Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Travailleurs du clic de tous les pays…

L’intelligence artificielle soulève depuis une dizaine d’années débats, inquiétudes, euphorie, réflexions, louanges, méfiance …

L’IA est désormais capable de produire de l’action, du texte, de construire des savoirs, produire des images cohérentes pertinentes complexes, tant est immense sa capacité à rassembler du savoir et du savoir-faire humain. Pour que ces savoirs et savoir-faire demeurent et grandissent en pertinence il faut que ceux qui les produisent, qui les rassemblent, qui les trient, aient voix au chapitre. 

De ce point de vue la planète est mal partie. Ainsi de l’Unesco, dont un mille-feuille de 130 500 signes intitulés « Recommandation sur l’éthique de l’intelligence artificielle » où le mot travailleur n’apparaît que trois fois, invitant les puissants de la planète à favoriser le  retour du travail sur un marché en évolution rapide, puis suggérant aux mêmes de trouver des accords avec les organisations de travailleurs et invitant enfin les états membres  à assurer une transition équitable pour les travailleurs dont l’emploi est menacé pour cause d’IA… 

Et pourtant si la vulgate présente le plus souvent les robots comme pièce première de la mise en mouvement de l’intelligence artificielle, avant les robots, à l’extrême fin de la chaîne on trouve  des travailleurs notamment des pays du sous-développement 

Qui sont ces gens qu’on appelle  les « travailleurs du clic » ? Ce sont les personnes qui réalisent un travail sur les milliards de  données disponibles. Ces données doivent être collectées, triées, vérifiées et mises en forme. Il faut en outre filtrer et notamment annoter ces diverses données. Ce travail est fondamental. Si l’on veut que l’intelligence artificielle reconnaisse un ours, il faut que quelqu’un installe un tag sur la photo de l’ours disant ceci est un ours.

Les personnes qui réalisent ce travail sont recrutées un peu partout dans le monde parce qu’un peu partout dans le monde il y a des pays à faible revenu ce qui permet de trouver aisément des candidats que l’on paiera quelques centimes et parfois moins d’un centime de l’heure. 

Ces personnes sont nécessaires, c’est ainsi que ChatGPT a fait appel à des entreprises capables de collecter des millions de données de qualité. Ces données rassemblées sont utilisées pour enseigner à la machine par exemple comment les êtres humains parlent. Et la machine n’apprend pas automatiquement. Il faut que quelqu’un annote ces textes. Les données sont alors classées sélectionnées voire évacuées. Ainsi  ChatGPT n’offre pas à ses utilisateurs d’informations violentes pornographiques. 

Ce tri a été effectué par l’intelligence et la main d’êtres humains.  

C’est le Times qui révélait récemment que des travailleurs kényans sont payés moins de trois euros de l’heure alors qu’ils ont en charge  de s’assurer que les données utilisées pour entraîner ChatGPT ne comportent pas de contenu à caractère discriminatoire.

ChatGPT n’est pas tout. Ce sont 260 000 “micro-travailleurs du clic” qui travaillent en France. Une étude récente  révèle que ce secteur emploie majoritairement des hommes (68 %), jeunes (87 % ont moins de 34 ans), urbains et éduqués (75 % ont effectué un passage dans l’enseignement supérieur).  Ils gagnent en majorité entre 96 et 126 euros par mois, avec des écarts de salaires significatifs, jusqu’à 8 à 10 fois plus élevés pour les postes de supervision d’équipe. 

Les anciens pays colonisés sont une mine de travailleurs précaires qui disposent de compétences linguistiques et d’une proximité culturelle avec les pays donneurs d’ordres dont bénéficient les entreprises de l’IA. Ainsi à Madagascar nombre d’entreprises françaises socles de l’IA profitent des liens postcoloniaux. Cette industrie profite d’un régime spécifique, les « zones franches », institué en 1989 pour le secteur textile. Dès le début des années 1990, des entreprises françaises s’installent à Madagascar, notamment pour des tâches de numérisation liées au secteur de l’édition. Ces zones, présentes dans de nombreux pays en voie de développement, facilitent l’installation d’investisseurs en prévoyant des exemptions d’impôts et de très faibles taux d’imposition. Aujourd’hui, sur les 48 entreprises proposant des services numériques dans des zones franches, seulement 9 sont tenues par des Malgaches, contre 26 par des Français. En plus du coût du travail, l’industrie de l’externalisation profite de travailleurs bien formés : la plupart sont allés à l’université et parlent couramment le français, appris à l’école, par Internet et à travers le réseau des Alliances françaises. Cette institution d’apprentissage du français a été initialement créée en 1883 afin de renforcer la colonisation à travers l’extension de l’utilisation de la langue du colonisateur par les populations colonisées.

Ce schéma rappelle ce que le chercheur Jan Padios désigne comme le « colonial recall », en français « le souvenir colonial ». 

Catherine Destom Bottin

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