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Pour une politique du travail

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Au cœur du mouvement syndical et social en cours, se trouve la question du travail. Sous l’emprise de la finance, il a perdu tout sens et est devenu insoutenable. A l’opposé des discours hypocrites sur la « valeur travail », il faut revenir au travail réel et à ses enjeux. Que faisons-nous concrètement au travail ? Et que fait le travail à chacun·e d’entre nous, à notre société, à la nature ? Nous reproduisons ici un article du blog Médiapart des Ateliers travail et démocratie.

Contribution aux débats du mouvement social

Le puissant mouvement contre la « réforme » [1] des retraites, c’est une évidence incontestée, s’ancre dans le refus du travail tel qu’il est organisé aujourd’hui. « Métro, boulot, caveau », « La retraite avant l’arthrite », « La vie, pas la survie », « Moi j’veux travailler plus longtemps… dans mon potager ! », de nombreuses pancartes marquent le refus de perdre sa vie à la gagner. Les syndicats signifient unanimement l’impossibilité de repousser l’âge de la retraite sans une amélioration réelle des conditions de travail.

 Après son passage en force, Emmanuel Macron voudrait maintenant lancer un grand débat sur le travail. À n’en pas douter, il veut rabattre ce débat sur ce que la droite et l’extrême-droite défendent depuis toujours : “la valeur travail”, cette morale de l’effort faisant abstraction des réalités concrètes du vécu au travail et de l’activité – une injonction culpabilisante à travailler davantage quelles que soient les conditions et les finalités du travail.

Pour contribuer aux débats au sein du mouvement syndical et social en cours, les Ateliers Travail et Démocratie entendent, au contraire, insister sur le travail réel et ses enjeux, c’est-à-dire ce que nous faisons concrètement au travail et ce qu’il nous fait, individuellement et collectivement, dans toutes ses dimensions et ses implications axiologiques, éthiques, démocratiques, écologiques. Il nous semble que, du point de vue de ce que signifie vivre et faire société, l’enjeu se loge là. C’est bien de cela que parlent les travailleuses et travailleurs en manifestant ou en faisant grève quand c’est possible. Ce mouvement intervient, et ce n’est pas anodin, après une crise sanitaire qui a mis en évidence la centralité du travail et le caractère vital de certaines activités pour la vie collective, un filtre révélateur de celles et ceux dont le travail le plus quotidien nous est indispensable. Celles et ceux dont l’activité, exercée sans relâche dans des conditions souvent difficiles et anxiogènes, s’est révélée essentielle, refusent – à juste titre – une « réforme » qui leur dénie brutalement toute reconnaissance. De ce point de vue, par-delà le refus de cette loi injuste et violente, l’enjeu est bien de (re)penser le travail et la place de celles et ceux qui l’exercent, pour qu’elles et ils puissent enfin peser sur son organisation et ses finalités. 

 Contre la « valeur travail », revenir au réel

 Insister sur « la valeur travail » comme le font nombre de promoteurs de la « réforme », c’est d’abord faire diversion. La focalisation sur cet artifice idéologique a en effet d’abord pour conséquence – sinon pour objet – d’évacuer toute réflexion sur les effets du report de l’âge légal sur l’activité réelle de travail et les personnes qui l’accomplissent. 

 Il vaut pourtant la peine de s’y attarder : reculer la borne d’âge d’ouverture de droits à la retraite revient en premier lieu à pousser les personnes à travailler à des âges plus élevés, dans des conditions qui, pour beaucoup, seront bien plus difficiles du fait du vieillissement, en dépit de l’effet protecteur, bien identifié, de l’expérience. En effet, la période historique actuelle est marquée par une intensification très importante du travail, avec ses traits bien mis en évidence par toute une série de travaux de la statistique publique et des sciences du travail comme le raccourcissement des délais, l’accélération du rythme des changements, les horaires plus dispersés ou encore l’obligation pour les travailleurs de choisir entre les critères de qualité du travail. Si tous les secteurs et toutes les personnes ne sont pas affectés de la même manière par ce phénomène généralisé de travail sous forte pression temporelle, il en résulte néanmoins une fragilisation importante des individus et des collectifs, et des savoir-faire de prudence développés dans l’activité. Cette situation est l’un des déterminants majeurs du développement exponentiel depuis les années 1990 des troubles musculosquelettiques (TMS) et de ce que l’on nomme – bien imparfaitement – les « risques psychosociaux » (RPS).

 Selon une étude récente de la DARES[2], 37 % des salariés de tous secteurs professionnels, cadres et non cadres, et 41% des femmes, ne se sentent pas capables aujourd’hui de tenir jusqu’à la retraite, l’intensité du travail, le manque d’autonomie et l’absence de participation des salarié.es aux décisions étant les principales causes identifiées qui rendent leur travail insoutenable. Et de fait, l’accroissement des difficultés à tenir les postes, en particulier là où le travail exige des efforts physiques importants ou impose des rythmes difficiles à tenir avec l’âge, a des effets en termes d’altération de la santé (notamment la fatigue prolongée, les troubles ostéoarticulaires mais aussi une accentuation des effets négatifs de certaines modalités de travail comme le travail posté ou le travail de nuit). Ces pathologies sont, pour une large part, à l’origine d’évictions précoces de l’emploi et du travail.

 Il faut ici souligner que les organisations du travail contemporaines, en flux tendu et assises sur un management par les chiffres, ainsi que l’effritement des statuts du salariat traditionnel (via l’intérim, la sous-traitance, etc.), ont raréfié drastiquement les postes dits « doux » qui permettaient autrefois, en particulier au sein des groupes et administrations, le reclassement des personnes usées ou ayant des inaptitudes partielles. Tenir dans des conditions devenues insoutenables et au mépris de sa santé, ou lâcher son emploi et rejoindre la cohorte des chômeurs et précaires sans espoir de pouvoir retrouver un nouveau poste ailleurs, telle est aujourd’hui l’alternative imposée à la plupart des « seniors » en France : dans les deux cas, c’est la santé qui se dégrade et avec elle s’éloigne la possibilité d’une vie digne, satisfaisante voire épanouie.

Du reste, beaucoup ne tiennent pas : 30% de la population active arrive à 62 ans sans être en emploi. L’économiste Michaël Zemmour[3] a montré comment le recul de l’âge de la retraite de 60 à 62 ans à partir de 2010 s’est traduit par une augmentation de la durée d’inactivité avant la retraite c’est-à-dire par le basculement ou le maintien prolongé dans la précarité. Fixer à 64 ans le départ à la retraite, c’est aggraver le problème et l’appauvrissement de celles et ceux qui ont dû quitter un travail devenu insoutenable ou devront le faire.

 Reconnaître la pénibilité du travail contemporain 

 En défendant la « réforme » des retraites, les thuriféraires de la « valeur travail » cherchent à maintenir invisibles l’étendue et les caractéristiques concrètes des atteintes à la santé du fait du travail. Celles-ci sont aujourd’hui massives en France mais pourtant dramatiquement ignorées dans le débat public, comme s’il ne s’agissait que d’un phénomène marginal, d’un corollaire inévitable à l’exercice du travail. Qu’on y regarde de plus près : il y a dans ce pays chaque année plus de 700 personnes qui meurent officiellement d’un accident du travail dans le secteur privé. Mathieu Lépine, professeur d’histoire-géographie qui en effectue un recensement à travers la presse locale et régionale, évoque une « hécatombe invisible »[4]

 A raison quand on sait que ces chiffres sont fortement sous-estimés, que le secteur public ne produit toujours pas de données précises sur sa situation, que les suicides au travail demeurent massivement dans l’ombre, ou encore qu’entre 50 000 et 80 000 nouveaux cas de cancers seraient, dans notre pays, d’origine professionnelle, selon un récent rapport de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail[5].

 A raison encore, si l’on note que la France est aussi un pays qui reconnaît près de 900 000 accidents du travail chaque année, dont 650 000 avec arrêt de travail (soit 12 500 par semaine !). Qui connaît un nombre important des maladies professionnelles, 50 000 reconnues chaque année – en particulier les troubles musculosquelettiques, dont pourtant la moitié ne sont pas reconnus. Qui laisse se développer exponentiellement les affections psychiques, évaluées à 108 000 par an par la Sécurité sociale, dont moins de 10% sont reconnues (surtout en accidents du travail).  Car la sous-déclaration demeure un fait social massif, comme le reconnaît la Caisse nationale d’assurance maladie elle-même[6] ainsi que les historiens de la santé au travail[7]

 A raison enfin, si l’on constate, avec la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de travail, à quel point les conditions de travail en France sont dégradées en comparaison de la moyenne des pays européens : avec la Pologne et la Slovaquie, la France figure en 2021 parmi les trois pays où la proportion de travailleurs et travailleuses ayant de bonnes conditions de travail est la plus faible[8]

 Bref, n’en déplaise à ce sénateur qui a osé affirmer sur un plateau de télévision qu’aujourd’hui la pénibilité a disparu grâce aux exosquelettes (et alors même que les travaux ergonomiques récents montrent la sur-sollicitation articulaire dont les corps-machines deviennent les objets !), le niveau général de pénibilité ne diminue pas dans notre pays.  Ce n’est pas parce qu’il s’exerce désormais surtout dans le secteur des services que le travail ne continue pas de tuer, de blesser et d’user les corps dans des proportions considérables, sans que ce problème de santé publique ne soit assez pris en considération. 

 Cette situation vécue dans la chair de millions de salarié.es rend insupportable et insoutenable l’idée même de travailler deux ans de plus. Au-delà, elle imprime également des inégalités sociales importantes sur les durées de vie et de vie en bonne santé. Les pénibilités associées aux activités professionnelles exercées continuent de jouer un rôle majeur dans les inégalités de santé comme d’espérance de vie : ainsi selon l’INSEE, un ouvrier a à 45 ans un risque de mourir dans l’année 2,5 fois plus fort qu’un cadre, et les hommes cadres vivent toujours 7 ans de plus que les hommes ouvriers. En outre, comme le soulignait déjà l’ergonome Catherine Teiger[9], « si les conditions de travail s’aggravent pour tous, les différences entre hommes et femmes sont flagrantes, au détriment des femmes la plupart du temps, tout au long de la vie professionnelle et bien au-delà ! Si la mortalité au travail concerne toujours majoritairement les hommes, on assiste en revanche, à un développement exponentiel des troubles musculosquelettiques qui touchent beaucoup plus fréquemment les femmes et à une augmentation des accidents de travail chez ces dernières. Les répercussions de la vie professionnelle se traduisent à long terme par une dégradation de la santé, une ‘espérance de vie en bonne santé’ moindre pour les femmes, même si ces dernières manifestent toujours une plus grande longévité ».  

 Dans ce contexte, attaquer les dispositifs historiques de cessation anticipée d’activité, liées notamment aux régimes publics ou « spéciaux », est une aberration. Assis sur l’établissement de catégories « actives » relatives aux activités dont l’exercice était reconnu comme présentant « un risque particulier ou des fatigues exceptionnelles », permettant de bénéficier d’un droit à la retraite anticipé en raison de ces dangerosité et pénibilité reconnues collectivement, ils sont remis en cause au profit du « compte de pénibilité » du secteur privé[10]. Ce dernier, fondé en 2013 sur des critères très restrictifs (et encore réduits par les ordonnances Macron de 2017) et une logique individualisée, n’offre que des possibilités minimes de départ anticipé[11]. En outre, la cotisation sur les emplois pénibles, destinée à inciter à la prévention, a elle aussi disparu. Quand on sait que l’approche collective des situations a toujours été plus efficace, convenons qu’en matière de prévention, on peut mieux faire ! En réalité, cette logique n’a pas d’autre objectif que de réduire les contraintes pesant sur les employeurs et le nombre de départs anticipés liés à la pénibilité du travail, mais pas d’autre effet non plus que de laisser s’abîmer davantage encore les corps des salarié·es concerné.es et s’accroître drastiquement le risque d’une exclusion de l’emploi avant le départ en retraite, avec baisse de pension à la clef. Ce que produit le déploiement de cette politique publique, c’est une négation de l’usure et de la souffrance de millions de salarié·es vieillissant·es, un déni de l’inégalité fondamentale devant la vie que constitue le fait d’avoir vécu toute sa carrière dans des conditions de travail pathogènes. 

 Soutenir le travail réel, concret, vivant : santé, développement, émancipation 

 Reconnaître l’ampleur des drames auxquels conduisent trop souvent, dans la France d’aujourd’hui, les conditions de travail, ne doit pas pour autant conduire à ignorer que travailler est un déterminant majeur de la santé, du développement et de l’émancipation. Nous disons bien « travailler », plutôt que « le travail », pour insister sur cette dimension de l’expérience qu’il constitue pour chacune et chacun d’entre nous. Ce que nous faisons concrètement au travail, c’est ce que les ergonomes ont appelé « le travail réel » par différenciation du « travail prescrit ». Ce que d’autres courants de recherche nomment « l’activité » (l’ergologie ou la clinique de l’activité), ou « le travail vivant » (la psychodynamique du travail).

 Laissons de côté les discussions sur ces terminologies et insistons sur ce que cela veut signifier : lorsque nous travaillons, nous nous confrontons sans cesse, quel que soit le secteur d’activité ou le poste que nous occupons, à des problèmes ou des questions inédit.es que le management ne peut jamais pleinement anticiper. Même dans les postes les plus taylorisés, comme dans le travail à la chaîne où les « fiches d’opération standard » détaillent l’ensemble des gestes à effectuer et l’ordre dans lequel ils doivent s’enchaîner, les salarié.es bloqueraient la production s’ils et elles se contentaient de simplement faire ce qui leur est prescrit. Chaque jour les personnes au travail cherchent à « solutionner » les problèmes inhérents aux multiples difficultés qui surgissent sans cesse en situation (un·e patient·e qui réclame plus d’attention, un outil qui manque, des défauts dans les pièces à monter, le retard pris par le collègue, l’ajustement du geste parce qu’on a une douleur à l’épaule…). Elles font face à de multiples injonctions contradictoires (temps de cycle incompatibles avec l’usage des appareils d’aide au levage, contrôle qualité fournisseurs difficile à concilier avec l’injonction à ne pas arrêter la production, volume de production à atteindre avec des machines en mauvais état et sans maintenance préventive…).

 Dans les organisations contemporaines du travail, de tels postes « corsetés » par le prescrit n’ont pas disparu, bien au contraire : qu’on songe au travail des opérateurs de centre d’appel qui doivent suivre un script déshumanisant sans pouvoir en dévier sous peine d’être sanctionnés et qui parfois contournent en rappelant les personnes avec leur téléphone portable personnel. Dans beaucoup de cas, c’est le « débrouillez-vous ! » qui prévaut : vous avez un objectif à atteindre, débrouillez-vous pour faire ce qu’il y a à faire, peu importent les moyens fournis. Et les personnes se débrouillent car travailler, c’est faire avec une situation qui s’impose et qui est toujours retravaillée par les individus et collectifs. Ignorer cette conception du travail en train de se faire, revient à se priver d’un gisement d’inventivité et d’efficacité, d’innovations et d’alternatives concrètes qui permettent (ou permettraient) au travail de se faire, et de bien se faire.

 Car « travailler, ce n’est pas trimer » [12] ! Les approches gestionnaires qui dominent les manières de concevoir le travail[13] font l’impasse sur ce que travailler veut dire, sur le « faire société » qui est engagé dans cette activité centrale, quotidienne, concrète, vivante. Empêcher ou entraver les arbitrages quotidiens qui s’y déroulent, la plupart du temps de manière invisible, c’est limiter les possibilités offertes par le milieu de travail et de vie, les possibilités de développement et de production vers lesquelles sont tournés les humain.es au travail. Cette approche du milieu comme capacité sans cesse renouvelée d’inédit nous vient du philosophe G. Canguilhem, nous la voyons à l’œuvre en grand format quand des personnes, comme en Ukraine aujourd’hui, sont confrontées au pire et déploient leur activité de travail pour permettre un mieux vivre, voire tout simplement vivre[14].

 Il n’est pas nécessaire d’être en guerre pour prendre en compte et accepter ce que l’activité recèle. Du travail aux problématiques posées par l’anthropocène nous vivons déjà une série de crises majeures. Empêcher ou ne pas favoriser ce mouvement de vie est incompréhensible du point de vue de l’activité, qui est celui que nous défendons. Cela revient à se priver très directement et volontairement de ressources pour rendre le travail plus ajusté aux besoins, les individus plus heureux et la société plus juste.

 Et c’est bien ce que nous ne pouvons plus accepter :  ces situations ou des personnes sont confrontées à de multiples embûches dans leur travailler quotidien, obligé.es de faire vite, affecté.es sur un poste sans accompagnement sérieux, sans formation adéquate, sans réflexion sur ce que ça va leur demander et les ressources nécessaires pour y faire face, sans le temps de construire des repères partagés entre collègues pour bien faire le travail ; ces situations où les coopérations sont entravées, le travail individualisé[15], où l’on ne permet pas à l’expérience de se formaliser pour devenir une ressource, où l’on épuise les corps, où l’on ferme les yeux sur les conséquences écologiques de ce qui est produit, où l’on oblige à laisser de côté des dimensions essentielles de la qualité ou de la santé. 

 Ignorer ainsi ce que travailler et vivre veulent dire, c’est entériner une privation de ressources : celles individuelles et collectives nécessaires à un travail de qualité mais aussi à la construction d’une société. C’est ainsi que dans nombre d’entreprises ou d’administrations, en particulier mais pas seulement là où le travail est exploité au nom d’une exigence de rémunération extravagante des actionnaires, les savoirs-faires et compétences se perdent progressivement sans parfois que nul ne s’en aperçoive, car cela tient à peu de choses. Dans l’industrie notamment, la sous-traitance, le recours à des prestations extérieures ont largement amplifié le problème, en complexifiant le travail, en affaiblissant les collectifs, en brouillant les responsabilités, en entravant les échanges et la coopération indispensables au travail.

 Ces enjeux fondamentaux ne se posent pas seulement dans les entreprises privées soumises à une gouvernance actionnariale distante et mondialisée, mais aussi dans le secteur public, qui est aujourd’hui vidé de sa vitalité par la maltraitance du travail, et même dans nombre des structures « coopératives », associatives, alternatives. S’il ne faut pas nier l’intérêt de certaines formes juridiques, force est de constater que les normes générales d’encadrement du travail auxquelles elles obéissent souvent, ne constituent pas une réponse aux enjeux de l’activité : le versant pénible du travail peut y perdurer, sinon s’en trouver aggravé et la question du travailler et de ses ressources n’y est que rarement posée.

 Cet étouffement du travail vivant, cette soumission de l’activité à des normes financières et abstraites venues d’en haut ou transformées en « jeux » (challenges…) par l’encadrement de proximité[16], a aussi de graves conséquences sur la démocratie : en véhiculant des normes politiques de soumission et de passivité dans le travail, elle contribue à faire le lit du désengagement citoyen et même de l’extrême-droite autoritaire, comme l’ont montré nombre de recherches[17].

 Quelles perspectives ? 

 Face aux difficultés du travail contemporain, certains avancent la proposition de la semaine de 4 jours sans réduction du temps de travail pour « libérer du temps individuel »[18] : pense-t-on vraiment « libérer » les personnes en intensifiant et individualisant toujours plus le travail et les contraintes associées ? Rien n’est moins sûr.

 Pour beaucoup, la perspective à privilégier serait la réduction du temps de travail. Puisqu’il est difficile et pénible de travailler, puisque la charge mentale dépasse les capacités humaines, organisons le repos compensateur permettant d’y faire face, organisons l’échappée. Mais si la réduction du temps de travail est en effet nécessaire, notamment pour des raisons écologiques et de santé au travail, la concevoir sans prendre en compte le travail réel risque de conduire très probablement à une augmentation de l’intensité du travail et de ses effets délétères. La réduction du temps de travail ne peut être dissociée de mises en débat collectives et situées, seules à même de repenser les conditions et la maîtrise collective de l’activité dans les milieux de travail, sauf à prendre le risque de la dégrader plus encore et de mépriser toujours plus le travail et les personnes qui l’accomplissent.

 Reconnaître que le travail est une source de développement et doit être émancipateur, reconnaître qu’il nous faut une véritable politique du travail vivant, concret, quotidien, dans ce que le plus banal recèle de ressources, ne veut pas dire qu’on doit faire du travail un absolu de la vie ! Au contraire cela revient à redonner au travail sa (bonne) place dans la vie, avec les limites qui s’imposent. Ainsi reconnaître que l’activité ouvre la possibilité d’un développement et d’une émancipation ne veut pas dire que n’importe quel travail les permettent ou que les conditions juridiques de l’emploi peuvent suffire à encadrer, prescrire, l’élaboration du soi et du collectif dans l’activité. Le sens, les finalités du travail, son utilité, sont des questions majeures si l’on veut qu’il s’érige en bien commun où se cherchent et se mettent en œuvre des solutions aux multiples problèmes sanitaires et environnementaux qui se posent aujourd’hui.

 Pour cela, il est nécessaire de promouvoir une désintensification du travail, d’en finir avec le travail pressé[19], de répondre aux enjeux posés par l’urgence écologique : il faut ralentir pour délibérer[20]. Nous devons apprendre ensemble à cultiver les ressources extraordinaires du bien travailler en permettant l’expression et la transmission des savoir-faire des travailleurs et des travailleuses : coopérations, collectifs, temps d’élaboration, développement des stratégies et gestes appropriés, des savoir-faire de prudence, etc.

 Nous proposons de (re)donner au travail la place centrale qu’il devrait avoir dans le débat public et ce à tous les niveaux de la société. Pour en finir avec l’idée d’un travail qui serait une « malédiction inévitable », il faut promouvoir une vraie politique du bien travailler. Cela passe par le fait de favoriser toutes les démarches ou les dispositifs qui peuvent donner de la visibilité aux atteintes à la dignité, à la santé physique et mentale des personnes au travail ; mais aussi à toutes les inventions et alternatives grâce auxquelles elles parviennent malgré tout à faire leur travail et à tenir la société à bout de bras. C’est le travail qu’il s’agit d’adapter aux exigences humaines, et non aux travailleuses et travailleurs de s’adapter sans cesse à un travail devenu insoutenable et invivable : ce principe porté par la directive européenne du 12 juin 1989 et acté à l’article L. 4121-2 du Code du travail[21], doit devenir effectif partout et dans tous les secteurs, des PME aux grands groupes.


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Pour s’ancrer dans les alternatives qui surgissent au quotidien du travail tel qu’il se réalise aujourd’hui, nous proposons :

 1- de prendre en compte les données disponibles

  • enquêtes de la statistique publique , 
  • enquêtes de terrain des chercheur·es,
  • enquêtes de terrain des syndicalistes sur le travail réel et les aspirations des salarié·es à “bien faire leur travail”,
  • recueil des témoignages des travailleuses et travailleurs – multipliées dans le cadre des mouvements retraites de 2019 et 2023 -,
  • témoignages et dires du travail des collectifs de lutte dans la santé, l’enseignement, le nettoyage et hôtellerie, les déchets, etc.),
  • expertises menées pour le compte des CHSCT devenus CSE ou CSA/CSST, etc.  

2- de multiplier les enquêtes sur le travail et les témoignages dans et hors des situations de travail pour favoriser le développement endogène de ressources dans le travail ; en travaillant à la mise en place volontariste d’un travail en réseau impliquant largement syndicalistes, médecins du travail, médecins généralistes et spécialistes, analystes du travail pour faire avancer la recherche sur l’origine professionnelle possible d’atteintes à la santé ;

 3- D’ouvrir des espaces de réflexion et de confrontation sur le travail vivant pour promouvoir une démocratisation du travail qui tienne compte de ces enjeux de l’activité, en développant les outils et instances d’intervention des salarié·es sur leur travail. Pour être défini en continu, le bien travailler nécessite des dispositifs durables de mise en débat des normes individuelles et collectives dans les milieux de travail. Car une démocratisation du travail suppose à la fois la possibilité et le droit des salarié·es d’intervenir sur l’organisation, la conception et la finalité de leur travail. 

 Il n’est pas possible de faire l’économie de vies pensées et dites en première personne, c’est-à-dire par celles et ceux qui réalisent le travail au quotidien, et confrontées aux autres, pour favoriser le lien social, le développement des personnes, des collectifs et du corps social, au plus près des situations. Cette exigence de démocratie dans et par le travail, source de déploiement de ressources ignorées et insoupçonnées, nécessite d’engager dès maintenant un combat politique, social et culturel pour le bien travailler, la démocratie au travail, la redirection des activités vers le soin des êtres humains, des autres vivants et des éco-systèmes.

 Nous invitons donc toutes celles et ceux qui sont impliqué·es dans le débat sur les enjeux de la bataille en cours des retraites pour la question politique du travail, et au-delà celles et ceux qui s’intéressent à la perspective de la démocratisation, l’écologisation et l’émancipation du travail, à réunir nos forces et nos intelligences pour contribuer, ensemble à enquêter, expérimenter, échanger et débattre, pour répondre à ces questions : 

– Comment le syndicalisme peut-il prendre en compte et s’appuyer sur l’aspiration des salarié·es à bien travailler malgré tout ?

– Quelles initiatives et expérimentations, syndicales mais aussi associatives, citoyennes, politiques, portées par des travailleuses et travailleurs, mais aussi des habitant·es et usager·es, peuvent aider à faire émerger les ressources politiques du travail réel, et comment faire en sorte que ces initiatives aboutissent à des transformations durables ?

– Quels droits nouveaux, garanties collectives, statuts, quelles propositions et projets, seraient nécessaires pour libérer les potentialités démocratiques et écologiques, et d’amélioration de la vie, du travail ?

Catherine Arnaud (psychologue clinique du travail), Yves Baunay (Institut de Recherche FSU), Bernard Bouché (syndicaliste, Solidaires), Claudine Cornil (syndicaliste, CGT, Réseau Travails), Thomas Coutrot (économiste, Ires), Damien Cru (ergonome, CGT), Alexis Cukier (philosophe, U. Poitiers), Christine Eisenbeis (syndicaliste, FSU), Olivier Frachon (syndicaliste, CGT), Marie Lesage (associée à Coopaname), Françoise Lignier (syndicaliste, CGT, Réseau Travails), Julien Lusson (Aitec), Céline Marty (philosophe), Pascale Molinier (psychologue, U. Paris 13), Rémi Ponge (sociologue, Lest-CNRS), Muriel Prévot-Carpentier (ergonome et philosophe, U. Paris 8 Saint Denis), Corinne Savart-Debergue (syndicaliste, CGT)

Les signataires sont membres de l’équipe d’animation des Ateliers Travail et Démocratie

17 avr. 2023

[1] Le terme de réforme connotait autrefois le progrès social. Il est bien sûr abusif de parler de réforme pour une loi de régression sociale. D’où l’emploi des guillemets. 

[2] M. Beatriz, « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », Dares Analyses n°17, mars 2023. La DARES est la direction de l’administration de la recherche et des études statistiques du Ministère du travail.

[3] “Une nouvelle réforme des retraites est-elle nécessaire ?” Études, 2 février 2023. Cf. https://www.cairn.info/revue-etudes-2023-2-page-33.htm

[4] Mathieu Lépine, L’hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail, Seuil, 2023.

[5] Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers d’origine professionnelles, Editions de l’Atelier, 2022.

[6] Commission instituée par l’article L. 176-2 du code de la sécurité sociale, « Estimation du coût réel, pour la branche maladie, de la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles. Rapport au Parlement et au Gouvernement », juin 2021.

[7] Catherine Cavalin, Emmanuel Henry, Jean-Noël Jouzel, Jérôme Pélisse (dir.), Cent ans de sous-reconnaissance des maladies professionnelles, Presse des Mines, 2020.

[8] Eurofound, “Working conditions and sustainable work. Working conditions in the time of COVID-19: Implications for the future”, 2022, figure 35 p. 52. https://www.eurofound.europa.eu/sites/default/files/ef_publication/field_ef_document/ef22012en.pdf.

[9] Catherine Teiger, Françoise Vouillot, « Tenir au travail », dans Travail, genre et sociétés, 2013/1 (n°29), pp. 23-30.

[10] Pour plus de détail sur les logiques des différents dispositifs historiques de compensation de l’usure professionnelle, cf. Anne-Sophie Bruno, « Les racines de la retraite pour pénibilité. Les dispositifs de compensation de l’usure au travail en France (de la fin du XIXè siècle aux années 1980) », Retraites et société, La Documentation française, 2015.

[11] Quelques milliers de départs seulement ont eu lieu à ce titre depuis 2011. Avant l’actuelle réforme, il ne permettait qu’un départ à 60 ans, à la condition d’avoir 17 ans d’exposition entre 10% et 20% de taux d’incapacité, et sans condition de durée à partir de 20% de taux d’incapacité.

[12] Christine Castejon, « Le travail a du sens, sauf quand on le maltraite », Santé et Travail, janvier 2022.

[13] Marie-Anne Dujarier, Le management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, 2015

[14] Cf. le travail actuel des postiers ukrainiens  (https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/01/20/la-poste-ukrainienne-ligne-de-vie-dans-un-pays-en-guerre_6158581_3234.html) ou des cheminots ( https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/30/comment-l-ukraine-mene-la-bataille-du-rail-nos-chars-entrent-les-premiers-nos-trains-ensuite_6156059_3210.html).

[15] Et toute réussite et (surtout) échec est renvoyé à la seule responsabilité individuelle, sans considération pour les dimensions sociale, organisationnelle et expérientielle du travail.

[16] Stéphane Le Lay, Jouez ! Le travail à l’ère du management distractif, CNRS Editions, 2023 -.

[17] Cf. notamment Bruno Palier, Paulus Wagner, « Les lendemains politiques d’une réforme contestée », La Grande Conversation, 5/03/2023 (https://www.lagrandeconversation.com/politique/les-lendemains-politiques-dune-reforme-contestee/).

[18] Des expérimentations sont en cours dans le secteur public. Cf. https://www.lemonde.fr/emploi/article/2023/04/12/le-secteur-public-experimente-timidement-la-semaine-de-quatre-jours_6169143_1698637.html.

[19] Gaudart, Volkoff, Le travail pressé. Pour une écologie des temps de travail, Les Petits Matins, 2022.

[20] Et cesser le gaspillage (des énergies, des ressources, de la qualité…). Cf. Thomas Coutrot, Coralie Perez, Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Le Seuil, 2023.

[21] L’article L. 412162 du Code du travail précise les principes généraux de prévention sur le fondement desquels l’employeur doit mettre en œuvre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » et dont il est responsable au titre de l’article L. 4121-1 du Code du travail.

Le blog des Ateliers Travail et Démocratie : https://blogs.mediapart.fr/ateliers-travail-et-democratie

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