Prologue
Action politique et construction de rapports de force se définissent ailleurs que dans les seuls résultats électoraux nous ont dit les intervenants de la précédente table ronde de Cerises. Les mouvements sociaux ouvrent des horizons bien plus vastes que la seule conquête du pouvoir d’état et de ses institutions. Pour autant nous ne pouvons ignorer ce temps électoral, l’utilisation du 49-3 par le gouvernement Macron est là pour nous le rappeler de manière brutale. Nous poursuivons donc notre réflexion avec Jean Bourrieau, Ludivine Bantigny, Benjamin Bakin, et Bénédicte Goussault, concernant l’articulation entre le social et le politique aujourd’hui et les retombées que cela peut avoir sur « l’institué », sur le rôle de l’assemblée et sur les élections. D’autres articles dans ce dossier :
- Listes citoyennes
- Tremargat, les défricheurs de notre futur ?
- Coup de cœur pour une liste vraiment citoyenne
- Les origines du système représentatif
- Les listes citoyennes, syndrome d’une repolitisation du local
Table ronde
- Benjamin Bakin est militant d’Alternative libertaire puis de l’union communiste libertaire depuis sa création en Juin 2019, il est chargé des relations extérieures de L’UCL
- Ludivine Bantigny est historienne, spécialiste de l’histoire de mai 68, maître de conférences à l’université de Rouen
- Jean Bourrieau est militant de l’éducation populaire, docteur en sciences de l’éducation, chargé d’études au LERIS
- Bénédicte Goussault est sociologue membre de L’OMOS, d’Ensemble et du comité de rédaction de Cerises
A partir de ce qu’est l’actualité comment abordez-vous l’articulation du social et du politique ?
Nos 4 interlocuteurs constatent et dénoncent la dichotomie entre social et politique, et prennent acte de l’intervention des mouvements sociaux (notamment les Gilets jaunes) pour penser l’articulation entre les 2 champs
Jean Bourrieau
Il y a à mon sens deux approches du terme « politique » dans cette question.
Si on entend « le politique » par tout ce qui concerne la vie de la cité, la bonne nouvelle, c’est que depuis le début du mouvement des gilets jaunes, on retrouve la dimension politique dans les revendications sociales. Si le mouvement est parti d’un refus de la taxe carbone, il s’est très vite, grâce aux ronds-points, posé la question de l’importance du Référendum d’Initiative Citoyenne, de la rédaction collective d’une constituante. Et ça n’a pas cessé depuis. Ça se traduit dans le vocabulaire, dans les slogans, dans les moyens d’action.
On reparle de « cotisations sociales » et non de « charges sociales » par exemple. Le slogan « anti-anti-anticapitaliste » est repris largement dans les cortèges de tête où se mélangent aujourd’hui Gilets jaunes, étudiants et syndicalistes. La chanson « on est là même si Macron ne veut pas, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur, on est là » est chantée par tout le monde, gilets jaunes et syndiqués, assistantes maternelles et avocat.e.s. Les modes d’actions sont réfléchis et décidés collectivement et changent.
On renoue là avec ce que défendaient les Bourses du travail fin 19ème début 20ème siècle : Fernand Pelloutier, qui en était secrétaire général jusqu’en 1901 disait à leur sujet « Elles doivent fournir à l’organisation ouvrière les moyens d’une vision globale de la société (…) L’ouvrier doit connaître la science de son malheur ». Là est l’articulation du social et du politique qui avait depuis été perdu. Si on entend le « politique » par ce qui concerne les partis et les mouvements, on est devant une grande difficulté : alors même qu’on est à un mois des élections municipales en France, le mouvement social parle très peu des partis (et les gilets jaunes s’y refusaient). De ce point de vue, durant la soirée Kollekthon organisée par Le Média et d’autres médias indépendants lundi 17 février 2020 pour soutenir les caisses de grève, il n’a pratiquement pas été question du rôle des mouvements et des partis, même si, physiquement, ils étaient présents ou interviewés à l‘Assemblée. Certains sont dans la rue mais pas à l’Assemblée (NPA), d’autres sont dans la rue et à l’assemblée (PC et France Insoumise), d’autres sont à l’assemblée mais pas dans la rue (PS). L’articulation social/ politique semble alors compliquée.
Benjamin Bakin
Encore aujourd’hui, une vision historiquement ancrée de l’articulation entre la sphère sociale et la sphère politique tend à considérer qu’il y aurait une répartition des tâches entre, d’une part, les organisations de masse (au premier rang desquelles les organisations syndicales) qui se concentreraient sur la défense des intérêts matériels et moraux de celles et ceux qu’elles rassemblent et, d’autre part, les organisations politiques (souvent réduites aux seuls partis politiques qui participent aux institutions par le biais des élections) qui seraient seules à même de porter des revendications proprement politiques, autour d’un projet de société reposant sur des bases idéologiques assumées. Cette vision est notamment illustrée par le modèle du travaillisme à l’anglo-saxonne, dans lequel le syndicat et le parti politique sont organiquement liés et constituent les rouages d’une même machine. Dans le contexte français, à partir des années 20 et plus encore après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les principes organisationnels du léninisme qui ont conduit à cette répartition des rôles qui pourrait être décrite de manière caricaturale comme une subordination du mouvement syndical (chargé d’organiser la classe ouvrière sur les lieux de travail) au parti politique, se définissant comme une avant-garde chargée de définir l’orientation générale et de la défendre dans la sphère publique. C’est en fonction de ce prisme que certaines organisations syndicales ont été amenées à assumer un lien privilégié avec un parti politique (c’est le lien qui a longtemps existé entre la CGT et le PCF) quand d’autres ont revendiqué une indépendance stricte mais en se refusant à toute revendication qui sorte du cadre du travail.
À rebours de cette division des tâches, le courant syndicaliste révolutionnaire a toujours assumé l’indépendance vis-à-vis des organisations politiques tout en assumant de défendre un projet de transformation sociale autonome, défini au sein de l’organisation syndicale et non pas dicté de l’extérieur.
Bénédicte Goussault
S’agit-il vraiment d’articuler le social et le politique ? On a trop voulu distinguer l’un de l’autre, notamment sous la pression de la pratique la plus traditionnelle du syndicalisme qui pense pouvoir traiter des questions du travail, de l’entreprise, de l’emploi et de la condition des travailleurs sans intervenir sur le politique et en évitant l’instrumentalisation laissant cette tâche aux partis politiques et à l’assemblée. Impossible partage des tâches ; c’est déjà un défi ou un fil de rasoir ou un challenge impossible à tenir …une dichotomie sans effet (ce qu’avait bien compris le regretté M. Peyrade à la Filpac avec lequel OMOS avait beaucoup travaillé) qui a participé à rendre impuissants les uns et les autres et à les discréditer. Dichotomie, qui, à défaut de mieux, a entraîné une abstention massive aux élections « on ne s’y retrouve pas, et un désengagement syndical « ils ne nous représentent plus ». Il ne peut pas y avoir de luttes sociales sans qu’elles se prolongent de manière politique, et il ne peut pas y avoir de visée politique du devenir de la société, sans prise en compte du travail et de la lutte des classes.
Les citoyens ne se sentent plus représentés, dans notre système dit représentatif, non seulement quand l’assemblée se perd dans une réforme des retraites qui spolie les intéressés, ni quand elle vote des lois iniques (comme le refus d’allonger le congé pour la perte d’un enfant) et a fortiori quand le pouvoir passe en force avec le 49.3. mais de façon plus générale par un pouvoir qui ne les entend pas et ne prend pas en compte les réalités sociales.
Mais mieux, beaucoup mieux, le fleurissement de mouvements sociaux en France (et dans le monde) depuis 10 ans ont révélé au moins 3 choses : le réel intérêt des citoyens pour le politique, l’impossible distinction entre social et politique et l’efficacité de la posture liant les 2 champs.
Que ce soient les gilets jaunes, et dans une certaine mesure, les grévistes contre la réforme des retraites (de la santé à la justice en passant par les transports), les discours attestent de la politisation -au sens noble du terme- des questions sociales, et d’une réelle conscience et d’une réflexivité politiques qui vont au-delà des revendications sociales pour un discours très politique sur des sujets aussi essentiels que les inégalités et /ou l’injustice, le partage des richesses, la mise en cause du capitalisme, ou la démocratie radicale. Partant du concret de situations ces mouvements débouchent sur des alternatives vis-à-vis du pouvoir qui est acculé à les entendre.
L’intérêt pour le politique « en même temps » que la désaffection et la délégitimation des partis politiques est, en outre, attesté par le fleurissement (oui encore) des candidatures de « listes citoyennes » aux prochaines élections municipales.
« Le peuple introuvable » avait titré P. Rosanvallon il me semble que nous l’avons trouvé et que surtout il s’est trouvé et de bonne façon, passant de l’invisibilité au-devant de la scène.
Ludivine Bantigny
L’articulation entre le social et le politique est puissante, actualité ou pas. L’un et l’autre sont indissociables : parce que ce sont les conditions matérielles – sociales et économiques – qui déterminent les politiques mises en œuvre, en fonction des intérêts de classe que défendent les puissants ; et parce que le pouvoir politique est loin, bien loin de s’être absenté du social. On le sait, cette phase du capitalisme appelée « néolibéralisme » n’implique pas du tout un retrait de l’État par rapport à la sphère économique et sociale mais son intervention active – et destructrice. Leurs contre-réformes atteignent une à une tout ce qui a été construit pour tenter une vie bonne, collectivement : la protection sociale, le droit du travail, les services publics et donc aussi la solidarité et la dignité…
Le mouvement des gilets jaunes souligne l’intensité de ce lien entre politique et social. C’est certes d’abord une lutte contre la vie chère. La hausse de la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques, dite « taxe carbone », en est un facteur déclencheur. Mais les soulèvements populaires ne sont pas la résultante mécanique de difficultés sociales et économiques ; ils sont loin de n’être que des « rébellions du ventre ». Ils disent l’expérience du mépris, le sentiment des injustices et leur corollaire, l’aspiration à la reconnaissance, au respect et à la dignité. Ils politisent les questions sociales. Les gilets jaunes en témoignent. L’élaboration politique se dit d’abord dans ce qui fait le « liant » du mouvement : l’aspiration au « Macron démission ». La question du pouvoir est posée. Bien sûr, le mot d’ordre vise l’homme, son arrogance, son mépris de classe et sa condescendance. Mais il désigne tout un système, celui qui engendre des inégalités vertigineuses et laisse tant de gens dans un immense désarroi économique, social et territorial. Dès lors, la révolte n’est pas seulement une puissance du refus, mais impose de nombreuses revendications sociales (augmentation du SMIC, des minima sociaux et des retraites, embauche massive dans les services publics, vaste plan de constructions de logements, sanctions pour les maires et les préfets qui laisseraient des gens dormir dans la rue, lutte contre l’évasion fiscale et pour une fiscalité juste…).
Mais, arc-bouté sur ces aspirations sociales, le mouvement pose aussi des questions majeures sur la démocratie. Cette prise de conscience est immense : c’est la capacité individuelle et collective à intervenir sur des sujets sociaux et politiques cruciaux. Cette légitimité tient dans l’affirmation que la chose politique n’appartient pas aux seuls professionnels du pouvoir mais que c’est bel et bien du commun : comme tel il concerne tout un chacun. « Nous sommes tous des hommes et des femmes politiques », dit l’un de ces gilets : le politique n’est pas réservé aux gouvernants, il est res publica, chose partagée.
Par conséquent qui doit produire de l’institué et comment ? Peut-on imaginer que les lois s’écrivent ailleurs qu’à l’assemblée nationale ?
Tous les 4 remettent en cause la fonction de l’assemblée et le besoin pour les citoyens de se réapproprier la démocratie, appuyée sur des expériences de terrain par Jean, et Ludivine, et théorisée à partir de l’autogestion par Benjamin
Jean Bourrieau
Dans les différents emplois que j’ai occupés, j’ai eu l’occasion de me confronter à différents cas de figures qui m’ont tous parus pertinents.
- Dans les Hauts du Val de Saône, un chantier international de jeunes a été mis en place à la demande des enseignants et d’habitants et avec eux, pour construire des jeux pour enfants dans six villages. De village en village s’est constitué le « Réseau Local de Mobilisation des Hauts du Val de Saône ». Il s’est structuré, un dossier FSE pour le développement du territoire avec ses habitants a été élaboré, et a abouti… Un très gros travail a été mené, et des rapports de force construits, pour que les élus et administrations accompagnent positivement le projet, l’appuient quand nécessaire ; au pire ne s’y oppose pas quand ils ne sont pas d’accord. C’est là une initiative associative accompagnée par l’institution tant que le rapport de force est en notre faveur. Il y a eu ensuite, sur la durée, récupération par les instances officielles de développement, mais un gros travail avait déjà eu lieu
- Au contrat de Ville de Sens, en Bourgogne, avec un maire communiste et un élu à la ville vert, j’ai pu faire valider comme chef de projet contrat de ville, (il a fallu convaincre le sous-préfet à la ville très réticent) l’élaboration collective du nouveau contrat de ville intercommunal avec l’ensemble des associations et des groupes d’habitants.
Ainsi tout le monde (élus, techniciens, associations) a participé au porte-à-porte pour préparer une commission de réhabilitation avec les habitants. C’est là une initiative communale (avec l’accord passif du sous-préfet) d’une co-construction avec les associations et les habitants, puis un accompagnement de ses suites. Mais le directeur des services n’a pas suivi et travaillait directement avec les architectes. Ce qui a cassé la démarche.
- Au Conseil général de la Seine-Saint-Denis, c’est une initiative conjointe Conseil général / associations qui a abouti à la création du « Réseau d’éducation populaire de Seine (Saint-Denis) regroupant 80 associations et plusieurs services du Département. Embauche d’un chargé de mission Éducation populaire, co construction d’un site Internet Éducation populaire commun aux services et aux associations… Co construction trois années de suite d’un Salon des outils de l’éducation populaire, etc…
Pour le Président (PCF) du Conseil général, Hervé Bramy, « l’Éducation populaire c’est l’élaboration collective des politiques publiques ». Et il s’y efforçait, avec la Vice-présidente en charge de l’éducation populaire, malgré les freins d’une partie de son administration qui considérait que c’était une posture démagogique…
Trois démarches différentes, trois rôles différents de l’institué, mais qui tous n’existent que parce qu’il y a eu mobilisation de la population et/ou des forces vives du territoire et construction d’un rapport de forces.
Benjamin Bakin
Dans le contexte actuel, marqué à la fois par une crise de la représentation politique (qui se traduit par une faible participation aux élections et un discrédit des institutions représentatives) et par un délitement de la gauche parlementaire héritière du réformisme (qui n’est plus à même de prétendre jouer ce rôle de « débouché politique » aux luttes sociales), l’occasion est là, pour les organisations syndicales, d’assumer leur rôle politique de contre-pouvoir et de force organisée d’opposition aux possédants.
Cela suppose de reconnaître qu’il est possible d’obtenir des améliorations des conditions de travail et des conditions de vie des travailleurs·ses dans le cadre actuel des institutions mais que ces améliorations ne s’obtiennent que par la lutte et qu’aucune transformation profonde de l’organisation sociale ne pourra par contre être obtenue dans ce cadre. Les institutions actuelles ne constituent en effet qu’un mode d’organisation sociale historiquement daté qui exprime un certain état du rapport de force entre des classes sociales antagonistes et, de la même manière, le cadre législatif et le cadre juridique ne constituent qu’une cristallisation de ce rapport de force. Pour faire évoluer durablement le rapport de force en faveur des travailleurs·ses, il faut non seulement assumer un rôle de contre-pouvoir, consistant à contester pied à pied l’agenda des classes possédantes, mais aussi assumer le fait de proposer un autre projet de société, une autre organisation du pouvoir, dont la mise en œuvre ne viendra pas d’une victoire électorale mais de la construction de nouvelles institutions, édifiées de bas en haut, et reposant sur la démocratie directe. C’est dans un contexte où l’État se trouverait débordé par la montée de la lutte des classes que les contre-pouvoirs préexistants pourraient alors former l’armature d’une nouvelle organisation sociale démocratique, dont les organes reprendraient en main les activités économiques et sociales. Dans l’organisation autogestionnaire que défendent les communistes libertaires, l’ensemble des activités est soumis à une démarche autogestionnaire où le pouvoir n’échappe pas à la base de la société. Les unités de base (qu’on les nomme conseils ou organisations locales) sont fédérées, interdépendantes, respectant la volonté collective exprimée démocratiquement sur les questions dépassant le cadre local, mais non pas soumises à une autorité supérieure, à un groupe qui monopoliserait le pouvoir et l’exercerait de façon séparée, du haut vers le bas, sur la société. Dans ce cadre, l’institué ne serait pas produit par en-haut mais serait le résultat d’un processus de discussion aboutissant à la prise en compte des aspirations individuelles, du bien commun et des contraintes environnementales.
Ce projet de société communiste libertaire n’est pas un projet clef en main dont le mode d’emploi serait déjà connu. C’est avant tout une démarche consistant à redonner le pouvoir à celles et ceux qui font fonctionner la société et à leur offrir la possibilité de l’exercer.
Bénédicte Goussault
Une fois que l’on a dit que social et politique devaient ne faire qu’un, comment passer de la rue à la loi ? La crise de la démocratie ne peut se réduire à l’offre électorale… Certes au-delà de la nécessité de la constitution d’une 6ème République qui prendrait en compte les failles de la 5ème, il apparaît que ce n’est pas par les institutions que la société peut changer et il apparaît que les mouvements sociaux, s’ils réussissent très bien dans la dénonciation et dans le surgissement d’idées neuves peinent à les instituer. Les mettre en œuvre et les traduire en textes de lois pourrait être la fonction des institutions et de l’assemblée, le mandat avec lequel ils seraient élus : mettre en œuvre, instituer et légiférer à partir ce que les citoyens proposent, inventent, élaborent. L’assemblée au service du peuple : ce serait le signe d’une démocratie et les élections reprendraient alors tout leur sens.
Un exemple pour illustrer cette proposition : j’ai été élue à Vanves Hauts de Seine (2500 habitants) comme « citoyenne » et chargée de la démocratie locale, sur une liste socialiste et communiste, après 4 ans de pouvoir de droite. Nous avons organisé un grand « forum citoyen » au cours duquel des assemblées citoyennes ont réuni plus de 1000 personnes, qui ont réfléchi par thématiques. De ceux-ci ont émergé des groupes de travail sur les questions d’urbanisme, de sécurité, de la jeunesse, sociales, éducatives, qui ont élaboré des propositions. Nous avions simplement « oublié » dans notre enthousiasme d’associer les services de la ville à ces réunions, d’où la nécessité dans un 2eme temps de penser la mise en œuvre de ces idées et suggestions ce qui n’étaient plus le fait des habitants mais a fondé une grande partie de notre programme pour 5 ans. On voit, malgré tout, les limites de l’exercice parce que proposé par des élus.
Ludivine Bantigny
Avec les occupations de places, les zones à défendre, Nuit debout, le soulèvement des gilets jaunes, les assemblées de lutte et de grève, le politique se déplace dans d’autres espaces que les lieux de pouvoir, des espaces d’autonomie où il s’agit débattre et décider : « produire de l’institué » si vous voulez.
La démocratie est repensée. Le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) est ainsi âprement discuté. Pour certains, c’est un moyen de se réapproprier la démocratie. Pour d’autres, ce pourrait tout autant être un leurre : le référendum a des origines bonapartistes, il peut servir un gouvernement autoritaire qui saurait faire preuve d’une propagande massive pour en détourner le principe. Quoi qu’il en soit, une véritable et profonde réflexion se dessine pour démocratiser la démocratie, la revivifier, lui rendre substance et consistance là où elle est tant abîmée.
C’est tout l’enjeu des assemblées populaires et des appels concrets à les généraliser en les fédérant, depuis Commercy, Saint-Nazaire, Montreuil et Montpellier avec les « assemblées des assemblées », jusqu’à la Commune des communes organisée en janvier 2020 à Commercy. Il s’agit là de reprendre confiance en sa force démocratique, en l’intelligence collective aussi, porteuse de capacité créatrice et émancipatrice, par un « auto-gouvernement des gens ordinaires » selon les mots de Jérôme Baschet. Bien sûr que ces lieux intensément politiques produisent « de l’institué ».
A partir de votre vision, que deviennent les élections telles qu’on les connaît aujourd’hui ?
Elles sont bien sûr et par conséquent à repenser ???
Ludivine Bantigny
Dans ce contexte où l’État se fait de plus en plus policier, où la « possibilité du fascisme » (Ugo Palheta) devient une hypothèse politique plausible, on ne peut plus continuer comme avant, notamment en termes électoraux. Il y a un niveau d’abstention impressionnant qui ne signifie pas du tout une dépolitisation mais souvent des convictions et un engagement déplacé, mis ailleurs.
Dans ce cadre, le communalisme fondé sur des assemblées populaires décisionnaires est une voie essentielle pour se réapproprier la démocratie : décider là où on est. Mais ce n’est évidemment pas suffisant : des communes libres ne permettront pas en elles-mêmes de modifier les rapports sociaux, et notamment les rapports de production, dans leur structure même. Il faut donc des projets plus vastes, qui rompent avec l’organisation capitaliste de la vie en tant que rapport de propriété et d’exploitation. C’est du long terme mais on ne peut pas se permettre de le taire.
Quant au moyen terme, « 2022 », voilà ce qu’on pourrait imaginer : qu’importent les institutions de la Cinquième République et leur personnalisation autour d’un supposé homme providentiel. Des forces de gauche proclament qu’elles veulent rompre avec ces institutions ; alors qu’elles le fassent en rompant aussi avec ce qu’exigent ces élections présidentielles conduisant au choix entre peste et choléra. Qu’elles présentent une candidature collective, avec des figures connues ou non des organisations politiques et du mouvement social. On nous rétorquera que la Constitution l’interdit ? Qu’à cela ne tienne. Au jour où il faudra selon le calendrier électoral donner un nom et une identité, on tirera au sort. Car au fond qu’importe la personne, puisque porter cette force au pouvoir, c’est aller immédiatement vers la dissolution de ces institutions et la convocation d’une assemblée constituante, en lien étroit avec le mouvement et les luttes sociales. Ça parait irréel ? Je ne crois pas, mais simplement cohérent et conséquent. Il nous faut de toute façon trouver des chemins stratégiques qui soient à la hauteur de la situation – de sa violence, de sa gravité, mais aussi des espoirs émancipateurs qu’elle porte.
Benjamin Bakin
Repenser l’organisation du pouvoir, c’est aussi repenser le mode de représentation politique en ne proposant plus un système dans lequel des élu·es décident par eux-mêmes et ne rendent compte de leur action qu’à l’occasion des prochaines élections, mais en proposant un système dans lequel des personnes auxquelles sont confiées des tâches doivent rendre compte de leur mandat à tout moment et peuvent être “dé-mandatées”. Le mandat qui serait confié à ces délégué·es serait un mandat clair, les obligeant à ne pas trahir les aspirations de la base qui les a mandaté·es et les contraignant à appliquer les grandes décisions prises démocratiquement par les travailleurs. Cela ne signifie pas une organisation sociale très rigide, ne laissant pas la place à l’initiative ou à la confiance, mais cela signifie une attention constante à ce que les structures de responsabilités ne s’autonomisent pas par rapport à la base de la société, qu’elles ne se bureaucratisent pas, que les aspirations et les décisions des travailleurs·ses soient respectées.
Bénédicte Goussault
Que deviennent alors les élections ? Je ne propose pas de les supprimer et nous n’irons pas à plusieurs millions à l’Assemblée nationale. Le mot même « élections » me pose un problème : il suggère que le sens du vote est délégataire. Vote-ton pour quelqu’un ou pour des objectifs ? Dans le second cas, le « vote utile » pour « moindre mal » n’a plus de sens. Il s’agit d’abord de rendre contraignantes- j’emploie à dessein ce terme- les mesures issues des exigences populaires, telles qu’elles auront été élaborées par le plus grand nombre possible d’intéressés. Cela fait des élus les dépositaires de mandats précis ou si l’on préfère des chargés de mission. Évidemment la confrontation à une échelle plus large que locale, régionale, nationale, européenne, peut supposer des allers et retours avec les citoyens. Ce n’est pas plus lourd que les navettes entre le gouvernement, l’Assemblée nationale et le Sénat… Au fond cela veut dire que le vote peut être situé de manière à ce que non seulement il ne nourrisse plus le système représentatif mais soit un moment de cristallisation de la constitution du peuple en force politique. Ce n’est pas une abstraction : cela peut commencer dès maintenant comme prolongement des luttes actuelles.
Jean Bourrieau
Ce que deviennent les élections doit résulter d’un travail sur l’ensemble du territoire d’écriture d’une nouvelle constitution pour une 6ème République. A mon sens, doivent y être privilégiés le choix de représentants mandatés pour défendre des projets élaborés collectivement et révocables et le recours à des référendums réfléchis comme le vote le plus large possible sur des propositions et non la sanction de telle ou telle personne.
Ce qui est sûr, c’est que cela nécessite tout un apprentissage, une éducation populaire au sens de l’éducation mutuelle que portait le mouvement ouvrier. Il n’est qu’à voir tout ce que l’on apprend dans une lutte, une grève, une occupation d’entreprise ou d’université ou un rond-point.
En s’éloignant d’une forme d’éducation populaire devenue auxiliaire des pouvoirs publics, pour le meilleur (centre de loisirs) et pour le pire (SNU), il faut reconstruire une éducation populaire telle que la décrivait Georges Yvetot , successeur de Pelloutier au secrétariat de la Fédération des Bourses du Travail qui considérait ainsi les Universités Populaires d’alors comme une pépinière pour les syndicats. C’est ainsi qu’il encourageait les responsables des Bourses, lors du IXème congrès des Bourses du Travail en 1901, à créer leur propre Université Populaire : “Dans ces institutions d’enseignement populaire et d’éducation mutuelle, on étend non seulement le champ des connaissances humaines que tout travailleur doit posséder pour affranchir son cerveau des préjugés et des superstitions, mais encore on l’emploie à développer les énergies et les individualités, à constituer des esprits libres, des caractères indépendants ; en un mot, on y apprend à savoir et à vouloir. Ainsi, l’Université Populaire est un précieux auxiliaire de la Bourse du Travail.”
C’est une condition nécessaire, sous des formes multiples – je pense ici à l’assemblée des assemblées de Commercy – à ce que le plus grand nombre ait envie et puisse s’engager dans l’élaboration la plus large possible des textes qui régissent la société, y compris dans une assemblée élue ?
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