Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

faire Nous

La langue est parfois trompeuse : il n’existe pas de sujet réel qui serait le référent du sujet grammatical « nous ». Le « nous » comme réalité empirique n’existe pas, contrairement au « je ». L’oublier, c’est courir le risque de confondre le « nous » et le « on », l’activité critique et la passivité comme manières d’être en commun. Comme le note E. Benveniste, le « nous » est un je dilaté : il y a un « nous » si une multitude de « je » peuvent dire « nous » en même temps. Ou bien, quand un orateur s’adresse à elle, et parle en son nom. Le risque : l’identification à la figure du leader, mode de soumission. Le « on » une série d’individus, sans lien entre eux, si ce n’est l’imitation qui les pousse à adopter le même comportement : foule grégaire des consommateurs qui s’imaginent libres.

Le « nous » a donc une existence précaire. Deux expériences peuvent lui donner consistance.

Prenez le cri entendu dans les meetings du R. Haine : « on est chez nous ! ». Sous-entendu « pas vous… ». « Nous » formé par exclusion, se consolidant en croyant qu’une détermination objective, naturelle ou culturelle le fonde : l’angoisse de la précarité conduit au racisme.

Une autre : « Nous sommes le peuple » des manifs. Il est ambigu sans doute : « pas vous, là-haut, qui parlez en son nom ! », où l’on retrouverait la relation d’exclusion évoquée déjà ; mais affirmativement, « nous sommes capables, nous en bas, à égalité, de délibérer et décider des affaires communes ».

Le « nous » se forme ici par un agir en commun au cours duquel chacun fait l’expérience de la puissance collective. Premier temps. Mais il se consolide avec une autre : celle des discussions, des échanges, parfois conflictuels, où la pluralité des singularités s’efforce de produire du commun. Le commun n’est pas donne préalable expliquant la formation du « nous », il est produit par l’agir en commun d’une multitude.

C’est là un aspect décisif : bien sûr, il doit y avoir une sensibilité partagée, peut-être le sentiment d’avoir subi un tort en commun. Mais s’il n’y avait que cela, ce ne serait pas un « nous » qui se formerait : plutôt une foule en colère criant vengeance, une force destituante. L’indignation ne va pas plus loin. Elle peut amorcer autre chose, justement, s’il est possible de l’orienter vers le désir d’un état où un tel tort ne serait plus possible. Sinon elle nourrira le ressentiment dans la crainte du déclassement et cherchera à limiter les droits de celles et ceux qui sont plus bas : faute d’un droit universel on cherchera à préserver un droit « pour nous », mais « pas pour eux » dès lors que nous imaginons chez « eux » une humanité moindre que la nôtre.

On perçoit alors, qu’il y a dans le « nous », un partage d’expérience collective, donc un sentir commun qui prime sur le calcul rationnel d’intérêts : ce n’est pas le modèle du contrat qui peut en rendre raison, mais celui de l’imitation affective. Par exemple : un jeune noir tué lors d’une interpellation policière brutale. Nous ressentons le tort quand nous imaginons pouvoir être à sa place, à celle de sa famille, c’est-à-dire quand nous sentons une humanité partagée entre eux et nous, quelles que soient les différences d’apparences ou de modes de vie. Il en va de même pour tous les torts possibles. C’est dans notre chair, chacune avec chacun, que nous sentons que la cause du meurtre, du viol etc., nous affecte : non que nous soyons tous coupables, forme d’enfumage, mais qu’il y a à changer quelque chose dans nos relations mutuelles qui sont la condition ayant rendu possible le tort. Un « nous » se forme ici animé par un désir de droits, projetant un horizon d’attente, un projet commun. Fraternité et communisme ont été les noms d’un tel « nous ». Comment en retrouver la puissance collective en se parant des risques mortifères d’une dépossession du « nous » par un pouvoir parlant en son nom ? Comment préserver la puissance de la délibération par en bas, condition d’existence d’un « nous » émancipé ? 

Gérard Bras


Image : ©https://mencoboni.com

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