Horizons d'émancipations.

Une série de dossiers. pour mieux (se) comprendre.

Au delà de l’individualisme

Pierre Zarka
Il y a aujourd’hui des dissertations sur le triomphe de l’individualisme. Or si je prends l’écologie et le souci du devenir de l’humanité ou ce que tu viens de dire, Magali, on est loin de l’individualisme. Je différencierais individualisme et individuation, dans ce dernier cas, on conçoit la reconnaissance de la personnalité de chacun/e au sein du collectif. Et c’est un phénomène positif qui recèle un grand potentiel pour le développement démocratique de la société.

En ce qui concerne l’absence d’incompatibilité entre institutions et faire par soi-même, j’ai un autre regard. D’abord parce qu’à chaque fois qu’il y a un nouveau gouvernement, que ce soit la gauche ou la droite, la première chose qu’il fait est de décevoir.

J’ajouterai, moi qui suis un ancien soixante-huitard, qu’en 68, les différentes visions d’avenir – à part les anarchistes – se situaient dans le cadre étatique. Or ce cadre, depuis, s’est singulièrement usé. Et en ce qui concerne les partis, moi qui suis un ancien du PC, je ne crois plus dans la forme parti parce qu’il y a dans les rapports avec les partis un rapport de guide à celles et ceux qui doivent être guidé, un rapport qui n’est plus accepté. Et ça commence en dehors de la politique.

Vous avez évoqué la génération des « baby-boomers ». Ils ont été les derniers à bénéficier de l’ascenseur social. Depuis, pour se retrouver, il faut encore moins s’enfermer dans les normes instituées.

Patrick Vassallo
Je suis assez frappé par l’évolution du langage, les mots pour exclure ceux qui ne se situent pas  dans une pensée unique  ‘déviante’,  le retour de ‘gauchisme’,  de ‘l’extrême gauche’, l’utilisation abusive de terrorisme pour prendre un débat actuel. Puis l’autre question qui revient encore en force à la suite d’un article récent, mais qui peut-être n’apparaît pas trop là dans ce qui a été dit, c’est qu’il me semble quand même qu’il y a un choix déterminé qui est fait par le capitalisme mondialisé aujourd’hui, qui est d’avoir recours au fascisme, à l’extrême droite pour pouvoir faire face à sa crise et ce qui vient d’être dit, je pense, fait partie de cette crise.

Bruno Piriou
Je suis maire depuis 4 ans de Corbeil-Essonnes, une ville de près de 60 000 habitants située à 40km au sud de Paris. Dans notre pratique politique municipale, nous rencontrons un très grand intérêt des habitants pour se mêler de politique et participer à la vie municipale.

Cette année nous avons décidé de faire du forum de la vie associative et sportive, que nous organisons chaque année en septembre, un banquet des bénévoles. Les bénévoles des associations, les bénévoles qui tiennent les bureaux de vote et ceux qui distribuent notre magazine dans la ville.

En une semaine, 400 corbeil-essonnois se sont inscrits pour venir passer une soirée lors de ce banquet des bénévoles. Avec une disponibilité pour agir extraordinaire.

Aujourd’hui, dans notre ville, sur 60.000 habitants tous partis politiques confondus, droite et gauche confondues, le nombre d’adhérents à des partis est inférieur à 100. Quand vous dites qu’il y a un problème à l’endroit des partis c’est clair !

Une chose est de constater qu’il y a un problème à l’endroit des partis, autre chose est de constater l’engagement citoyen, des centaines d’habitants sont très disposés à s’occuper de leur quartier, de la ville, si on en crée les conditions.

Il en est ainsi parce qu’évidemment on n’échappe pas à l’individuation et pour une part à l’individualisation, ce qui n’est pas la même chose. On n’échappe pas aux réseaux sociaux, au repli sur soi, à la casse des corps intermédiaires. En 40 ans à Corbeil-Essonnes, on a perdu la FCPE, quasiment l’Union Locale des syndicats, les parents d’élèves tels qu’ils étaient structurés… Alors que tout cela a volé en éclat, je vérifie que la disposition pour agir est très très très forte. Cela interroge évidemment sur la place, le rôle et comment réinventer des partis politiques qui feraient de la place aux habitants.

J’ai quitté le parti communiste il y a plus de 10 ans quand j’ai compris que s’il fallait adhérer au PC, aux verts, au PS et maintenant à la FI pour se mêler de politique, personne ne le ferait. On a donc créé une organisation citoyenne, on en a créé plusieurs sur 30 ans – la dernière s’est appelée ‘‘Le printemps de Corbeil-Essonnes’’.

Cette démarche citoyenne a permis à des centaines de Corbeil-Essonnois de se mêler de politique, sans leur demander pour qui ils votaient aux élections nationales. On a évidemment plutôt capté un électorat de gauche, qui est fort à Corbeil-Essonnes, mais on a permis à des centaines de personnes de se mêler du commun. C’est cette dynamique qui a permis de venir à bout de la droite qui était installée depuis 25 ans à Corbeil-Essonnes.

Sur l’individuation, je crois que les gens qui cherchent une issue du côté de la justice sociale n’ont pas envie que l’on parle en leur nom, ils n’ont pas envie de suivre quelqu’un. C’est pour cela que l’aventure mélanchoniste et insoumise a, à la fois, « recapté » par un discours de radicalité mais qu’elle désespère celles et ceux qui veulent pouvoir dire je.

Une autre remarque sur l’individuation, à Corbeil-Essonnes ce qui a explosé c’est le nombre d’auto-entrepreneurs, notamment dans la jeunesse. Et on ne doit pas se dire : « oh la la ils veulent plus être salariés ». Moi non plus j’ai pas envie d’être salarié aujourd’hui ! Et peut être que parmi ceux qui débattent ici cet après-midi, nombreux sont ceux qui n’ont pas envie d’être salarié !

Je crois que la gauche aurait intérêt à réinterroger le rapport du je au travail !

Vincent Tiberj
D’abord il n’y a pas un problème de participation des citoyens. Quand on regarde dans le temps on est même dans une situation où aujourd’hui les gens participent plus aux boycotts, aux pétitions etc. Ils ont les moyens de participer à ceci près que cette participation n’est pas toujours neutre socialement et générationnellement parlant. On se retrouve dans une situation où il y a aujourd’hui de plus en plus de gens que l’on pourrait qualifier de « protestataires ». C’est-à-dire de gens qui ont au moins manifesté ou pétitionné une fois dans leur vie.

Ils viennent remplacer les électeurs qui ne faisaient que voter, et qui refusaient de participer à des manifs, des pétitions, etc : ils représentent 36% dans la génération née en 1940, ils sont désormais 5% dans la jeune génération.

C’est la montée en puissance de ceux que l’on appelle les « protestataires ; ils sont impressionnants, les boomers sont là et ce sont des poly-participants, ils utilisent tout.

Effectivement déserter les urnes ne signifie pas déserter la volonté de participer. Par contre tout le monde, tous les gens ne sont pas égaux dans le fait de participer et de protester. Dans les catégories populaires, parmi les ouvriers, les employés et les plus précaires, on se rend compte, les travaux de Camille Peugny le montrent, qu’il y a désormais une difficulté à faire nous.

Typiquement les anciennes générations d’ouvriers et d’employés, notamment celles du baby-boom, se socialisaient par les collectifs de travail et par la capacité à prendre part à un «nous», à être encadrées notamment en termes de syndicats.

L’enquête sociale européenne montre où en sont les jeunes générations en termes de syndicalisation : on demande aux gens «avez-vous adhéré à un syndicat au moins trois mois une fois dans votre vie ?». A peine 5% dans la génération des millénials, 20% dans la génération des post-baby-boomers, quand chez les boomers on est à 35%.

C’est notamment la difficulté à faire exister un nous dans les milieux populaires qui aboutit à ce que les gens ne se définissent plus comme appartenant à une classe sociale et notamment à la classe ouvrière.

Ils raisonnent effectivement de plus en plus en termes d’auto-entrepreneurs ! Et dans le même temps, étant auto-entrepreneurs ils ne se rendent pas compte que leur position sociale, leur métier, leur qualification, font qu’ils sont auto-entrepreneurs de leur propre exploitation ! C’est ce qu’a montré encore Camille Peugny sur les personnes qui sont dans le Care, les l’assistantes maternelles, les aides à domicile et qui se retrouvent être leur propre entrepreneur et dans une situation sociale très périlleuse.

Le souci est que ce recul du vote touche ceux qui pourraient porter les voix de la non-droitisation, les voix de la redistribution, les voix favorables à l’ouverture. Participent aux élections aujourd’hui la génération des baby-boomers, et les baby-boomers les plus riches, les plus diplômés, les cadres et les professions intellectuelles supérieures. Et aussi les cadres et les professions intellectuelles supérieures des générations nées avant-guerre. On est là sur du lourd.

Les enquêtes de participation de l’INSEE montrent que quand les jeunes générations disparaissent, quels que soient leur positionnement social, leur niveau de diplôme ou leur niveau de revenus, disparaissent encore plus les employés et les ouvriers qui sont nés dans les années 80, 90 et après. Cela doit nous interroger car ce sont ceux qui sont en demande de redistribution, et ceux qui sont, notamment dans la partie diplômés et cadres, les plus en adéquation avec l’ouverture culturelle.

En gros il y a une double absence aujourd’hui dans les urnes que l’on peut notamment percevoir en 2024 : la moitié des ouvriers ne se sont pas déplacés aux législatives. Donc quand le RN se dit le parti des ouvriers c’est effectivement qu’il récupère 1/4 des voix des ouvriers. C’est plus que la gauche, mais ils ne sont pas capables de mobiliser la moitié des catégories populaires ; la moitié des moins de 30 ans.

Derrière ce constat c’est aussi la politique institutionnelle et le rapport aux partis qui est en jeu. De comment on construit et déconstruit le vote : on a fait du vote le seul moyen légitime de participer et on a fait aussi en sorte que le vote soit de la remise de soi et pas forcément de l’expression. En France quand on vote c’est pour élire pas nécessairement pour choisir, cf ce qui s’est passé sur le référendum en 2005, cf ce que les gilets-jaunes, analysés par Magali, ont régulièrement montré sur les référendums d’initiative citoyenne.

Antoine Guérard
Je suis un jeune garçon de 22 ans et j’avoue que ce sujet m’a plutôt touché. Je fais partie du travail social en étant éducateur jeunes enfants. Je trouve que dernièrement le travail social n’a plus de social que le nom et je vois beaucoup de personnes qui vont vers l’auto-entrepreneuriat ou en tout cas vont vers un entre-soi assez évident. On nous retire beaucoup de droits dans notre métier, on nous met de plus en plus d’enfants pour des conditions de travail qui ne s’améliorent pas et quand j’ai essayé de mobiliser par exemple un groupe d’étudiants pour aller essayer de contester ces règles  j’ai beaucoup eu de… pas de mépris, mais de : « ça sert à rien, c’est fini de toute façon », « tu vois bien que quand on agit, quand on essaye d’aller vers le vote, on nous renvoie qu’on ne sert à rien ». Et l’extrême-droite joue beaucoup là-dessus. Des personnes qui étaient dans le travail social mais pourtant avaient des pensées d’extrême-droite, je me suis retrouvé face à ce paradoxe de me demander où est-ce qu’on va si ces personnes vont s’occuper d’enfants et vont s’occuper de nos futures générations. Il y a beaucoup de désespoir et là de vous entendre je trouve ça encourageant.

 

Image : ©Photothèque.org

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