Dans son texte fondateur de 1931, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d’un Institut pour la recherche sociale », Max Horkheimer détermine le but de la philosophie sociale d’une façon qui me paraît encore valable aujourd’hui : « ce qui vaut comme but ultime de la philosophie sociale, c’est l’interprétation philosophique du destin des hommes pour autant qu’ils ne sont pas simplement des individus mais les membres d’une communauté ». La tâche de la philosophie sociale serait ainsi de déterminer ce qu’il en est des hommes en tant qu’ils sont des êtres capables de dire « Nous ». Les choses se compliquent cependant dans la mesure où les hommes, quand ils disent Nous, ne cessent pas pour autant de dire Je. En d’autres termes, la question devient celle de savoir comment ils peuvent dire les deux, comment ils peuvent dire Nous sans cesser de dire ou de pouvoir dire Je, et comment ils peuvent dire Je sans que cela n’exclue qu’ils puissent dire Nous. En ce sens, je dirais que la tâche de la philosophie sociale n’est pas tant d’étudier les hommes en tant qu’ils disent Nous que de le faire en tant qu’ils disent toujours à la fois Je et Nous. C’est très exactement la tâche que Hegel s’était fixée quand, dans la Phénoménologie de l’esprit, il a déterminé ce qu’il appelait « l’esprit » comme « un Je qui est un Nous et comme un Nous qui est un Je », ou plus exactement comme « cette substance absolue qui, dans la parfaite liberté et autonomie de diverses consciences de soi qui sont pour soi, est l’unité de celles-ci ».[1] En d’autres termes, si par « Je » on entend l’homme comme être individuel, et par « Nous » l’homme en tant qu’être social, la formule hégélienne indique d’emblée que la tâche est de surmonter toute opposition entre l’individuel et le social, et donc d’établir que l’individu n’est pas exclusif du social, ni le social exclusif de l’individuel. Il s’agit de comprendre comment le Je et le Nous, l’individuel et le social peuvent être co-présents, comment le Nous peut être dans le Je sans que le Je cesse d’être un Je, comment le Je peut être dans le Nous tout en restant bien un Je.
En disant les choses ainsi, on s’aperçoit que le problème du social se distingue de celui du collectif. La différence entre le collectif et le social apparaît au fait que les usages qu’on y fait du Je et du Nous sont différents. Lorsqu’il se pense comme membre d’un collectif, l’individu se conçoit peu ou prou comme représentant de ce collectif et, en tant que tel, il dira « Nous » : « Nous pensons que… », « Nous avons décidé que… », « Notre position sur ce point est que… », etc. Il est manifeste qu’en tant que représentant du collectif dont il est membre, l’individu s’oublie en tant qu’individu, ce qui se marque au fait qu’il cesse ici de dire Je et ne dit plus que Nous. Quand il se remet à dire Je, c’est qu’il ne parle plus en tant que représentant du collectif. S’agissant donc du rapport entre un individu et un collectif, nous n’avons pas ce dont parlait Hegel : nous n’avons pas un Je qui est un Nous, et nous n’avons pas un Nous qui est un Je. Nous avons au contraire un Je qui cesse d’être un Je quand il parle en tant que Nous, et nous avons un Nous qui n’est exprimable comme tel que pour autant qu’on dissout les Je en son sein.
C’est là toute la différence entre le collectif et le social, c’est-à-dire entre ce que Dewey appelait le « simplement associatif » et le « véritablement social ». De même, lorsque Vincent Descombes écrit que ce que Hegel appelait « l’esprit objectif », « c’est la présence du social dans l’esprit de chacun »[2], non seulement il exprime très fidèlement la position de Hegel, mais il dit quelque chose de fondamental au sujet de la nature du social, à savoir que le social est présent à l’individu en tant qu’individu, de la même manière que, réciproquement, l’individu est présent au social sans cesser d’être individu. Inutile ici, à la différence du collectif, de cesser d’être un Je pour pouvoir dire Nous, au contraire : s’agissant du social, le Je peut dire Nous sans cesser de dire Je, et inversement – ce qui est plus surprenant encore – le Je peut dire Je tout en continuant à dire Nous en même temps. Tout le problème est de comprendre comment cela est possible.
C’est là le problème dont Hegel a tenté l’élucidation dans la Phénoménologie de l’esprit (Ch. V, section B) : comment expliquer que le Je, non seulement n’ait pas besoin de s’opposer au Nous auquel il appartient pour se définir dans sa singularité propre, mais qu’il ne puisse définir réellement son identité singulière qu’à condition de le faire à partir de celle du Nous ? L’explication est que le Je comprend qui il est quand il se comprend à partir de ce qu’il fait, et quand il comprend ce qu’il fait comme la part qu’il lui revient d’accomplir au sein du faire de tous, c’est-à-dire quand il comprend ce qu’il fait comme la part qu’il prend à une œuvre commune, comme une part complémentaire de celles de tous les autres.
Franck Fischbach
[1] Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, GF-Flammarion, 2012, p.195.
[2] Vincent Descombes, Les institutions du social, Paris, Minuit, 1996, p.289.
Image : ©https://mencoboni.com
A lire également
Quid de l’organisation révolutionnaire ?
Le conflit pour faire démocratie
Rennes, une citoyenne à la mairie