Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Géopolitique du libertarianisme

Jean-Blaise Lazare

Au cours du XIXe siècle, en faisant le choix de construire une société entièrement organisée autour de la réalisation de plus-values financières, les capitalistes ont fait de la richesse un culte et de l’argent un bien souverain. Ils ont imposé ce dogme à la population en l’enchâssant dans une structure sociale, le libéralisme, toute entière organisée sur les valeurs de cette nouvelle foi. L’“homo œconomicus” moderne est ainsi né, voué à une vie de capitalisation individuelle pour assurer sa subsistance, conditionnée par ces politiques qui placent l’économie financière au fondement de l’activité de chacun. Dès lors, individualisme, propriété privée et compétition encadrent ce nouveau citoyen en quête de fortune, retranché dans un égoïsme fondamentale, l’écartant de toute considération empathique, collective, mutualiste et solidaire.

Cette vision des choses tire son origine des recherches ontologiques initiées aux XVIIe et XVIIIe siècles qui consistent à essayer de comprendre de quoi l’être humain est fait, afin d’en déterminer ce qui lui revient «  naturellement  » de droit et d’en déduire la structure sociale qui lui sera la mieux adapté. Débarrassées de la tutelle divine qui ne fait plus référence, ces spéculations philosophiques ont tenté de mettre au jour le comportement des humains à l’ «  état de nature  », c’est-à-dire à l’état « animal », en l’imaginant évoluer dans un environnement sauvage et d’en tirer les conséquences qui s’imposent sur les «  droits naturels  » qui sont les siens et qui lui sont, de la sorte, inaliénables. La question de la liberté, entendue comme la possibilité de faire ce que l’on veut sans contrainte, est au centre de ce que l’« état de nature » révèle comme « droits naturels ».

Le capitalisme, comme projet politique, s’appuyant sur les travaux des penseurs du siècle des lumières comme, entre autres, Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau ou Adam Smith, a été élaboré à partir de cette notion nouvelle à l’époque d’« état de nature ». La question qui les a tous interrogés concerne, avant tout, les origines du contrat social, c’est-à-dire ce sur quoi une communauté d’êtres humains s’entend pour former communauté. Par la suite, le « droit naturel » s’est élargi à la puissance de l’individu et a complété la définition négative de la liberté, à savoir l’absence de contrainte. Mais comment l’être humain à l’« état de nature » a-t-il été perçu ?

Après avoir séparé et éloigné le pouvoir spirituel du temporel, Thomas Hobbes (1588-1679) tente de comprendre comment l’être humain peut fonctionner sans tutelle. Il développe l’idée selon laquelle l’individu, à « l’état de nature », cherche uniquement à assurer sa propre préservation, par tous les moyens nécessaires. L’idée d’un « état de nature » n’est évoquée dans son œuvre que pour désigner la situation dans laquelle l’humanité se serait trouvée avant l’émergence d’une organisation sociale. Il en déduit que les individus, dans cet état de nature et donc en dehors de toute structure étatique orchestrant leurs relations, animés par la quête constante des éléments qui leur sont vitaux, ne peuvent que se faire une guerre permanente entre eux. D’où sa fameuse formule : « l’homme est un loup pour l’homme ». Il en tire les conclusions suivantes : « En raison de cette guerre de chacun contre chacun, il s’ensuit que rien ne peut être injuste. Les notions de bien et de mal, de justice et d’injustice, n’y ont pas leur place. Là où il n’y a pas de gouvernement commun, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, il n’y a pas d’injustice ». Mais ce serait un contresens de soutenir que, pour Hobbes, l’homme serait naturellement méchant. Sa méchanceté supposée, dans l’« état de nature », n’est en réalité, pour lui, qu’une «  affection de l’âme  » qui vient de sa «  nature animale ».

Hobbes propose de reléguer la religion au second plan et de laisser la gestion du séculier à un pouvoir autonome et indépendant qui régnera par la terreur qu’il inspirera à ceux dont il confisquera les pouvoirs de nuisance, maçonnant ainsi les fondations d’une nouvelle organisation sociale, dont s’inspireront les capitalistes après la chute de l’ancien régime.

Contrairement à Hobbes, pour qui l’« état de nature » est un état de guerre permanente, John Locke (1632-1704) définit cet état comme un état de parfaite liberté et d’égalité réciproque. Sous la gouvernance de cette « loi naturelle », les hommes jouissent d’une liberté parfaite qui leur permet de suivre les préceptes de leur raison et de maintenir des relations pacifiques. Locke considère que la «  liberté naturelle  » est normée par «  la loi naturelle  », qui commande, non seulement sa propre conservation, mais aussi celle des autres, faisant de la préservation de l’espèce une priorité morale. Il voit la propriété privée comme un «  droit naturel  » fondé sur le travail. Pour lui, chaque individu étant propriétaire de son corps, il devient donc aussi propriétaire de ce qu’il produit. Il considère que la propriété ne nécessite pas le consentement des autres pour être légitime à condition que l’appropriation réponde aux besoins individuels sans diminuer la qualité des biens pour autrui, condition appelée « la clause lockéenne ». Il pense que l’objectif de la société civile est de remédier aux inconvénients de l’« état de nature » qui, en l’absence d’une autorité acceptée par tous, rend la propriété vulnérable. Il préconise donc, une loi établie et reconnue par tous, un juge impartial et une force exécutrice de la « loi naturelle ». La vision sociétale de John Locke s’édifie sur une liberté fondée sur la « loi naturelle » et la raison, qui s’oppose à la force arbitraire. Ce faisant, il insiste sur la nécessité d’une séparation des pouvoirs législatifs et exécutifs et n’envisage une constitution que validée par le consentement de la société civile. Il défend une organisation politique républicaine où la liberté est garantie par la loi et la tolérance, et où le droit de résistance protège contre les abus de pouvoir. John Locke pose ainsi les bases d’une conception autonome de la vie économique et influence les libertariens des années 1970.

Les débats portants sur l’avènement d’une société en rupture avec l’ancien régime interrogent aussi Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Il se demande comment les hommes peuvent se réapproprier le pouvoir d’être maître de leur vie. Ainsi, la légitimité des lois existantes cesse d’aller de soi, mais son positionnement reste indécis. Il détermine le droit comme un fait d’institutions et non comme un fait naturel. Il ne trouve donc pas son fondement dans la nature, mais dans la convention qui unit les individus. Pour les défenseurs du « droit naturel », le juste et l’injuste ne peuvent relever d’une convention puisqu’ils sont établis, de fait, par la nature. Ainsi, l’idée d’un « droit naturel » indexé sur une « loi naturelle » est donc une aberration. Rousseau invite à distinguer ce qui relève de la nature et ce qui relève de la convention et à faire de l’interrogation sur la nature ou l’essence des choses la question philosophique par excellence.

Pour sa part, il affirme se plier à trois autorités : « premièrement l’autorité de Dieu, et puis celle de la loi naturelle qui dérive de la constitution de l’homme, et puis celle de l’honneur plus forte sur le cœur que tous les rois de la terre ». S’opposant à Hobbes, il ajoute que ces trois autorités sont bien supérieures à l’autorité souveraine, « non pas seulement indépendantes, mais supérieures. Si jamais l’autorité souveraine pouvait être en conflit avec une des trois précédentes, il faudrait que la première céda en cela. Le blasphémateur Hobbes est en horreur pour avoir soutenu le contraire ». En 1764, il commentera son contrat social par ces mots : « qu’est-ce qui fait que l’État est un ? C’est l’union de ses membres. Et d’où naît l’union de ses membres ? De l’obligation qui les lie ». Dans « l’Émile », il revient sur les « lois naturelles » par ces mots : « les lois éternelles de la nature et de l’ordre existent. Elles tiennent lieu de lois positives aux sages ; elles sont écrites au fond de leur cœur par la conscience et la raison, c’est à celles-ci qu’on doit s’asservir pour être libre ». Rousseau défend l’idée d’un État fabriqué par les êtres humains dont les contours appartiennent à ces derniers  : « l’État, au contraire, étant un corps artificiel n’a nulle mesure déterminée ». Il fonde le droit dans la convention : «…, mais l’ordre social est un droit sacré, qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions ». Et il se livre à une critique assassine des théoriciens du «  droit naturel  » dans le «  discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes  ».

Adam Smith (1723-1790), dans les «  leçons sur la jurisprudence  », prend pour objet essentiel les «  droits parfaits  » qu’il oppose aux «  droits imparfaits  ». Les premiers sont « ceux qui m’autorisent à en réclamer les bénéfices et à obliger quiconque s’y refuserait à s’y conformer ». Tandis que les seconds sont corrélés aux devoirs, comme la charité, qui ne donne pas lieu à obligation. Il fait du premier cas une cause centrale, car « le premier et principal dessein de tout gouvernement civil est (…) de préserver la justice entre les membres de l’État et d’y prévenir tout empiétement des droits des individus (… ) c’est-à-dire de maintenir chaque individu dans ses droits parfaits ». Parmi les « droits parfaits  », Smith distingue ceux qui sont « naturels » de ceux qui sont « contingents ». Les uns recouvrent tous les droits de l’individu « en tant qu’homme », alors que les autres comprennent les droits de l’individu « en tant que membre d’une famille ou d’un État ». Il subdivise les « droits naturels » en « droits sur la personne », c’est-à-dire les droits concernant sa réputation et ses droits à posséder. Les « droits sur la personne » se subdivisent à leur tour, en « droits à l’intégrité de son corps » et en « droit de liberté ». Ce dernier est décrit comme « le droit que l’on a d’user librement de sa personne et, en un mot, de faire ce que l’on a en tête pourvue que cela ne soit pas au détriment d’une autre personne ». Comme exemple premier de ce « droit de liberté », Smith site « le droit de commercer librement ».

En ce qui concerne les droits à la possession, Smith considère qu’ils sont constitués, d’une part, du droit de propriété, qu’il appelle « droit réel » qui, comme le droit sur son corps et le droit à la liberté, est inhérent à tout individu et, d’autre part, les autres droits à la possession qu’il nomme « personnels » au sens où ce sont des droits d’individus particuliers. Smith déclare, pour la plupart des « droits naturels », qu’il n’est pas besoin d’en fournir une explication, excepté les droits de propriété à propos desquels Smith reconnaît qu’il est nécessaire de les justifier ou, tout au moins, d’en rendre compte d’une manière ou d’une autre. Il expliquera  : « Le seul cas où l’origine des droits naturels ne coule pas de source, est celui du droit à la propriété. Au premier abord, il n’apparaît pas évident que, par exemple, une chose quelconque qui peut convenir aussi bien à un autre, voir mieux qu’à soi-même, doivent m’appartenir à moi seul, simplement parce que j’en ai pris possession ».

Dans son œuvre «  la richesse des nations » les dénonciations les plus sévères de l’intervention de l’État sont faites, soient en termes de violation de la « juste liberté » des gens, ou de la « propriété que tout homme a sur son propre travail », soit en termes de « marque insultante de l’esclave, qu’on impose aux gens en leur interdisant d’utiliser comme ils peuvent toute portion de leurs produits, ou d’employer leur capital et leur industrie de la façon qu’ils jugent la plus avantageuse pour eux ».

La vision du monde d’Adam Smith a été fortement influencée par des notions antérieures, héritées du « droit naturel ». Parmi ces notions influentes, il y a l’idée selon laquelle le libre jeu des désirs naturels et non corrompus représente l’accomplissement des fins naturelles, et l’idée qu’il est nécessairement bon. Il y a également l’idée que, dans un univers rationnel, les fins naturelles sont en harmonie, et l’idée que notre univers est rationnel. À ces notions, Smith ajoute celle, plus moderne, d’un progrès naturel, en particulier d’un progrès économique naturel, allant de pair avec « un progrès naturel de la loi et du gouvernement ».

L’évolution de ces présupposés sur l’être humain a fini par imposer l’idée d’une intervention minimale de l’État, soit pour encadrer tout ce qui ne relève pas du « droit naturel », soit pour en assurer le bon fonctionnement. Ce qui est appelé « libéralisme économique » est un ensemble de doctrines politiques, issues du siècle des lumières, visant à l’application des principes du libéralisme à la sphère économique. Ce courant de pensée soutient l’idée qu’une économie de marché basée sur la propriété privée des moyens de production et la liberté d’action des acteurs économiques est nécessaire au bon fonctionnement de l’économie et que l’intervention de l’État doit y être aussi limitée que possible. Cette fonction étatique qui garantit le bon fonctionnement des rapports humains, s’est imposée au XIXe siècle en même temps que les valeurs capitalistes, notamment grâce aux concepts économiques d’Adam Smith de la « main invisible », qui prétend que l’intérêt personnel contribue à la richesse du bien commun, et du « laisser-faire », qui interdit à l’État d’intervenir dans la sphère économique.

Le capitalisme est un système économique caractérisé par la propriété privée des moyens de production, par la dichotomie opérée entre travail et capital, fondée sur l’accumulation d’un capital productif en vue de réaliser des profits, et dont les acteurs sont les individus, les entreprises, les associations, les fondations ou l’État. « L’économie de marché » est au centre de ce système avec des échanges effectués directement par les individus de manière décentralisée dans un contexte où l’État intervient peu. Sa dynamique repose sur la confrontation de l’offre et de la demande qui détermine les décisions de produire ou d’échanger des biens et services, leur prix, leur qualité et leur disponibilité.

Les politiques libérales se contentent d’encadrer les flux financiers de l’économie en les considérant comme les effets d’un fleuve dont les remous capricieux sont indomptables, et qu’il vaut mieux « laisser faire » ses débordements plutôt que de tenter de les contenir, persuadées qu’il finira par s’apaiser naturellement. Cette croyance, largement inspirée des travaux d’Adam Smith, a été portée par les physiocrates de la fin des années 1750, jusqu’à la révolution française. On retrouve parmi les fondateurs de ce mouvement des figures comme celle du marquis de Mirabeau, mais aussi François Quesnay ou encore Pierre Samuel Du Pont de Nemours, inventeur du terme de « physiocratie », qui signifie « gouvernement de la nature ». On retrouvera sa descendance, quelques années plus tard en Amérique, parmi les plus fortunés de son époque, à la tête de la grande industrie pétrochimique DuPont. Cette philosophie politique de l’économie s’opposa à celle des mercantilistes dans la mesure où elle affirmait que l’État n’avait pas à intervenir dans la sphère économique. En effet, les physiocrates estimaient son intervention néfaste puisque les « lois naturelles », considérées comme analogues aux lois de la physique, était perçues comme suffisantes pour réguler l’économie en tout temps et en tout lieu. Germa alors l’idée de faire société sur ce dogme, considérant l’ensemble des citoyens comme apte et libre de se livrer à toute forme de commerce ou à toute entreprise industrielle. Les « servitudes seigneuriales » ont été bannies, rendant aux paysans leur liberté, ainsi que les « servitudes gouvernementales » pointées comme entravant le développement économique des industriels. La physiocratie a constitué ainsi un important courant de réforme du droit et de la politique au XVIIIe siècle du fait de ses théories reposant sur le «  droit naturel  » dont la vie, la liberté, la sécurité et la propriété privée relevaient. Ces droits se devaient d’être assurés par le souverain, un « despote légal » muni d’une autorité garantissant ces « lois naturelles ». Ce dernier point a été élaboré unanimement par les physiocrates qui ont évalué la monarchie comme le régime politique idoine, estimant que le pouvoir ne peut être exercé que par un souverain absolu, au contraire des gouvernements mixtes, républicains ou arbitraires. Ils distinguent le « despote légal » du « despote arbitraire » en cela que ce dernier use de sa supériorité pour opprimer le peuple en édictant des lois positives, c’est-à-dire arbitraires, donc non conformes aux lois de la nature. La séparation des pouvoirs, conçu par Montesquieu, est rejetée et qualifiée de « funeste » par François Quesnay, l’un des chefs de file des physiocrates. Ces derniers vont peser dans l’articulation entre le capitalisme et le libéralisme au moment de la révolution française.

Après près de deux siècles d’exercices des politiques libérales, d’abord réduites, produisant des enrichissements individuels en même temps qu’une pauvreté et une répression galopante, puis progressiste, avec l’émergence d’un État fort souhaitant limiter les excès du capitalisme sans y parvenir, et enfin néolibérales, avec le couple Reagan/Thatcher pointant l’État comme « n’étant pas la solution, mais comme étant le problème », nous voyons poindre, depuis les années 1950, un libéralisme dit « libertarien » qui, aujourd’hui, cherche à s’imposer.

À la fin de la seconde guerre mondiale, sous l’impulsion de Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et Milton Friedman, un groupe de réflexion est créé en 1947, appelé « la société du Mont Pèlerin », composés d’économistes d’intellectuels et de journalistes. En réaction au keynésianisme de l’après-guerre, les membres de cette société souhaitaient favoriser l’économie de marché et une société ouverte sur un commerce à l’échelle mondiale. Le but avoué de ces rencontres n’était pas de créer une doxa officielle mais d’offrir pendant quelques jours un lieu de discussion et de débat. John Maynard Keynes, économiste dont les théories portent son nom, soutenait que les marchés laissés à eux-mêmes ne conduisaient pas forcément à une performance optimale de l’économie et que l’État et ses institutions publiques devaient avoir un rôle majeur à jouer dans ce domaine afin de permettre cette optimisation en éliminant les causes d’ordre structurel qui l’entravent. Cette vision de l’économie, très en vogue à l’après-guerre, a été portée par les politiques régulatrices de Roosevelt avant la guerre et planificatrices pendant celle-ci. Les théories du Mont pèlerin s’y sont opposées frontalement.

Le leader de cette formation, Frédéric Hayek, est aussi l’auteur de trois ouvrages dont le premier et le plus connu s’intitule « la route de la servitude ». Il y soutient que l’interventionnisme de l’État a tendance à toujours empiéter davantage sur les libertés individuelles et qu’il peut progressivement conduire au totalitarisme c’est-à-dire à la servitude des peuples. On comprend pourquoi cet ouvrage est devenu, au fil du temps, un classique de la pensée libérale contemporaine. Dans ses ouvrages, Hayek tente de reconstruire le libéralisme à partir de fragments idéologico-philosophiques disséminés depuis près de deux siècles. Cette initiative a fait de lui le chef de file de l’école de Chicago, qualifiée de « néolibérale », revendiquant le libre marché et le monétarisme, soutenu en cela par Milton Friedman, c’est-à-dire des théories s’opposant à toute forme de régulation et revendiquant un retour strict au « laisser-faire » économique. En cette période d’après-guerre, alors qu’une partie importante de l’électorat des pays d’Europe penche en faveur du communisme, ces conservateurs cherchent à combattre les idées prônant un interventionnisme fort de l’État dans l’économie, comme le défendait Keynes. Hayek doit aussi s’attaquer à l’économiste W.H. Beveridge qui avait rendu un rapport au parlement britannique en 1942 intitulé : « Social Insurance and Allied Services » qui préconisait la mise en place d’un État-providence et d’un système de sécurité sociale administrant l’assurance-chômage, l’assurance-maladie et un système obligatoire de retraite par répartition. Après la victoire électorale des travaillistes, ce programme sera effectivement mis en place au Royaume-Uni, dans l’après-guerre, jusqu’au début des années 80, date à laquelle il sera mis à sac par Margaret Thatcher. Cette dernière, conservatrice réactionnaire, élue première ministre de la Grande-Bretagne en 1979, reprendra les thèses des néolibéraux pour les appliquer à son pays, suivi par Ronald Reagan, élu quelque mois plus tard en Amérique. Gagnée par le lobbying de l’école de Chicago au sein des milieux financiers, lors d’une réunion du parti conservateur britannique, Margaret Thatcher s’est réclamée de « la constitution de la liberté », le deuxième livre d’Hayek, qui décrit l’État-Providence comme dangereux pour les libertés. Elle déclara : «  voilà ce à quoi nous croyons  ». Depuis, l’économie occidentale est passé d’un capitalisme industriel à un capitalisme financier où la sacralisation et l’adoration de l’argent a atteint son apogée.

Il existe une constellation de personnalités ayant participé à l’élaboration du libertarianisme, aussi appelé libertarisme. C’est Joseph Déjacques, militant anarchiste français, qui, au milieu du XIXe siècle, inventa le néologisme « libertaire » par opposition au terme « libéral », contestant l’évocation de la liberté que ce terme véhiculait. Mais peut-être faut-il remonter à Murray Newton Rothbard économiste et philosophe (1926-1995), pour trouver les premières traces des fondements du mouvement libertarien. Dans son ouvrage « l’éthique de la liberté », fortement inspiré des travaux du XIXe siècle du français Frédéric Bastiat et du Belge Gustave de Molinari, il reprend et développe la théorie de « l’anarcho-capitalisme » qui remet en cause l’existence de l’État dans toutes ses fonctions et qui fait de l’individualisme, de la propriété privée et du capitalisme les valeurs cardinales de ce système fondé sur les « droits naturels ». Cette théorie de droite s’oppose aux autres courants anarchistes historiques de gauche, ayant la liberté individuelle et la démocratie directe comme valeurs fondamentales, rejetant les valeurs du capitalisme et toute forme d’autorité, de domination, lui substituant celles de fédéralistes, de solidarité et d’autogestion. C’est donc deux conceptions radicalement opposées qui se retrouvent sous cette même appellation, leur seul point commun étant le dépérissement de l’État.

Cette idéologie se concrétise avec la création du parti libertarien dans les années 1970 à la suite des publications de Robert Nozick qui prônait alors l’adoption du « minarchisme ». Cette idéologie politique est issue d’un clivage au sein du libertarianisme anglo-saxon entre opposants et partisans de l’anarcho-capitalisme, ne rejetant pas intégralement l’intervention de l’État, mais le réduisant au minimum, c’est-à-dire à ses fonctions régaliennes que sont, l’armée, la police, la justice et les affaires extérieures.

Il faudra attendre l’avènement des “super-égos” de la Silicon Valey pour voir réapparaître en force les thèses d’Ayn Rand, écrivaine d’origine soviétique ayant développé une philosophie appelée « objectivisme ». Née à Saint-Pétersbourg en 1905, elle soutient le mouvement révolutionnaire alors en gestation. Au début de la révolution de février, elle soutient l’action de Kerenski jusqu’à l’arrivée au pouvoir des bolcheviques et la confiscation de la pharmacie de son père. Sa famille est contrainte de fuir la Russie pour s’installer en Crimée, jusqu’à l’arrivée des troupes révolutionnaires en 1921. A daté de ce jour, Rand nourrira une haine féroce envers le communisme. Après des études d’histoire et de philosophie, elle se tourne vers l’Amérique dont la culture individualiste et la liberté d’entreprendre la fascine. Elle s’y installera quelques années plus tard pour réaliser son rêve, devenir romancière, activité trop censurée dans son pays. Alissa Zinovievna Rosenbaum est naturalisée américaine le 13 mars 1931 et se fait appelée dès lors Ayn Rand. Grâce au réalisateur Cecil B. DeMille, elle est introduite à Hollywood et intègre l’« alliance Cinématographique pour la préservation des idéaux américains » ou elle y côtoie John Wayne et Walt Disney. Elle publie alors une bible de moralité pour l’écriture de scénarios et qualifie le film culte de F. Capra « La vie est belle » de « Termite idéologique » au motif que les banquiers y tiennent le mauvais rôle. Elle réalisera plusieurs œuvres littéraires dont « La source vive » sorti en 1943, qui met en scène de sympathiques héros capitalistes auxquels chacun est prié de s’identifier. En 1957, elle publiera sa seconde œuvre majeure, le roman « La grève », un écrit de près de 1500 pages qui met en scène des entrepreneurs qui décident de cesser d’être les esclaves d’un étatisme pré-totalitaire qui ravage la société, allusion au « New Deal » de Roosevelt. Dans une étude de 1991 de la Bibliothèque du Congrès américain, le livre « La grève » était cité par les Américains comme celui qui les avait le plus influencés après la Bible. Le tirage initial était de 100 000 exemplaires et le livre devient rapidement un best-seller mondial puisque son tirage a atteint chaque année 200 000 unités, jusqu’à l’élection du président Obama, moment où les ventes ont explosé à un million d’exemplaires en deux ans et demi. Son premier livre, « La source vive », est devenu le livre préféré de Trump, Sandra Bullock ou Brad Pitt. Aujourd’hui, beaucoup de milliardaires, tels Elon Musk, où Jeff Bezos, se réclament du libertarianisme. De nombreuses personnalités, comme le psychothérapeute Nathaniel Branden, les économistes Alan Greenspan et Northrup Buechner, le romancier Terry Goodkind, le président Ronald Reagan et même l’un des cofondateurs de Wikipédia, Jimmy Wales, se sont réclamés de sa doctrine. Mais elle compte aussi dans son « fan club » Angelina Jolie, Edward Snowden, Hillary Clinton, ou Clara Morgane.

Contrairement à une critique répandue, Rand ne se dit pas anarchiste, ni anarcho-capitaliste, car elle considère que « l’anarchie, en tant que concept politique, est une abstraction vague et naïve ». Cependant, nombre de ceux qui se réclament du libertarianisme voient en sa philosophie et dans sa littérature l’expression la plus aboutie de ce dogme.

Le libertarianisme est une philosophie politique développée aux États-Unis qui valorise, sur toile de fond capitaliste, la propriété privée, la liberté individuelle, l’autonomie personnelle et la réduction de l’intervention de l’État dans la vie des citoyens. À la base, il prône un gouvernement limité et défend l’idée que les individus pourraient être libres de mener leur vie comme ils l’entendent, tant que leurs actions ne nuisent pas à autrui. Les libertariens peuvent aussi avoir des opinions différentes sur des questions spécifiques comme les droits sociaux ou l’environnement, mais l’idée centrale reste celle d’une liberté individuelle maximisée par la réduction de l’intervention étatique. Certains conçoivent l’établissement de contre-pouvoirs dans les institutions afin d’éviter les abus de pouvoir. Ils s’opposent tous à l’État-providence et à la redistribution étatique des richesses qu’il juge liberticide et économiquement inefficace. Le parti libertarien soutient que toute personne a le droit de s’armer et rejette toute idée de réglementation des armes à feu afin que les citoyens puissent se défendre par eux-mêmes. Ils appellent à une privatisation de l’éducation ainsi que du système de santé. Ils veulent abolir les impôts sur le revenu, tout en réduisant les autres taxes.

Les principes clé qu’ils énoncent sont :

  • La liberté individuelle : le libertarianisme met l’accent sur la liberté de choix personnel. Les individus sont considérés comme les propriétaires de leur propre corps, de leurs biens et de leurs ressources. En d’autres termes chacun est libre de vivre sa vie selon ses propres désirs et objectifs, tant que cela ne viole pas les droits des autres individus.
  • La propriété privée : elle est essentielle dans le libertarianisme en sa qualité de valeur fondamentale du capitalisme. Il est considéré que le droit de posséder, échanger et contrôler des biens privés est fondamental pour garantir la liberté individuelle. La protection de la propriété privée par l’État est vue comme un rôle légitime de l’État, mais toute intervention excessive ou réglementation sont rejetées.
  • Minimisation de l’État : les libertariens pensent que l’État doit se limiter à quelques fonctions essentielles, principalement la protection des droits individuels (par exemple la Défense nationale, la justice et l’application des lois). Tout ce qui va au-delà de cela, comme les programmes sociaux, la réglementation économique, où l’intervention dans les affaires privées est généralement perçue comme une forme d’oppression ou d’injustice.
  • Le marché libre : un autre principe central du libertarianisme est la croyance en un marché libre. Selon cette vision le marché doit fonctionner sans restriction, avec une concurrence ouverte. Les libertariens estiment que le marché est le meilleur moyen d’allouer les ressources à chacun, de stimuler l’innovation et de favoriser le bien-être général. L’intervention de l’État dans l’économie est donc perçue comme contre-productive.
  • La non-agression : le principe de non-agression est au cœur du libertarianisme. Il interdit l’usage de la force ou de la coercition contre d’autres individus. Cela signifie que toute forme de violence, d’agression ou de fraude est condamnée, et que les individus doivent résoudre leur différend par des moyens pacifiques et consensuels.
  • Responsabilité personnelle : le libertarianisme prône également la responsabilité individuelle. Puisque chaque individu est libre de ses choix, il est également responsable des conséquences de ses actes. Cela inclut la gestion de ses finances, de sa santé et de son éducation, ainsi que dans la prise de décision sur son mode de vie.
  • Volontarisme et consentement : L’idée est que les relations humaines, y compris celles qui relèvent de l’État, doivent reposer sur le consentement mutuel. Les libertariens croient que toute forme d’interaction, qu’elle soit économique, social ou politique, devrait être basé sur la volonté mutuelle des parties impliquées, sans coercition.

Tout d’abord, il faut observer qu’il n’y a pas de différence de nature entre le libéralisme, le néolibéralisme et le libertarianisme, il n’y a qu’une différence de degré. Il s’agit, dans ces trois cas, de conserver le capitalisme comme toile de fond idéologique. Tous s’en réclament et aucune critique ne porte sur lui, de sorte qu’il apparaît comme une évidence, rejoignant en cela les considérations physiocratiques qui recherchaient un système relevant de la physique, soit de la nature, de laquelle se déduisent les « droits naturels », s’exonérant en cela de toute remise en cause.

Les débats portant sur ces droits existaient déjà dès l’antiquité. En s’émancipant de la tutelle des dieux de l’Olympe, les Grecs se sont emparés de la question de savoir ce qui était juste ou injuste pour l’être humain, de manière non arbitraire et objective. Ils ont pensé que la nature indiquait la norme de tout ce qui existe, tant en puissance qu’en acte, devenant ainsi le vecteur indiquant l’orientation permettant d’agir ou de penser. Dans la même veine, cette question a resurgi au siècle des lumières au moment où les hommes s’affranchissaient de la tutelle divine de la religion et de leur souverain. C’est donc logiquement que la question des « droits naturels » a resurgi. Mais elle a été traitée, non pas sous l’angle ontologique, mais sous l’angle dogmatique avec l’objectif d’en faire un socle sociétal. Les perceptions qu’en ont eu Thomas Hobbes, John Locke ou Adam Smith sont peu convaincantes et contradictoires. Seul Jean-Jacques Rousseau se méfie du concept d’« état de nature » et pressent qu’il n’a peut-être pas existé. En effet, avant les théories darwiniennes, et leur confirmation par l’archéologie scientifique, il semble difficile d’imaginer un « état de nature » qui soit fidèle à l’évolution de l’être humain. Aucune indication n’est apportée sur le sens précis à donner à cette notion et, si l’on se réfère à l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert  : « L’usage de ce mot est si familier, qu’il n’y a presque personne qui ne soit convaincu au-dedans de soi-même que la chose lui est évidemment connu. (…) Le philosophe commence à sentir que de toutes les notions de la morale, celle du droit naturel est une des plus importantes et des plus difficiles à déterminer ». Aussi, les approches ontologiques sont restées succinctes et ont vite débouché sur des valeurs considérées comme universelles et inaliénables, et qui se sont déclinées en droits à « la vie, à la liberté, à la sécurité et à la propriété ». C’est sur ces valeurs, ainsi qualifiés de « droits naturels », tirées d’un supposé « état de nature », que s’est édifié la société capitalisme. Malgré son caractère désuet, les libertariens se sont réclamés de cette notion en plein XXe siècle pour fonder leur modèle social et légitimer le capitalisme. Ayn Rand s’en servira également pour édifier sa philosophie de l’objectivisme. Mais que valent ces valeurs à l’aune de notre époque ?

JBL

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