La France ne fait plus société. Le fossé se creuse, il est là, il progresse sans cesse. Et il ne sera pas comblé sans un virage radical qui tourne le dos aux politiques libérales de ces quarante dernières années. La catastrophe n’est pas imminente, elle est là. Ce que j’ai appelé en 2014 « la tectonique des pauvres »[1] ravages tout le corps social.
On compte 8 millions de chômeurs et travailleurs précaires.
Ils subissent campagnes permanentes de culpabilisation et absence de recours.
La pauvreté s’installe dans la jeunesse et les campagnes.
C’est le temps de la charité et de la nouvelle philanthropie : 130 millions de repas distribués au resto du cœur, les queues d’étudiants dans les distributions de nourriture.
Ce sont les marqueurs les plus tragiques de la France de notre temps.
Pourtant cette réalité qui représente un véritable séisme dans la société française n’est pas LE sujet de la vie politique d’aujourd’hui.
Pourquoi ? Qu’est ce qui est en jeu ?
Au-delà des chiffres, c’est la connaissance profonde des réalités sociales qu’ils représentent.
C’est le cœur du problème.
Bien que l’on puisse se réjouir de modifications intervenues notamment dans les engagements et les priorité de la FI, parmi les forces militantes de la gauche alternative, une distance sociologique s’est établie avec le peuple.
On observe depuis des décennies, une « gentrification » de la gauche alternative. Elle révèle et alimente une désincarnation dans son rapport à la société réelle, une distance avec le peuple tel qu’il est aujourd’hui.
Rien ne pourra bouger si nous ne modifions pas la place que doit avoir le peuple dans une démarche de rassemblement : réelle, concrète, symbolique.
Il faut avoir l’ambition première d’être populaire.
Comment ? C’est un long, mais indispensable processus.
Il implique de modifier nos représentations, notre manière de voir, nos priorités, notre militantisme.
Mettons-nous résolument non aux côtés mais avec ceux qui sont délaissés, méprisés, humiliés, oubliés.
Comment parler du peuple sans partager avec lui ?
A-t-on réellement idée de ce qu’endurent tous ceux qui se heurtent aux guichets de la Sécu, de Pôle-emploi ?
Pour ceux qui subissent l’accueil glacial en mairie pour n’avoir pas payé la cantine ou la colo. Les courriers de sommation se succèdent. Ce sont les mêmes qui ne peuvent pas payer de loyer, les mêmes dont les enfants arrivés en âge de partir qui resteront dans l’habitat surpeuplée.
Que veut dire être privé de resto, de vacances, de projets ?
Jamais de ciné, la voiture trop vieille que l’on ne peut plus réparer et que l’on menace d’interdire de circuler.
Tout cela, pour le savoir, il faut le partager.
A l’angoisse de ne pas pouvoir, s’ajoute la honte, les humiliations, le sentiment de ne pas être capable.
Ne jamais être en paix et puis abandonner, ne plus demander, renoncer tellement, tout parait difficile, impossible. Et là on se met à ruminer. Comme une lente maladie, la dérive s’impose pour faire passer des millions de personnes de l’autre côté de la rive.
Au fond, personne ne les écoute, ne les entend, ne les connait. Les seules périodes où ils se retrouvent sous les projecteurs, c’est quand la colère sociale s’exprime.
Mais qu’y pouvons-nous ?
C’est à cette question qu’il faut répondre.
Pour cela, un regard lucide s’invite sur les impensés, les choix stratégiques de ces dernières années.
Il est clair qu’ils n’intéressent pas les syndicats que ce soit les Gilets jaunes ou le mouvement des chômeurs). Les centrales n’ont jamais su se pencher sur le sujet dont elles jugent qu’il ne relève pas de leur champs d’activité.
Dans le champ de la recherche, on travaille sur le travail, mais qui travaille sur ceux qui n’en ont pas ? Plus une seule recherche, publication… la sociologie comme le reste de la société a abandonné le monstre, la masse de ceux qui soit s’abstiennent ou votent le Pen.
On fait comme si le mal-être au travail, n’avait pas en miroir le chômage de masse et l’émiettement des contrats et l’ubérisation ?
A qui la faute si la France ne peut plus faire société ?
Nous vivons depuis quarante années une course effrénée pour appliquer les principes de leur boussole imposé par le consensus de Washington, évoqué dans l’excellent article de Alain Supiot[2] publié en septembre 2022 qui définit une doxa de pensée et d’orientation néo libérale (compétitivité, concurrence libre et non faussée, diminution des services publics, économie financiarisée…). En 2011, Terra Nova,[3] un laboratoire d’idées un temps proche du PS, fait paraître une note qui préconise de dire « adieu » aux ouvriers et employés (aux pauvres, aux précaires, aux chômeurs qui sont postulés ne pas voter pas ou voter Le Pen) afin de se tourner vers une nouvelle majorité électorale urbaine dans le but de conquérir le pouvoir. Le divorce entre le Parti socialiste et la classe ouvrière dite « en déclin » est prononcé. Selon Hollande, Strauss-Kahn, Attali, pour que la gauche l’emporte en 2012, ils préconisent de se tourner vers un nouvel électorat urbain comprenant « les diplômés », « les jeunes », « les minorités des quartiers populaires » et « les femmes » : tous unifiés par « des valeurs culturelles, progressistes ».
On peut dire sans spéculer que cette note n’a fait qu’assoir sinon un choix stratégique une orientation déjà imprimée dans les choix du PS depuis plusieurs échéances électorales et l’acquiescement au manifeste Blair-Schröder de 1999[4].
Après avoir contribué à faire disparaitre de l’espace socio-mental ceux que l’on désigne alors comme les inutiles aux conquête électorales, les mêmes s’inquiètent du monstre qui pourrait féconder le ventre de la bête immonde…mais tout en se défiant de la gauche radicale.
Comme si, face à la radicalité d’un capitalisme destructeur des piliers qui nous permettent de faire société, il ne faudrait pas tourner radicalement la page de ce capitalisme néolibéral ?
Je sais d’où je parle et de quoi je parle.
J’ai le privilège d’avoir consacré trente-cinq ans de ma vie militante à ce sujet : en étant un des porte-parole du mouvement des chômeurs[5] et cofondateur du Forum social des saisonniers[6], en ayant créé autour de la pièce « Comment ils ont inventé le chômage »[7] la troupe des Z’entrop dans laquelle 140 comédiennes et comédiens précaires et chômeurs ont joué pendant dix ans 110 fois cette pièce.
Cette expérience, m’inspire des réflexions politiques et stratégiques que je partage dans l’ouvrage qui vient de paraitre : « J’suis du 50 boulevard Paul Vaillant Couturier ».[8]
[1] Richard Dethyre, Cerises, le front de gauche et la tectonique des pauvres, 26/6/2014
[2] Alain Supiot, « des urnes au travail, nous assistons à la sécession des gens ordinaires », le figaro, 23 juillet 22.
[3] David Doucet, « Terra Nova : il y a 10 ans, la note qui fracturait la gauche et pavait la voie à Macron, Marianne 09/05/2021
[4] Un texte de doctrine politique, signé par le Premier ministre britannique et le Chancelier allemand, est rendu public “la troisième voie anglo-allemande met au placard la gauche traditionnelle”. Juin 99.
[5] La révolte des chômeurs, Richard Dethyre, Malika Zédiri, Robert Laffont, 1992
RD, Chômeurs la révolte ira loin, La dispute, 1998
[6] RD, Avec les saisonniers une expérience de transformation du travail dans le tourisme social, La dispute, 2007
[7] RD, comment ils ont inventé le chômage, Arcane 17, 2012
[8] RD, j’suis du 50 bd PV Couturier, Arcane 17, 2023
“Il est clair qu’ils n’intéressent pas les syndicats (que ce soit les Gilets jaunes ou le mouvement des chômeurs). Les centrales n’ont jamais su se pencher sur le sujet dont elles jugent qu’il ne relève pas de leur champs d’activité.” :
C’est dommage, cette généralisation ; voir par exemple (mais ce n’est qu’un exemple) : http://www.lesutopiques.org/?s=gilets+jaunes
Salut Christian. Je développe le sujet dans l’ouvrage qui vient de paraitre “j’suis du 50 BD Paul Vaillant couturier”
Et nous travaillons à un futur ouvrage avec Emmanuel Pierru et Muriel Righeschi dans lequel nous partageons notre expérience de la troupe de théâtre qui a joué pendant 10 ans la pièce “comment ils ont inventé le chômage”. Fraternellement Richard