L’imaginaire marchand a vampirisé le discours politique, aujourd’hui obnubilé par le « pouvoir d’achat » et la « valeur travail ». Nos cerveaux en sont sévèrement infectés : Le temps, c’est de l’argent – Tout ce qui est rare est cher – Tu vaux quoi, toi, sur le marché du travail ? – Comment me vendre au meilleur prix ?
Il y a des racines à ça. L’histoire a montré qu’il était très lucratif de mettre la personne humaine sur le marché. L’esclavage en est la forme la plus aboutie. Il a longtemps imposé sa « rationalité ». Mais chez les déportés africains vendus sur les marchés d’Amérique naît d’emblée le puissant refus de ce statut proprement inhumain. La mélodie du blues qui naît des champs de coton dit à toutes, à tous : je suis une personne inaliénable, tu peux tout faire de moi, me vendre, me battre, me violer, me torturer, me tuer, mais tu ne peux pas m’empêcher de chanter mon humanité, de la faire entendre. Ces voix ont aujourd’hui porté sur tous les cantons de la planète. Affirmation d’humanité, révoltes, convergence avec des mouvements émancipateurs nés d’autres espaces de la société humaine : l’esclavage est finalement aboli. Les lois garantissent l’inaliénabilité de la personne humaine. Cependant, son activité, ses compétences, son temps restent une marchandise potentielle. Salariat.
En 1865, dans Salaire, prix profit, Karl Marx ouvre la perspective d’une désaliénation intégrale de notre activité. Il écrit : « Au lieu du mot d’ordre conservateur : « Un salaire équitable pour une journée de travail équitable », (les syndicats) doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire: « Abolition du salariat ». Jusqu’en 1969, et avant de l’effacer, la CGT met en tête de ses statuts la « dissolution du salariat et du patronat ». C’était il y a longtemps !
Pourtant, de considérables avancées, placées sous l’invocation de la « réduction du temps de travail » qu’il serait plus juste de nommer « augmentation du temps de libre activité », se sont inscrites dans la réalité. On part de loin. Au milieu du XIXe siècle, le salariat ouvrier commence à l’âge 8 ans, la journée de travail est de 15 à 17 heures, sans repos hebdomadaire, sans congés, sans retraite. Aujourd’hui, sans que la société s’écroule, on a su mettre en place la semaine de 35 heures, les 5 semaines de congés payés, la retraite à 60 ans, à quoi s’ajoute le droit du travail qui limite la part aliénée des personnes salariées, par exemple l’interdiction du harcèlement sexuel (j’ai vendu mon temps d’activité, pas mes fesses !). Ce sont des étapes très importantes et très appréciées de cette évolution, qui croisent un usage non-capitaliste de l’augmentation de la productivité et le refus d’assujettir nos existences aux “lois du marché”. Temps humain. Temps gratuit. Temps sans prix. Pour une part en tout cas. La semaine de 12 heures et la retraite à 50 ans ? Pensable ? Pas sans mettre à bas la dictature de la cupidité capitaliste sur l’activité humaine.
Et si on réfléchissait à la perspective d’une alternative où la vénalisation de notre activité ne serait plus qu’une exception, qu’une « corvée » techniquement nécessaire replaçant le marché et l’argent à la place que lui assigne le dicton populaire : « Bon esclave, mauvais maître » ? Si nous inscrivions notre opposition à l’augmentation de l’âge légal de la retraite dans un projet vraiment alternatif, vraiment humanisant, non seulement le besoin de repos, qui fait partie de l’enjeu, mais notre émancipation des rapports marchands qui évaluent nos vies sur l’échelle quantitative de « l’équivalent général » ? Renversement de la dictature de l’argent sur l’activité humaine ? Communisme ?
A lire également
Quid de l’organisation révolutionnaire ?
Le conflit pour faire démocratie
Rennes, une citoyenne à la mairie