Pierre Zarka
Je me demande si nous ne sommes pas en train de changer anthropologiquement d’époque et que cela dépasse le fait politique. Je pense que le travail est davantage que la production des biens et des services, les humains et les rapports sociaux se font à travers lui. Je fais partie d’une génération où la dissociation entre travail de conception (travail intellectuel) et travail d’exécution faisait que pour faire partie d’un ensemble il fallait faire comme les autres, se fondre dans un moule. Cela se retrouvait dans le rapport aux partis ou aux syndicats. Aujourd’hui, avec les mutations du travail, c’est de moins en moins vrai. Chez le même individu au travail, se mêle une part d’intellectualisation et une part de réalisation. Même dans le travail ouvrier, l’appel à la subjectivité, à l’initiative est de plus en plus grand. Ce que le patronat appelle si gentiment « les compétences ».
Ces mutations ne peuvent pas ne pas avoir de conséquence sur tous les rapports sociaux. Exemple : les mouvements féministes ; les handisports… Chacune et chacun veut que sa personnalité puisse trouver sa place dans l’ensemble auquel il/elle participe. On peut dire beaucoup de choses sur l’uberisation. Mais même si cela a été récupéré par l’idéologie capitaliste, il y a au départ, l’envie d’être son propre maître. Signe des temps. Je me demande si ce n’est pas cela que traduisent vos graphes. « Je veux maîtriser mon sort ». Vos graphes ne signalent-ils pas également l’obsolescence de tout rapport d’autorité, de domination et de dépossession – à commencer par ce que porte le fonctionnement du capitalisme ? Ces changements interpellent tout ce qui est structure, collectif : si pour faire partie d’un collectif, l’individu doit renoncer à lui-même, alors, il n’a plus envie d’être dans le collectif.
Simon Duteil
Je suis enseignant en éducation prioritaire depuis une quinzaine d’années, à Saint-Denis, et j’ai eu un mandat national à Solidaire.
Je vais rebondir, juste par rapport à ce que tu viens de dire sur la question de l’individualisme ou pas. On peut revenir sur le sujet des combats perdus au travail, et sur la question de la démocratie au travail. Auto-entrepreneur, le statut et son développement organisent une vraie casse. Il s’agit de casser les acquis sociaux et la protection sociale. On connaît le processus, il est à l’œuvre depuis le début des années 80 au moins, mais il a accéléré.
Ce qu’on dit notamment aux chômeurs, c’est que maintenant, si tu n’as pas le statut d’auto-entrepreneur, tu ne vas pas pouvoir bosser. C’est la forme ultime de sous-traitance puisque tu es ta propre entreprise de sous-traitance individuelle. Tu peux crever, tant pis pour toi.
Mais si on fait un pas de côté, nous avons échoué à imposer un autre rapport de force au travail, notamment dans la liberté au travail ou si on allait un peu plus loin et parce qu’on est avec Cerises, on peut parler plus facilement d’autogestion, on a échoué sur la question du pouvoir des travailleuses et des travailleurs dans le cadre de la production.
Alors évidemment, il y a ce leurre « si tu es ton propre patron, tu vas pouvoir t’en sortir ». Mais il n’y a pas que le leurre, il y a aussi l’idée que personne ne me donne des ordres, ne se comporte mal avec moi, comme on le voit bien souvent dans pas mal de boulots. Donc, je pense qu’il y a tout ça qui est imbriqué dans ce qui est dit sur la place du travail là-dedans.
Je ne crois pas que les outils collectifs soient morts. Par contre, ils doivent être capables de s’adapter. Effectivement, si ce qu’on propose, c’est un modèle syndical qui serait juste : « Adhère, et puis au revoir. Vote pour le bon syndicat. Et puis, au revoir. Et viens manifester si on te dit de venir manifester derrière la banderole », on n’a rien compris. En tout cas, ça ne marche plus. L’éclatement du syndicalisme aujourd’hui, il n’est pas que révélateur de différences de pratique et de différences de fond. Il est aussi révélateur du fait qu’aucun de nos systèmes syndicaux n’a réussi à s’adapter. Il est aussi révélateur certainement de la faiblesse de l’organisation collective. Mais ça ne veut pas dire la faiblesse de la participation collective. On l’a encore revu avec les retraites.
Les structures collectives syndicales ne sont pas mortes. Elles arrivent à proposer quelque chose. Par contre, est-ce qu’elles arrivent à montrer qu’on peut gagner ? C’est la difficulté. En 2023, il y avait une masse énorme de travailleuses et de travailleurs dans la mobilisation parce qu’il y avait une rotation. Tout le monde n’a pas fait grève en même temps. Tout le monde n’a pas participé à la manif en même temps. Mais aller plus loin – dans le rapport de force au sens d’impliquer beaucoup de monde – passait par la capacité de blocage de l’économie et par une grève reconductible. Donc, ça interroge sur la capacité d’entraînement, et sur le plafond de verre des méga-réformes. Alors, comment on contre tout ça ? C’est quoi nos points d’appui dans la période ? Parce que si on ne contre pas ça, effectivement, il y a un boulevard aujourd’hui pour l’extrême droite.
Est-ce qu’il y a de la droitisation générale ? Non, peut-être pas. Mais est-ce que l’extrême droite arrive à séduire ? Oui, certainement. Même s’il y a une évolution positive sur des phénomènes sociaux, d’égalité de genre, d’égalité de pratique sexuelle ou de rapport à l’écologie, on voit que ce n’est pas suffisant parce qu’il y a aussi une sacrée remontée raciste très puissante. Le score de l’extrême droite, ce n’est pas que du mécontentement. On le ressent très, très frontalement. Cela pèse sur l’agir.
Repartir de la question centrale du travail et de la capacité de recréer du collectif de travail, quels que soient les statuts, y compris auto-entrepreneur, ne veut pas dire en dehors d’un collectif de travail. Il y a énormément d’auto-entrepreneurs qui participent à des collectifs de travail. C’est juste que, dans le même lieu de travail, il y a 4 ou 5 statuts différents pour faire la même chose. Donc, là, il y a des combats à mener. Recréer du collectif de travail, recréer une capacité d’action. Sans collectif de travail, il n’y a pas d’action collective. Enfin, si tu n’as pas un collectif de travail, si tu n’as pas une solidarité au boulot, et si tu n’as pas une capacité de discuter, tu ne peux pas aller plus loin.
Je pense que c’est assez flagrant, cette étape de 2012 à 2017 avec Hollande qui arrive sur « Notre ennemi, c’est la finance », et qui sort en nous laissant Macron après avoir tabassé les manifestantes et les manifestants sur sa loi travail. On continue de le payer. En termes de « la gauche trahit ».
Nous, syndicalistes, on ne se pose pas sur le champ juste de l’élection. Mais on ne va pas non plus faire totalement les fines bouches. Qui avait envie que l’extrême droite prenne le pouvoir ? Et qui pense que là, dans les semaines, enfin, semaines, peut-être pas, parce qu’on n’a pas de dissolution directe, mais dans les mois et années qui viennent, on n’est pas face à un danger ultra périlleux ? Ce danger ultra périlleux, il nous oblige, dans nos outils, à réfléchir, d’une part, à leur renforcement, mais aussi à leur adéquation et à la capacité de travailler les uns/les unes avec les autres.
La stratégie, pour moi, est à la fois d’unité, mais aussi gravement de démocratie. C’est-à-dire que l’unité sans démocratie, ça ne mène pas à grand-chose. Et de la démocratie sans unité, on peut être bien chacun dans nos petites structures, mais on n’arrive pas à aller beaucoup plus loin. Je pense que ce qui se construit avec l’alliance écologique et sociale, des syndicats, des associations qui bossent ensemble et qui disent qu’on ne peut pas répondre aux questions sociales sans avancer sur l’écologie et vice-versa, c’est quelque chose d’important.
L’extrême droite assume le virage climato-sceptique total. On savait déjà qu’elle était ultra- productiviste, mais là, elle assume cette posture climato-sceptique. Il y a un discours extrêmement violent sur l’écologie, ce serait antisocial. Alors qu’aujourd’hui, si on n’arrive pas à avancer main dans la main social et écologie, on aura beau aller très loin, même jusqu’à abattre le système capitaliste, on risque de se retrouver sur une planète morte en termes de capacité de vivre. Si on n’arrive pas à dire que le maintien de l’emploi, le maintien des salaires, la garantie des droits sociaux, sont en fait des droits sociaux et des droits écologiques, ce qui fait une force de frappe, on perd tout et on laisse effectivement le champ à l’extrême droite et on laisse le champ à la déshérence. Je ne crois pas qu’il y ait une droitisation majeure et tout ce que nous a expliqué Vincent depuis tout à l’heure, c’est vrai par rapport à la participation à l’espace politique. Par contre, il y a un individualisme croissant et ça, il est difficile à contrer.
Vincent Tiberj
Sur la question du collectif et des outils du collectif, effectivement, ce n’est pas fini, car de toute façon, ce qui touche les syndicats, c’est aussi ce qui touche le secteur associatif. En fait, ça fait un sacré bout de temps que Jacques Ion parle des militants post-it, c’est-à-dire des gens qui se mobilisent et se démobilisent et se remobilisent, tout en changeant souvent de causes. C’est fini le temps du militant militaire qui adhérait à une association et qui y restait longtemps, mais ça vaut aussi pour les partis, et les syndicats. Et donc, c’est plutôt une bonne nouvelle parce que ça permet effectivement une grande plasticité individuelle, de changer de cause, de bouger, etc. C’est de l’individuation, ce n’est pas de l’individualisme, parce que quand les gens s’engagent, ce n’est pas forcément pour eux, bien au contraire. Mais il faut quand même bien avoir en tête, que cette individuation, cette capacité à se mobiliser, à s’engager, cela vaut notamment pour les gagnants du système éducatif, cela vaut notamment pour les gens qui sont déjà politisés. Et c’est là où je veux revenir sur cette question des inégalités de politisation. La politisation passait notamment dans la capacité des collectifs de travail à créer de la conscientisation, parmi les moins diplômés, parmi ceux qui se retrouvaient à l’usine ou sur le marché du travail à 16, 17 ans, voire même avant. Or, aujourd’hui, on se retrouve dans une situation où grosso modo, on a des virtuoses de la politisation, et j’en fais partie : une profession qui me permet de mobiliser quand je le souhaite. Enfin, bref, avec la possibilité de travailler, etc. En gros, on est des virtuoses de la participation, et donc on sait tout faire. Gaëlle sait bien monter des pétitions, elle est super forte, elle va très vite. Et donc, on est capable de se mobiliser, de tenir le crachoir face à des élus, face à des responsables. Mais quid des autres, ceux qu’on n’entend pas ? Et de ce point de vue là, on a eu une bonne nouvelle : les gilets jaunes. Je n’étais pas un grand fan des gilets jaunes à l’origine, mais il n’empêche que ce qui s’est passé chez ceux qui restent est important, et sur ce sujet je pense aux travaux de Magali, et des gens qui ont travaillé sur eux. On a vu une politisation par en bas, horizontale, par des gens qui, a priori, n’auraient pas dû se mobiliser. Cela montre quand même une qualité citoyenne à ne jamais négliger.
Aujourd’hui, on est face à des individus qui sont, effectivement, capables de jouer leur rôle, et c’est une sacrée bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle, c’est effectivement le RN, mais il ne faut pas se tromper de diagnostic. Le RN n’est pas forcément majoritaire, bien au contraire. Il évite certains enjeux. Typiquement, le RN ne parle pas d’homosexualité. Mais donc, en gros, il ne va pas y avoir de confrontation directe avec ces enjeux-là, notamment parce qu’ils ont bien compris que c’est fini. On ne va pas miser sur l’homosexualité parce que, de toute façon, être contre, c’est aller contre un mouvement social extrêmement fort. Ils vont effectivement être ambigus sur les questions d’économie, et ils s’en tirent. Et par contre, clairement, le premier déterminant du vote RN, c’est d’abord et avant tout la xénophobie. Et c’est effectivement quelque chose d’impressionnant. C’est juste étonnant que Piketty et Cagé n’aient pas regardé un sondage pour voir quels étaient les éléments déterminants. Donc, en gros, ils nous ont fait perdre un peu de temps dans le diagnostic.
Et la très mauvaise nouvelle, c’est qu’en 2024, le RN a progressé chez les jeunes générations, parmi les retraités, il a progressé parmi les classes sociales supérieures et notamment les segments des retraités des classes sociales supérieures conservateurs et qui, jusqu’ici, ne s’autorisaient pas le vote RN. C’est quelque chose de nouveau et important et particulièrement inquiétant parce que ce sont des électeurs constants. Ils sont nombreux, motivés et en plus, ils votent à chaque élection. Donc, ça veut effectivement dire qu’il sera difficile de dégonfler ces onze millions de voix du RN. À ceci près que le RN désormais est dans une situation où il préfère gagner avec onze millions de voix et 37 % des voix qu’avec une majorité.
Mais, n’oublions pas que ce qui s’est passé au second tour : c’était clairement une mobilisation contre le RN. Au premier tour, Macron a été sanctionné. Au second tour, c’était un Front républicain contre le RN. Là, il faut additionner les voix. Une majorité de gens ont exprimé un refus. Il y a donc de l’espace pour autre chose, c’est là où il faut que la gauche recrée un imaginaire. Et cette recréation de l’imaginaire, pour aller dans le sens de Simon, effectivement, l’écologie sans la question des inégalités sociales, c’est du jardinage. Si les écolos ne sont pas des pastèques, ils n’ont rien compris à ce que c’est que l’écologie.
Mais cela veut aussi dire qu’on ne peut pas faire que du socio-économique. Le socio-économique, c’est primordial, c’est essentiel, et surtout il faut être crédible sur le socio-économique. François Hollande, ne pourra pas refaire le coup de « Mon ennemi, c’est la finance ». la crédibilité des partis de gauche à porter une politique de gauche est un chantier majeur.
La mauvaise nouvelle pour la gauche, c’est que les électeurs qu’elle essaie de ramener aux urnes, sont les citoyens les plus compliqués, parce que ce sont les plus déçus. C’est aussi ceux qui, très clairement, ont des vrais soucis face à la forme parti et face au sauveur suprême, au césar, au tribun. Ça ne marche plus, ce leader qui viendrait tout changer. Ça nécessite effectivement de recréer du dialogue, de l’horizontalité, et on sait que c’est la forme la plus dure en termes d’organisation partisane. En sociologie des partis, on parle de la loi d’airain de l’oligarchie qui fait que se dégagent toujours des élites dans les organisations partisanes. Il est essentiel de recréer du lien par de l’horizontalité. Podemos a essayé de le faire et n’a pas réussi parce que c’est extrêmement compliqué. Il va falloir réfléchir à d’autres formes de l’agir collectif. Les initiatives qui ont pu émerger autour du Pacte de pouvoir de vivre, qui a réuni des associations, des partis, des élus, des intellectuels, etc., c’est peut-être la bonne manière de faire. Mais simplement, là encore, ça nécessite de bouger face à un danger de l’extrême-droite, qui n’a jamais été aussi fort.
Magali Della Sudda
Sur la base de notre enquête auprès des Gilets jaunes, nous avons fait l’hypothèse, avec l’équipe de Quantité Critique[1], que ce mouvement social a été une manière de porter la question salariale, la question du travail, mais en dehors des espaces de travail. En 2023, nous avons organisé une table ronde à Bordeaux, justement, avec un représentant de la CGT, de la CFDT, de Solidaires, et de la FSU, pour essayer de faire le point cinq ans plus tard sur ce qui s’était passé. Mais recréer des collectifs de travail, c’est tout sauf évident. On peut citer le cas de la Maison des livreurs à Bordeaux, où les livreurs Uber et autres se sont auto-organisés avec l’aide, d’ailleurs, de militants et de syndicalistes. Cette Maison des livreurs est constamment occupée, investie par ceux-là mêmes qui produisent la richesse.
L’extrême droite est en embuscade, avec ses ambiguïtés sur la question sociale et ses silences, aussi, les questions de genre, c’est effectivement une stratégie. Mais ça n’est pas qu’une stratégie. On voit monter dans l’appareil politique du RN, des jeunes gens, des jeunes femmes, qui affichent ouvertement soit leur homosexualité, soit professant un « féminisme » auquel elles accolent toujours un adjectif et retournent la rhétorique progressiste à leur profit, pour en changer le contenu. Or, le féminisme est intrinsèquement universaliste – et non impérialiste ou nationaliste -, et dès qu’on accole un adjectif pour qualifier le féminisme, on sort du projet politique égalitaire et universaliste et autogestionnaire du féminisme. Et cet usage du terme féminisme, c’est de la « rhétorique réactionnaire ». Ceci a été très bien étudié par un sociologue qui s’appelle Albert O. Hirschman, qui a aussi travaillé sur ce lien entre action public et bonheur privé, sur ce retranchement dans d’autres formes d’investissement des citoyennes et des citoyens face à l’adversité politique et économique que nous sommes en train de vivre et que vous appelez individuation ou individualisation. La question que vous posez est comment renouer des liens, comment refaire du collectif dans un moment où il y a une segmentation, une sectorisation territoriale qui fait que les militants n’habitent plus là où ils travaillent, et que les espaces de vie ne sont plus les espaces où on milite. Et typiquement, le fait que les enseignantes et les enseignants n’habitent pas en REP+, où ils enseignent, cela a des effets aussi sur la capacité d’investissement des écoles, des lieux de la vie ordinaire, ce qui était beaucoup plus imbriqué en fait, pour les générations précédentes. On ne peut pas être les missionnaires de l’écologie sociale dans des quartiers où on ne vit pas. C’est bien la difficulté des militantes et des militants aujourd’hui que de remailler le lien social et politique dans l’ensemble des territoires où leur présence fait défaut.
Bruno Della Sudda
Le travail de Vincent rejoint très largement des préoccupations dont, sur le plan politique, notamment avec Pierre et d’autres ami·es qui sont là ce soir, nous parlons depuis longtemps : non, il n’y a pas de virage à droite de la société française. S’il y a droitisation, c’est par le haut, dans la sphère politique et médiatique pour l’essentiel, et il convient de ne pas confondre cela avec la société elle-même. Et dans la situation très difficile dans laquelle nous sommes, et qui nécessite de trouver des points d’appui, le fait de déconstruire des choses fausses sur la société qui soi-disant irait à droite – comme les choses fausses qui ont été dites voici quelques années sur les Gilets Jaunes, les faits sont rétablis à travers ce dont Magali a parlé, sur la base des travaux sur les cahiers de doléance et des entretiens prolongés avec les Gilets Jaunes – est extrèmement important !
Ces points d’appui, on en a besoin pour reconstruire une perspective.
Mais reconstruire une perspective ne peut se faire que si on est bien conscient et consciente qu’on ne peut pas reproduire des schémas anciens. Je voudrais insister sur le fait qu’il y a non seulement ce qui a été dit qui constitue des points d’appui, mais il y a aussi d’autres éléments qu’on a pu observer dans la décennie des années 2010, à l’échelle du monde : ce sont tous ces soulèvements populaires, ces processus révolutionnaires, dans différentes régions du monde, même s’ils n’ont pas toujours débouché de manière aussi positive qu’on l’aurait voulu. Dans ces soulèvements, ces mouvements, ces processus, se sont exprimés des éléments de nouvelle culture politique : l’aspiration à prendre ses affaires en main, le refus des hiérarchies et l’exigence d’une démocratie réelle, le refus de suivre ou de s’en remettre à des chefs, l’horizontalité, et le pluralisme dans le fonctionnement, de même que le refus de considérer aussi que le débouché, c’est le Parti avec un P majuscule.
Tout cela émerge et prolonge ce que nous a appris le mouvement altermondialiste au début du siècle, avec en particulier le refus de hiérarchiser les terrains de lutte, en considérant que tous sont complémentaires et articulés, du social au féminisme en passant par l’écologie, la démocratie, l’autogestion. Cela doit nous amener à revoir les choses de manière très différente, en termes de perspective émancipatrice. Prenons en compte le fait qu’en France, il y a également un développement, même si cela se fait à l’écart de toute expression politique, de pratiques alternatives, de pratiques coopératives, de pratiques autogestionnaires, même s’il faudrait qu’il y en ait davantage. Et rappelons enfin l’importance décisive de la conscience écologique mondiale grandissante et de la révolution féministe mondiale : tous ces points d’appui devraient permettre, sur la base d’une nouvelle culture politique alternative, de faire en sorte qu’on ne désespère pas, qu’on construise de nouvelles perspectives et qu’on reprenne espoir.
Makan Rafatdjou
Sur la tension individualisme /individuation : elle est autant travaillée par l’hégémonie de la culture capitaliste de concurrence prédatrice que par l’atrophie de la prise en compte des subjectivités dans la culture des partis de gauche. C’est ce que M. Riot-Sarcey caractérise comme le passage de l’ère de l’émancipation qui ne peut être exclusive du soi, à celle de l’affranchissement qui s’impose en surplomb, et a affaibli puis asséché la culture révolutionnaire.
Sur le travail, salariat et entreprenariat : comme le montre Y. Clot c’est aussi ce dessaisissement qui est au cœur de l’aliénation dans le travail, en affaiblit la qualité, provoque la souffrance du travailleur qui y aspire et la colère du patron qui voit fondre son efficacité. Face à cette absence de possibilité de maîtrise qui caractérise le salariat par-delà sa dimension collective, l’(auto)entreprenariat apporte à la fois une réelle liberté et une absence de liberté par la confrontation directe à la commande source d’auto-aliénation. En tant qu’architecte – profession libérale avant tout par le refus du salariat et la volonté de maîtrise d’une certaine créativité – je peux témoigner comment alors l’illusion du démiurge dopant les egos en concurrence individuelle aboutit au corporatisme d’un Ordre plutôt qu’à la coopération en tant qu’acteur social de la qualité de vie et d’habiter des citoyens, soucieux de nos fragilités humaines et des vulnérabilités écologiques.
Démocratie dans l’entreprise : objectif cardinal pour toute visée émancipatrice, elle demande pour être pleinement facteur de commun de s’élargir hors de l’entreprise : non seulement chaque émancipation doit contribuer à l’émancipation générale, mais permettre de dépasser la coupure travail/hors travail en ouvrant la maîtrise du sens, finalité, conditions et modalités d’une activité à l’ensemble des concitoyens des travailleurs, cohabitant ensemble les mêmes territoires et partageant in fine les mêmes visées et destinées à partir des trajectoires singuliers et pluriels par de nouvelles façons de faire.
Simon Duteil
Je suis totalement d’accord sur ce qui est dit quant-à l’autonomie, la coopération. La capacité de le mettre en œuvre reste une question. Le salariat reste la forme ultra majoritaire aujourd’hui pour les travailleurs. Qu’il y ait d’autres formes qui se développent, c’est une chose. Qu’il y ait des effets de génération en est une autre. Cela ne veut pas dire que ces données soient définitives car ce qui peut faire la différence, c’est ce qu’on insufflera ou pas. De ce point de vue, quelque chose assez intéressant en creux : au mois de juin, lorsque plein d’organisations politiques font le NFP en quelques jours, mais avec un programme assez vide sur le rapport au travail, aux travailleuses et aux travailleurs. Y compris par rapport à ce qui a été cassé ces dernières années, qui permettait des droits et qui n’existent plus. En termes de perspectives de droit, de démocratie pour les travailleurs, il n’y avait pas grand-chose. Par rapport à ce que dit Magali, habiter et vivre au même endroit dans nos grandes villes urbaines, c’est un peu compliqué. J’habite sur ma zone d’éducation prioritaire et plus en plus de monde le fait, plus pour des raisons liées au coût du logement.
On nous dit que la démocratie, ce serait le dialogue social. Je le pratique très peu en tant que Solidaires, le dialogue social est dans les faits plutôt une chambre d’enregistrement. Je reste persuadé qu’au 21e siècle, il y a un grand espace sur la question de l’autogestion. À partir du moment où on donne du pouvoir aux travailleuses et aux travailleurs, mais on se le donne, parce qu’on ne va pas nous le donner. En fait, l’autogestion, ça ne peut nous venir d’en haut, il va falloir qu’on aille la chercher. Il faut avoir le débat avec les usagères et les usagers sur la finalité qu’on peut construire. Ce sont des débats qu’on a eus pendant le Covid, au moment des Gilets jaunes, sur comment construire l’utilité sociale de la production, la rémunération et le partage des richesses. Là, on a quelque chose qui porte, qui donne envie et qui ramène du monde. On parle là de participation sociale et d’éloignement du politique, mais de la conception de la politique en général, pas seulement des partis politiques.
Vincent Tiberj
Vous avez raison sur la question du lieu de travail. Quand on regarde les travaux, comme ceux de Dominique Méda, sur la manière dont on travaille en France, la manière dont une décision dans une entreprise est prise en France, comparée à ce qui se passe dans d’autres pays, y compris des pays plus libéraux, on est effectivement dans une situation où, ce qui se passe en bas n’est pas intéressant pour ceux d’en haut. Un PDG, lui seul, peut décider parce qu’il sait tout, et il voit tout, et c’est lui qui peut faire les choses. C’est typiquement l’imaginaire macronien. Quand on parle de l’entreprise Macron, c’est tout à fait vrai : on est dans un truc où, grosso modo, le PDG Emmanuel Macron est omniscient. Il est capable d’être un épidémiologiste, il est capable d’être un spécialiste de l’économie. C’est aussi la conception des élites en France. On est dans un pays où les grandes écoles produisent des gens qui sont persuadés de savoir. Et on n’apprend pas le dialogue, l’expérience des usagers, à respecter les uns et les autres. Donc, il est nécessaire de reconfigurer et de réenchanter le message qu’on peut faire passer.
[1]. Le collectif a rejoint l’enquête Gilets jaunes en décembre 2018 : https://qcritique.hypotheses.org/
Image : ©Photothèque.org
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