nasrallah, le leader du Hezbollah libanais. Bliken a lui aussi annoncé sa venue pour demain à Tel Aviv. L’attaque d’envergure d’aujourd’hui sur toute la Cisjordanie est un message clair.

Brusquement, ça sonne à la porte. C’est R. la sœur de notre hôte, elle attendait une fenêtre « météo » depuis plus d’une semaine pour venir nous voir de Beit Rima ! Elle apporte des gâteaux, des légumes de son jardin et des bouteilles d’olives pour partager avec les copains et les copines en France (je ne sais pas comment on va faire pour tout emporter le jour où on rentrera !). Elle se rappelle tous les gens qu’elle a rencontrés quand elle est venue en France en 2019, de la plage et de notre fichu clébard qui passait son temps à se sauver et après qui tout le monde courait au moins une fois par jour ! Elle dit que pour elle tout va bien (à part que sa ville était complètement bouclée depuis des semaines et que sa belle-fille est restée bloquée depuis lors à Ramallah où elle travaille dans une banque). « On a de la chance aujourd’hui, elle va enfin pouvoir rentrer à la maison avec nous, enfin j’espère ». « Et les olives ? ». « Pour moi c’est facile, les arbres sont presque tous autour de la maison, ceux qui sont plus loin c’est pas grave ». Il ne faut pas trop traîner pour repartir, les routes sont moyennement sûres la nuit…

21 h 49, nous regardons la chaîne de télévision « Palestine ». Un journaliste fait le point sur la situation à Gaza, ce n’est pas du direct. Brusquement, un bandeau défile : il vient d’être tué avec sa famille dans le bombardement de sa maison. Nous venons d’entendre son dernier message de journaliste. D’homme, tout court.


Plusieurs juges de la CPI commencent à dire qu’il n’y a aucun doute que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité aient été commis dans la Bande de Gaza. Un jour, c’est sûr, dans un an, deux ans, trois ans, après de longues et minutieuses enquêtes, après la production de rapports, grâce à des piles de dossiers signés et contre-signés, les choses seront attestées et le tampon de l’Histoire pourra être apposé sur leurs couvertures. Les morts seront scellées.

Mais les pleurs du petit garçon de Gaza (à la tête entourée de masques anti-Covid parce qu’il n’y a plus de pansements) continueront à résonner dans nos oreilles : « Je ne veux rien au monde. Je veux juste Maman ».


: Craig Mokhider, directeur du bureau de New York du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme. Dans une longue lettre de démission, il déroule toutes les responsabilités passées et présentes de tous. Ce texte majeur, rédigé par un juriste spécialisé dans la défense des Droits de l’Homme, qui a travaillé sur les génocides des Tutsis, des musulmans bosniaques, des Yazidis, des Rohingyas n’a pour l’instant pas été porté à la connaissance du public dans les pays occidentaux. On y lit notamment : « … les médias occidentaux, de plus en plus captifs et liés à leurs États respectifs, violent ouvertement l’article 20 du ICCPR (Pacte international relatif aux droits civiles et politiques). Ils déshumanisent en permanence les Palestiniens pour faciliter le génocide. Ils diffusent de la propagande pro-guerre et des appels à la haine nationale, raciale ou religieuse – une incitation à la discrimination, à l’hostilité et à la violence. Les entreprises de médias sociaux basées aux États Unis étouffent les voix des défenseurs des droits de l’homme tout en amplifiant la propagande pro-israélienne… A la suite de ce génocide, ces acteurs devront également rendre des comptes, comme ce fut le cas pour la radio des Mille collines au Rwanda ».

A 15 h, Nasrallah fait un discours à rallonge. Pour ne rien dire de nouveau.

Le générateur de l’hôpital Shifa vient lui aussi de cesser de fonctionner : plus d’assistance respiratoire, plus de couveuses, plus de bloc chirurgical. Les médecins décident, malgré les risques que représente le transport, d’évacuer certains blessés vers le Sud. Tout le monde est averti : la Croix Rouge, le Croissant Rouge, l’armée israélienne, les heures sont précisées. A 16 h, une bombe tombe au milieu des ambulances du convoi médical, à proximité immédiate de l’hôpital. Au moins 10 tués et un grand nombre de blessés. Un homme devant la caméra : « Honte, honte, honte à vous, les Arabes, les Musulmans, les Chrétiens ! Honte à vous ! »

17 h 50 : une autre bombe à proximité immédiate de l’hôpital indonésien.

20 h 30 : bombardement de l’école, dans le camp de réfugiés de Jabaliya qui présente désormais à peu près le même tableau qu’Hiroshima.


Mon sang est rouge

La terre est rouge de mon sang

J’avais quatre ans et je m’écoule sur la terre

qui se gorge de moi

Et fera germer le blé demain

peut-être ?

Mais j’avais quatre ans

Et je vous appelle

Ma bouche est pleine de poussière

Ma langue desséchée cherche le chemin de lumière

Pourquoi ?

J’aimais me cacher dans les branches entortillées du jasmin

J’aimais entortiller les cheveux de ma mère

qui sentaient le jasmin

Mais les cheveux de ma mère

sont entortillés dans des doigts de fer

et poissent dans la poussière

J’avais quatre ans

Demain, certains montreront mon image

en criant victoire

D’autres la montreront en promettant

victoire, plus tard

J’avais quatre ans

J’appelle de derrière mes yeux blancs

J’appelle du ventre de ma mère

de ses ovules

de ceux de sa mère

et de la mère de sa mère

J’appelle du fond de l’injustice

Mes appels sont des bulles

dans un océan d’indifférence

J’avais soif

de caresses, d’eau, de fruits

mais vous avez labouré tous mes champs

de vie

à coups de détonations et de phosphore

Et vous l’avez justifié

La main de marbre de ma mère serre

mes doigts de glace

sous un déluge de feu

Des nuages de cendres étouffent votre gorge

Vous êtes morts pour l’humanité

Des farandoles d’enfants nagent avec moi

Sous le sable de l’horreur

J’avais quatre ans

Pas un jour de plus.

 

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