L’arrivée de Chat GPT a relancé la machine à fantasmes. Nombre de commentateurs, et même des ingénieurs spécialisés dans l’IA (intelligence artificielle) annoncent une accélération fantastique de la productivité et la fin du travail humain.
Ces prédictions apocalyptiques n’ont rien de nouveau. Depuis les années 1960 et l’arrivée des ordinateurs et des robots, elles déferlent périodiquement dans le débat public. Jeremy Rifkin annonçait déjà en 1995 « la fin du travail », affirmant que « dans 30 ans, 2% de la force de travail mondiale actuelle sera nécessaire pour produire la totalité des biens à l’échelle globale » (The End of Work, 1995, p. 8). Trente ans après, même si sa structure a changé, l’emploi mondial n’a jamais été aussi élevé.
L’intelligence artificielle représente certes une innovation majeure, elle peut mouliner des masses de données inaccessibles à un cerveau humain, mais elle n’est pas capable, dans un avenir prévisible, de comprendre, de penser, de prendre soin, d’imaginer et de créer, bref de faire ce qu’il y a de spécifiquement humain dans le travail. Nous devons nous défier du fantasme viriliste de la technologie toute puissante, promu par des auteurs en quête de buzz et des startupers en quête de profits. Ne serait-ce que parce que le coût écologique de cette hypothétique robotisation généralisée serait insoutenable.
Ces élucubrations intéressées sur la disparition des emplois nous détournent du débat essentiel : quel impact auront les innovations sur le travail des femmes et des hommes ? Là encore un piège doit absolument être évité : ce n’est pas la technologie en elle-même, mais les choix organisationnels de sa mise en œuvre, qui sont déterminants. L’IA peut aussi bien être utilisée pour soutenir l’expertise humaine que pour la mutiler ; pour aider au déploiement du travail vivant que pour l’étouffer. En fonction de la manière dont il est déployé dans les entreprises, le même algorithme peut aider le professionnel à formuler son diagnostic, à réaliser le geste juste, à prendre la décision adaptée, ou bien contraindre ses choix et assujettir son travail. Et là, l’inquiétude est vraiment légitime : dans la continuité des usages passés de l’informatique et de la robotique, tout indique que la mise en œuvre capitaliste de l’IA se traduira (et se traduit déjà, par exemple dans les entrepôts de logistique ou les services bancaires) par un appauvrissement du travail, une intensification et une perte de sens.
Plutôt que de céder aux paniques injustifiées sur le volume de l’emploi, nous devrions bien plus nous préoccuper de la qualité du travail, et mettre à l’ordre du jour la question cruciale du contrôle social et démocratique sur les innovations organisationnelles et technologiques qui risquent de déshumaniser notre monde.
Thomas Coutrot, économiste, membre des Ateliers Travail et Démocratie
- Voir l’excellente revue de littérature d’Yves Roquelaure, « New forms of work in the digital era: implications for psychosocial risks and muskoskeletal disorders”, Discussion Paper, OSHA, 2022
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