Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Que faire de l’État ?

En sortant le nez du guidon, l’équipe du Snep-FSU 35 interroge ses propres pratiques syndicales en réfléchissant sur les rapports à entretenir avec l’État. Pour être plus efficace et pour gagner les combats qu’elle mène avec les enseignants d’Éducation Physique et Sportive.  Ces préoccupations croisent celles de Cerises et nous en avons débattu ensemble. Avec ses 24 conseils de défense pour gérer la crise sanitaire, Macron – du fond de son bunker – poursuit la pente d’un État omniprésent. Sarkozy en son temps avait ouvert la voie, en sautant sur tout ce qui bouge et en écrivant une loi après chaque fait divers… De quoi cette omniprésence de l’État est-elle le nom ? Peut-on penser « de manière concrète et utilisable » l’alternative à cette entité qui nous surplombe et sur laquelle on a le sentiment de ne pas avoir prise ? Répondre à cette question ne contribuerait-il pas à construire le rapport de force ?


Problématique :

Subvertir l’État ?

Quand une équipe syndicale prend le temps de s’interroger sur ce qui fonde ses pratiques et ce qui permet de valoriser un potentiel d’action riche, le débat s’ouvre sur les questions de fond. Par exemple passer de mobilisations « contre » à des mobilisations « pour » est identifié comme un enjeu pour ne pas rester soumis à l’agenda du gouvernement.

Par quels moyens d’action s’interroge l’équipe ? Agir avec les élus, agir avec le pouvoir (les syndicats qui négocient), agir contre le pouvoir (créer des rapports de force), agir hors du pouvoir (les expérimentations, ce que nous appelons le « déjà là ») : ces stratégies se complètent-elles ? Quels rapports voulons-nous construire avec l’État ? En d’autres termes voulons un État fort qui prenne de bonnes décisions mais alors en restons-nous à faire confiance ou sommes-nous en mesure de subvertir l’institution et imposer nos propres logiques ? Ou plutôt avons-nous besoin du dépérissement de l’État ? Mais alors par quoi le remplace-t-on ?

L’État c’est important pour garantir le statut des fonctionnaires, les services publics, l’égalité homme-femme, les libertés, pour collecter l’impôt diront certains. Mais force est de se souvenir que les principaux acquis que nous cherchons à sauvegarder nous viennent du CNR qui, c’est le moins que l’on puisse dire, n’était pas l’État et que nous pouvons constater aujourd’hui que ce dernier n’est pas au service de ces acquis mais bien un outil pour détériorer progressivement ce que le mouvement populaire a imposé par ses luttes contre toutes les formes de domination. Construite à l’origine comme un système géré par les travailleurs, la sécurité sociale a été mise progressivement sous la tutelle de l’État et ça s’est dégradé.

Certains diront que l’État peut prendre parfois de bonnes décisions et contre l’avis majoritaire, comme pour l’abolition de la peine de mort, alimentant l’idée que tout ce qui vient du peuple n’est pas forcément bon. Et dans ce cas, qui est garant de ce qui est « bon » ? Peut-il y avoir des décisions prises sans que l’ensemble du peuple ait accès aux controverses que toute délibération implique ?

D’autant que depuis des années et d’alternance en alternance de différents gouvernements, l’État est toujours un outil au service des politiques les plus réactionnaires.

Mais alors posons-nous la question : comment construire du commun ? Peut-on faire autrement que de déléguer à un pouvoir extérieur au peuple ?

Étienne Allot, Jo Boulch, Sami Hamrouni, Yann Hugonot, Vincent Hugonot, Estelle Lechardeur du Snep 35, Bénédicte Goussault, Sylvie Larue, Christian Mahieux, Daniel Rome, Pierre Zarka de l’équipe de rédaction de Cerises ont participé à ce débat riche qui appelle une suite. En voici les grandes lignes en 3 thèmes :

  • État versus politiques publiques
  • Démocratisation de l’État ou dépérissement ?
  • Le peuple a-t-il toujours raison ?

Par ailleurs l’actualité nous a rattrapé, Blanquer ( l’État…) a décidé que les cours d’EPS se dérouleraient désormais dehors. On peut entasser 30 collégiens dans une salle, mais pas dans un gymnase ! Et quand les citoyens décident de prendre les choses en main, cela donne le conseil d’habitants de Mancey.

Bonne lecture

L’équipe de rédaction


État versus politiques publiques

Plus d’État ou plus de services publics ?

Jo – Dans les débats, on annonce parfois que l’État est un peu trop présent ou alors pas assez. Il est de bon ton parfois de dire « je paye trop d’impôts » ou « à quoi servent mes impôts » ; et, dans la même soirée de discussion, on peut entendre les mêmes personnes évoquer  la disparition des services publics, ici une maternité dans une petite ville, là la Poste qui n’est pas efficace – et on sait bien que la poste n’est plus un service public.  Ainsi les gens  ne font pas la relation entre leur participation au pot commun avec les impôts, et des services publics de qualité.

Christian – Je pense que le problème des impôts est révélateur du problème posé autour de l’État. Je trouve normal que les gens ne fassent pas le rapport entre les impôts et le service public puisque depuis de très nombreuses années, l’objectif politique majoritaire de l’utilisation des impôts ce n’est pas pour améliorer, développer le service public. A quoi servent les impôts et surtout qui décide à quoi servent les impôts ? Et comment cela se décide, cela renvoie à cette question, la question des services publics, du statut des fonctionnaires, de tout ce qu’on raccourcit souvent comme étant garanti par l’État.  Ce n’est pas garanti par l’État à vie en dehors de tout contexte social et politique. C’est à un moment donné le résultat du rapport de force tel qu’il existe.

Pierre – Sur la différence entre État et politiques publiques : il paraît que vous et moi sommes propriétaire de la SNCF. Est-ce que vous vous sentez responsables de ce qui s’y passe ? Moi jamais. Pourquoi ? Le fait que ça soit étatisé, ça nous déresponsabilise et comme ça nous déresponsabilise, ça nous retire un dénominateur commun.

L’exemple du statut des fonctionnaires, qui le garantit ?  L’État ou le rapport de forces ?

Jo – Si je prends l’exemple de notre profession d’enseignant, il me semble qu’il manque quelque chose dans la formation, c’est l’historique et le statut de la fonction publique qui est très rarement évoqué, peu évoqué, voir pas évoqué du tout. J’ai eu la chance de participer à une conférence avec Gérard Aschieri en 2013, conférence inspirée de son livre écrit avec Anicet Le Pors qui fait l’historique de la fonction publique de sa place originale dans la société française. Une formation sur l’histoire et l’évolution de la fonction publique dans notre modèle français serait très nécessaire.

Estelle – Le statut des fonctionnaires, il suffit de le détricoter pour en perdre toute la stabilité. Cette notion me semble très importante, le détricotage de la fonction publique qui nous paraissait immuable, nous révèle vulnérables, il n’y a plus de stabilité même pour des choses qui nous semblaient acquises.

Christian – A un moment donné les services publics sont plus ou moins développés plus ou moins renforcés, c’est la même question pour le statut et les droits des fonctionnaires, pour ceux qui entrent ou pas dans le statut des fonctionnaires. Au fil des années, dans plein de secteurs, il y a du travail, des boulots qui continuent à exister de la même manière mais qui ne sont plus dans le statut de la fonction publique. Ce n’est pas une garantie en soi, à un moment donné le rapport de force permet un certain nombre de choses qui sont acceptées effectivement à travers l’État puisque c’est l’organisation de la société telle qu’elle est aujourd’hui.

L’État garant de l’égalité des territoires? 

Étienne – Avec toutes les lois de décentralisation, moi j’ai l’impression que le gouvernement cherche à affaiblir l’État, j’ai l’impression de voir apparaître une forme d’États fédéraux, un petit peu à l’allemande, des supers régions qui appliquent une loi centrale et chaque région pourrait adapter sa loi en fonction de ses envies, un peu ce qu’on voit apparaître avec la loi 4D. Est-ce que le risque d’un État qui serait plus faible ce n’est pas aussi ouvrir la porte à des volontés d’autonomisation des régions et ouvrir la porte à plus de privatisations, c’est mon questionnement.

Estelle –La structure État  a un intérêt parce qu’elle devrait à mon sens assurer l’égalité de traitement sur l’ensemble du territoire. J’enseigne en zone d’éducation prioritaire et je constate qu’il faut lutter constamment pour que “l’égalité de traitement” ne bénéficie pas toujours aux mêmes ! C’est sans doute parce que l’État échoue dans cette fonction d’assurer l’égalité de traitement sur l’ensemble du territoire que l’on cherche à s’en défaire, à s’en détacher, à trouver autre chose à mettre à la place. Alors quel mode de “gouvernance” envisagée ? Quelle posture de l’État ? Quelle marge de manœuvre pour ceux qui gouvernent à l’instant T ? Qui peut se sentir légitime pour décider ? Les classes dominantes ? Les intéressés par cet engagement ? Ça ne veut en effet pas dire que ça leur donne une autorité supplémentaire. L’action en local ou en branche paraît être une action hyper pertinente et plus facile à mettre en œuvre parce que plus précise, plus située, plus orientée…

Finalement un futur enviable, pourrait remplir ces deux conditions : un dépérissement de l’État, avec un peuple qui débat, initie, s’organise de façon solidaire autour de ses besoins locaux et qui arrive à faire en sorte que l’État ou son substitut devienne la structure capable de mutualiser les dépenses, généraliser les avancées, assurer à tou.te.s un traitement égalitaire.

Christian- L’État est-il une garantie d’égalité entre les territoires ? Manifestement non. Pour preuve, l’existant : il y a l’État et il n’y a pas d’égalité entre les territoires ; il n’y a pas d’égalité sur la question d’éducation et sur pleins d’autres sujets. On en revient toujours à la même situation : l’État est effectivement un outil aux mains de la classe dominante ; à un moment donné, celle-ci peut d’ailleurs avoir besoin de plus ou de moins d’égalité entre les territoires, par exemple. C’est ce qui explique toutes les évolutions, au fil des années, et dans une période récente, la métropolisation qui consiste, non pas à affaiblir l’État mais à déplacer ses centres de pouvoir. La métropolisation est une décision d’État, et c’est l’organisation de la division du territoire sur une base de classe ! Par ailleurs, quand on parle de l’égalité entre territoires sur le plan national, ça suppose de définir de quel territoire national on parle : les dernières colonies sont englobées là-dedans ?

Sylvie – Ce n’est pas l’État qui garantit l’égalité, c’est ce qu’on a réussi à mettre en commun et, à un moment donné, ça se transcrit par des lois, et donc il faut aussi se poser la question de qui écrit les lois.

Si on prend l’exemple de la sécurité sociale qui au départ  était gérée par les travailleurs. D’abord, ce sont les travailleurs qui l’ont mise en place, ce n’est pas seulement Ambroise Croizat, et il y a eu tout un processus, notamment avec la CGT, les syndicalistes qui ont mis en place les caisses primaires d’assurance maladie à tous les niveaux, les militants de la CGT se sont mouillés pour la mise en place de la sécurité sociale. Et, au fur et à mesure des années, l’état a mis la main  sur la gestion de la sécurité sociale. Et nous, en tant que salariés, en tant que « propriétaire » de la sécurité sociale (je dis nous mais c’est l’ensemble des citoyens, des salariés, des syndicalistes) on n’a pas été suffisamment attentifs à ce processus et on a délégué. Et le résultat, c’est que depuis la mise en place de la sécurité sociale et bien on n’est pas allé vers un renforcement du principe « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ».

Pierre – Je comprends toutes les interrogations sur égalité de traitement, sur les territoires, etc. Oui, il faut quelque chose qui harmonise – je ne sais pas si le terme est le bon – pas qui dirige, qui fait à notre place. Il faut du temps, il faut de la confrontation, parce qu’on ne trouve pas spontanément la solution à un problème.

L’État, ce n’est pas nous…

Daniel – Nous avons un problème de sémantique : État, gouvernement, puissance publique. L’État serait-il un organe neutre au-dessus de tout ? Je pense plutôt que l’État, me référant à Marx, est une superstructure au service de la classe dominante. En aucun cas l’État n’est neutre. Mais l’État c’est quoi ? c’est qui ? Est-ce que le gouvernement c’est l’État et ses structures décentralisées ?

Pierre – Cette espèce de dépendance d’un corps qui nous surplombe… c’est « parce qu’il nous surplombe qu’on existe et qu’il nous unit ».  Au fond nous sommes citoyens français vous et moi, par ce que l’État déverse sur nous, et du coup je continue de craindre qu’on ne confonde politiques publiques et État. Ce n’est pas pour rien que dans la langue française ce n’est  synonyme, et ce n’est pas du tout la même chose. Puisqu’on parle de service public, on pourrait parler aussi du droit de vote des femmes, de l’existence de la sécurité sociale : ils ne doivent rien à l’État, ils doivent tout au CNR et le moins qu’on puisse dire c’est que c’était singulièrement contre l’État de l’époque. Pour paraphraser Louis XIV, l’État ce n’est pas nous.

L’État au service des néolibéraux. Mais si on affaiblit l’État, est-ce qu’on ne risque pas plus de privatisations ?

Étienne – Sur la neutralité de la structure de l’État, je comprends que l’État est organisé pour servir, on va dire, le libéralisme. Mais, est-ce que l’État est fondamentalement et intrinsèquement structuré de manière à servir le libéralisme ?

Sylvie – Je pense que le gouvernement actuel affaiblit le service public et renforce l’État. Quand Macron réunit son conseil de défense pour décider de la politique sanitaire, et de restreindre à un petit groupe de responsables « toute la gestion de la politique sanitaire, » je trouve que c’est désastreux et qu’il le fait au mépris de toutes les structures démocratiques qui peuvent exister dans le pays. Donc : affaiblissement des services publics, mais par contre, État fort.

Sami – Je suis toujours partagé et sceptique entre un pouvoir autocratique qui décide de tout et sur lequel on ne peut rien dire – ce vers quoi on s’oriente et qu’on a depuis les 24 conseils de défense – et une organisation du quotidien où chacun prend part aux réflexions, je pense pour l’instant qu’il faut un entre deux. Bien sûr que l’État est organisé pour se mettre au service du libéralisme, la 5e constitution actuellement est faite pour que le pouvoir soit détenu par quelques-uns et qu’on ne puisse pas le changer. Moi je pense qu’il faut aller vers plus de règles, par exemple le référendum révocatoire, les mandats limités, un cadre qui fasse en sorte que l’État ne soit pas un État autoritaire et qu’on ne puisse pas concentrer les pouvoirs.

Vincent – Il a été évoqué le fait de ne pas mettre sur le même plan politique publique et État. Qui décide à quoi servent les impôts? Est-ce qu’on propose des alternatives ou est-ce qu’on propose  de subvertir l’État ? Est-ce qu’on est toujours sur un État ? Où est-ce qu’on va vers un dépérissement de l’État ? Par quoi on le remplace ? Est-ce qu’on ne va pas avoir ce même problème quelle que soit l’organisation : les coopératives agricoles qui montrent leur efficacité restent sur des territoires qui sont des territoires assez petits, comment agir à un niveau plus global ? Par exemple pour l’éducation, si on laisse chaque territoire, chaque établissement, chaque communauté de communes sortir ses idées, est-ce qu’on est encore dans une politique nationale ? Comment modifier et remplacer l’État ?

Alors, démocratisation de l’État ou dépérissement ? La suite du débat au prochain article.


Démocratisation de l’État

ou dépérissement de l’État ?

Sami se dit « partagé entre démocratisation de l’État et son dépérissement ». Il précise qu’il rejette ce « pouvoir autocratique qui décide de tout » Et souhaite « une organisation du quotidien où chacun prend part aux réflexions » Cela le conduit à la quête de ce qu’il considère être « un entre deux » entre démocratiser l’État ou le faire dépérir. « L’État est au service du libéralisme et l’actuelle constitution est faite pour qu’il soit détenu par quelques-uns et qu’on ne puisse pas le changer ». Il plaide pour aller vers davantage de règles, et évoque « le référendum révocatoire, les mandats limités, un cadre qui fasse en sorte que l’État ne soit pas un état autoritaire et qu’on ne puisse pas concentrer les pouvoirs ».  Il ajoute que les gens n’ont pas toujours envie de participer mais précise « parce qu’ils pensent que cela ne sert à rien puisqu’on ne les écoute pas »

Étienne, affirme sans ambages que l’État n’est pas à l’origine des acquis sociaux, mais il lui attribue de « les mettre en place, les organiser, s’assurer de leur efficacité ».  D’où pour lui, un problème : que se passerait-il le jour où il n’y aurait plus d’État ? « Est-ce que le risque d’un État qui serait plus faible ce n’est pas aussi ouvrir la porte à des volontés d’autonomisation des régions qui deviendraient des supers régions et ouvrir la porte à plus de privatisations » ?

Vincent poursuit qu’il ne faut pas mettre sur le même plan politique publique et État. Est-ce qu’on propose des alternatives ou de subvertir l’état ? Est-ce qu’on va vers un dépérissement de l’état ? En ce cas par quoi le remplacer ? « Je pense à l’exemple des coopératives agricoles mais elles restent sur des territoires assez petits. Comment agir à un niveau plus global ? Pour l’éducation si on laisse chaque territoire, chaque établissement, chaque communauté de communes sortir ses idées, est-ce qu’on est encore dans une politique nationale » ?

Quel est l’enjeu, plus précisément ?

 Sylvie et Christian rejoignent cette différenciation en insistant sur le rôle des gens concernés : « ce n’est pas l’État qui garantit l’égalité, c’est ce qu’on a réussi à mettre en commun et, à un moment donné, ça se transcrit par des lois ». Mais une telle réflexion engendre une autre question : « qui est à l’initiative d’écrire les lois ? » Sylvie pense à un processus de dépérissement de l’État pour un autre processus d’écriture des lois qui associe l’ensemble des citoyens. « D’associer encore plus de gens à cette écriture des lois, va garantir que les choses vont être portées par tout le monde ».

Peut-il y avoir alors un bon État, en tout cas de manière durable ? Pierre reprend une approche qui résonne avec les luttes et il renvoie à la question du rapport de forces. « À partir du moment où je délègue mes pouvoirs, je considère qu’il y a une structure au-dessus de moi qui va penser à ma place, qui va mieux réaliser ce que j’attends, qui a une vision plus large des impératifs, je commence à me déresponsabiliser ». Et, « de l’autre côté, il y a une pente de l’accaparement du pouvoir. Je ne connais pas d’exception. Si théoriquement nous sommes en démocratie, sortis de l’isoloir nous ne décidons de rien. Cela pèse sur le rapport de force. L’idée que la décision ne dépend pas de nous nourrit un sentiment de vulnérabilité. On a tous intégré cette dépendance qui nous surplombe. Je crains qu’on confonde politique publique et État ».

Quoi à la place de l’État ?

Les gens sont-ils capables de se substituer à l’État ? Sylvie fait appel à l’expérience des profs d’EPS. On se comporte différemment quand on se sent légitime pour agir «  C’est notre cas à nous les profs pour décider le contenu de notre formation continue ou pour décider collectivement en commun les règles de mutation, légitimes pour vérifier que ces règles sont bien respectées. Les services publics, le droit de vote des femmes, la sécurité sociale ne doivent rien à l’État, ils doivent tout au CNR et le moins qu’on puisse dire c’est que c’était singulièrement contre l’État de l’époque ». Pour elle, prendre conscience de notre propre rôle en dehors de la normalité institutionnelle devient un enjeu.

Estelle réagit positivement à l’idée de la transposition du pouvoir d’État vers les individus. Mais quoi à la place ? Cette question devient le cœur de l’échange. « Je pense au livre L’imaginaire de la Commune de Christine Ross qui montre comment la Commune a tenté une organisation alternative au pouvoir d’État ». Selon elle, si la Commune n’a pas duré, il en reste quelque chose enfoui dans la mémoire : « On essaie de repenser une alternative ». Elle revient sur l’argument qui paraît le mieux défendre le besoin d’État : assurer l’égalité de traitement sur le territoire. Mais pour elle « il a perdu cette fonction. Alors on cherche autre chose. L’action locale ou par branche paraît pertinente parce que plus précise ». Elle rejoint ici Sami : « On aurait besoin des deux, peuple souverain et une structure centrale ». Donc dépérissement de l’État « pourquoi pas ? mais avec une structure qui devrait justement assurer à l’ensemble des citoyens un traitement égalitaire ».

 Cela conduit Sami à préciser son hésitation devant la notion de dépérissement :  Quel mode de gouvernance ? Comment éviter la réunionite ? Ou ces collectifs qui ont du mal à perdurer, à se structurer ? Il pense aussi à « la difficulté de sortir d’un cadre qui au final reproduit des inégalités. Dans beaucoup de collectifs on retrouve les mêmes biais que dans la société. Ce sont les mêmes qui ont le temps de s’investir, qui ont le capital culturel. Je n’ai pas d’idée arrêtée, mais il me semble que la question, n’est pas l’État mais quel équilibre entre ceux qui gouvernent et ceux qui ont délégué ce pouvoir ?  Les gilets jaunes ont soulevé une question majeure avec le RIC. Et comment fait-on pour que les idées que l’on pense progressistes dominent ? Je pense que ça ne peut que passer par l’éducation populaire ».

Démocratie : pouvoir du peuple

 Quoi à la place de l’État ? Pierre reprend ce questionnement.Dans son esprit, il n’y a pas rien à la place de l’État et cela le conduit à préciser ce qu’il entend par démocratie entre les mains du peuple en tentant de montrer qu’il ne s’agit pas pour lui d’une image d’Épinal. « La démocratie ce n’est pas quelque chose de calme c’est la délibération entre tous ; c’est de la contradiction, de la confrontation. Il n’y a pas d’un côté les ignorants et de l’autre côté les profs qui vont expliquer ». Il rejoint Estelle quant au rôle du local, mais alors comment à partir d’une multiplicité de lieux construire du cohérent ? « À chaque fois se pose la question d’avoir des porte-paroles envoyés à l’échelle nationale ou autre. Des porte-paroles, pas des représentants : il s’agit de retirer aux élus toute autonomie vis-à-vis des mandants. On ne sera pas tous tout le temps mobilisés sur tout : il peut y avoir une rotation des intéressés suivant tel ou tel sujet mais c’est toujours le peuple qui décide… si, pour harmoniser les décisions prises localement, les porte-paroles peuvent faire des allers et retours avec leurs assemblées locales sans jamais les dessaisir ».

Alors est venu le fait que le peuple n’avait pas spontanément la sagesse nécessaire et qu’il pouvait choisir des options finalement négatives. A cela Sylvie fait remarquer que « si on se sent légitime pour décider, on se sent responsable. Et comme on ne décide pas seul dans son coin, l’action et la confrontation peuvent nous changer et nous faire voir les choses autrement qu’on ne les voyait avant débat public. Exemple, le SNEP qui lance un débat dans la profession sur des programmes alternatifs et cherche à réunir plus de 2000 prof d’EPS pour rédiger ces programmes alternatifs ». 

Christian revient sur la différence entre État et politique publique, en relevant que l’on met en général au crédit de l’État ce qui est, en fait, déjà, ce que le peuple a obtenu. C’est toujours le résultat du rapport de forces. Mais « est-ce que les gens peuvent penser des conneries ? Ben oui, évidemment, c’est un peu la vie aussi et le cheminement d’une société. Mais les élus et ministres n’en sont pas plus vaccinés que les autres et on retombe sur la libre confrontation évoquée ».

Loin d’être abstraite et intemporelle, cette question : démocratiser l’État ou le faire dépérir au profit d’un autre type de mouvement populaire est d’actualité.


EPS tous dehors !

Sylvie Larue, professeur d’Eps, Cerises, Snep-Fsu !

L’actualité nous rattrape, Blanquer (l’État !) a décidé de fermer les gymnases et les salles de sports pour lutter contre la COVID 19. Désormais l’EPS c’est dehors ! Peu importe que les équipes d’enseignant.e.s aient accès ou non à des installations sportives extérieures dignes de ce nom, peu importe que l’on continue à entasser 30 élèves dans des salles de 50m2 mais pas dans des gymnases de 1000m2 (cherchez l’erreur!), peu importe qu’il n’y ait pas de preuve de contaminations plus importantes en EPS qu’ailleurs, peu importe que le délai pour s’adapter à cette nouvelle injonction mette toutes les équipes en difficulté…

Débrouillez-vous quasiment du jour au lendemain ! Sachant qu’une programmation s’organise longtemps à l’avance, que les répartitions d’installations concernent la plupart du temps plusieurs établissements, les profs d’EPS avaient la gueule de bois après les annonces du gouvernement. Le sentiment d’être méprisés, assignés à faire de la garderie et considérés comme non essentiels comme les artistes !

Cette  décision est contre-productive ! Elle prive des élèves d’activités physiques sportives et artistiques alors qu’ils/elles ont besoin encore plus dans cette période complexe, de toutes les voies de l’émancipation et l’EPS en est une privilégiée. De plus elle prive des élèves de l’activité physique qui les aide à construire des défenses immunitaires plus solides.

Avec le SNEP, les enseignant.e.s d’EPS étaient nombreux.ses à riposter le 26 janvier journée de grève dans l’Éducation nationale.-

Une politique publique

faite par le public.

On assimile généralement institution et politique publique. Avec le système représentatif une fois élus les « représentants » sont considérés comme des experts, ils décident au nom du peuple… et à sa place. Le rôle politique de ce dernier s’arrête à l’isoloir.

A Mancey, 400 habitants en Saône et Loire, a été constitué il y a plus de 4 ans un Conseil d’habitants qui a vocation à ce que les habitants soient le vrai pouvoir législatif et les élus l’exécutif. Depuis, le nombre de personnes impliquées dépasse largement le nombre de participants aux réunions. 180 personnes ont défini des projets collectifs pour que le village ne soit pas un village-dortoir. (315 inscrits sur les listes électorales et 164 votants aux européennes). Cet élargissement a fait transformer le Conseil d’habitants en Assemblée des habitants pour souligner qu’il ne s’agit pas d’une structure regroupant des « sages » ou des adhérents mais de l’engagement de qui le veut.

A la veille des choix budgétaires de la commune, plutôt que les élus en décident seuls ou que l’on se contente de réunions explicatives, les habitants sont informés des sources financières de la commune et des dépenses incontournables. Dans ce cadre, Ils sont sollicités pour dire leurs priorités. Cela conduit à voir avec eux les dépenses que cela implique. Une telle démarche débouchera inévitablement sur la désignation de pistes pour obtenir les fonds nécessaires.



Le peuple a- t-il toujours raison ?

Face à l’État et aux organisations la démocratie voudrait qu’un certain pouvoir de décision soit laissé au peuple mais… le peuple a- t-il toujours raison ?

D’entrée, Sylvie  pose cette question à partir de son expérience de syndicaliste Snep : « Est-ce que le peuple est légitime pour prendre des décisions ? Est-ce qu’il ne prend pas parfois de mauvaises décisions ? Dans ce cas-là ne vaudrait-il pas  mieux déléguer ? Cela fait partie du débat qui a eu lieu dans l’AG du SNEP

Bénédicte a relevé la problématique en partant de deux exemples : « Il faudrait distinguer différents niveaux de pouvoir entre le national et un maire dans une ville ou un quartier ou un petit village. Deux exemples me viennent à l’esprit :

  •  le référendum sur le traité européen où nous avons été nombreux, avec beaucoup de réseaux et de réflexions communes pour dire non à ce traité. On nous a traités de rigolos et finalement le non l’a emporté. C’est un exemple de démocratie, d’égalité et d’intelligence collective qui fait toujours date pour moi.
  • à l’inverse, je me souviens des citoyens de Meudon qui avaient voulu faire une pétition dans le haut de Meudon, quartier populaire où le maire voulait construire des immeubles. Les citoyens ont fait un référendum, une enquête, pour demander aux habitants  ce qu’ils voulaient et les habitants ne voulaient pas de grands immeubles… mais des parkings…

Il y a donc là un débat compliqué sur la démocratie … »

Débat compliqué qui amène Estelle  à évoquer la question de la conscientisation à partir d’un triptyque : action, sens et projet.

« La dualité pour ou contre l’État est compliquée à trancher et comme Bénédicte l’a dit, il y a la question des niveaux. En vous écoutant j’ai pensé à une sorte de triptyque : – la légitimité qui est une notion importante –  la conscientisation mais qu’est-ce qu’on met derrière ? Cette notion comme une force de conviction, convaincre les gens, ou plutôt comment chacun, depuis son point de vue, son niveau, va faire surgir ses besoins ? Puis il y a la question du rapport de force, de la puissance et de la capacité à faire évoluer les choses.

Finalement, je place l’action au centre de ce triptyque. Par action, je pourrai préciser direction, où est-ce qu’on va,  quel projet ? …

Et le fait d’avoir à faire à un citoyen éclairé n’est pas forcément gage d’un bon projet. Le fait d’être éclairé, sur les lois du capitalisme par exemple,  ne suffit pas forcément à permettre d’adopter un projet social viable pour l’État et l’ensemble du peuple… La question du « pour l’État » paraît aussi importante pour nous en tant que professeur ; on identifie les besoins des élèves à l’échelle d’un projet de société ? Cela me paraît beaucoup plus complexe de savoir pour qui on agit et pourquoi… »

Bénédicte et Estelle sont bien d’accord qu’il y a une question de niveau mais l’une, avec son expérience d’élue locale  fait référence à une action globale réussie d’expression de la raison populaire (le non au TCE) et à une expérience locale décevante. L’autre, syndicaliste  enseignante,  pense que c’est plus facile dans son secteur d’activité et plus complexe à l’échelle d’un projet de société.

Sami  aborde  la question de l’éducation populaire pour combattre le populisme et permettre au peuple de prendre les meilleures décisions.

« On dit partout qu’il faut que le peuple décide mais, si le peuple décide que c’est Marine Le Pen qui gouverne, on n’en veut pas.

Du coup, comment fait-on  pour que les idées que l’on pense progressistes dominent ? Je pense que ça ne peut que passer par l’éducation populaire. Ce qui me rend optimiste, c’est que la convention citoyenne pour le climat, où il y avait des centaines de personnes. Au final, quand on regarde les propositions faites, elles sont ultra progressistes alors que déjà, on venait sans forcément être sensibilisé avec du temps et avec de la formation fiable, on arrive à faire en sorte que tout le monde aille vers des idées progressistes et moins égoïstes, avec des communs d’idées. »

Pour  Christian, «  en gros les gens, le peuple, des fois, dit des « conneries» et donc des fois peut décider des «  conneries » c’est un peu la vie aussi… c’est important que ce soient les gens qui bossent sur un même endroit qui se sentent concernés quand on parle d’action syndicale. Mais je pense qu’il y a vraiment cette dimension-là de reconstruire le rapport de force évidemment, j’allais dire ce n’est pas l’objectif premier de gagner etc. Mais aussi parce que la manière dont on construit ce rapport de force compte effectivement pour la prise de conscience du plus grand nombre. »

Et cette prise de conscience est décisive pour la réflexion du peuple.

Pierre  lui évoque la délégation de pouvoir qui déresponsabilise le citoyen et fige donc sa pensée :

« Le problème est, qu’à partir du moment où je délègue mes pouvoirs, je considère qu’il y a une structure au-dessus de moi qui va penser à ma place ou qui va mieux mettre en musique ce que j’attends, je commence à me déresponsabiliser et, de l’autre côté, il y a une pente de l’accaparement du pouvoir… C’est-à-dire que pour la démocratie, au niveau national ou départemental il ne doit pas y avoir (pour les élus ndlr) d’indépendance, pas d’autonomie vis-à-vis des mandants ? C’est-à-dire que ceux qui donnent mandat doivent rester le pouvoir jusqu’au bout. »

Le pouvoir du peuple est donc légitime selon les participants, mais ni un pouvoir ni une légitimité sans condition. Mais la raison n’est pas une qualité spontanée, elle ne se décrète pas mais nécessite d’en réunir les conditions (éducation populaire, non délégation renonciation de pouvoir, triptyque action sens projet etc.)

Par contre ce qui est déterminant c’est le choix politique de la démocratie, et donc de redonner  légitimité, pouvoir et responsabilité  au peuple à tous les niveaux de territoires, de secteurs d’activité…

Cette démocratie qui permet aux dissensus d’émerger pour en débattre et les dépasser, pour produire  du commun utile. Elle est à la fois le produit et une contribution au développement de  notre intelligence individuelle et collective.

Pour que le peuple ait toujours raison… provisoirement ?

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