Vincent Tiberj
Y-a-t-il droitisation ? Oui, si on s’en tient aux résultats électoraux et équilibres au sein du Parlement. Ou si on s’en tient aux manières de parler de la société. Le haut, ne ferait que répercuter ce qui se passe parmi les citoyens ? Pas si simple. Les élites politiques médiatiques ne diraient que ce que les Français disent. Mais d’où vient cette prétention à connaître les Français ? Est-ce que vraiment, quand Bruno Retailleau dit « Je sais ce que veulent les Français », il parle vraiment de citoyens ? Et ces citoyens sont-ils représentatifs ?
J’appelle ça les ventriloques. On est tous, plus ou moins, des ventriloques. Nous-mêmes, on a des points de vue souvent biaisés, souvent situés socialement, politiquement. Les sondages, aujourd’hui, sont devenus beaucoup plus simples à mettre en place. Et surtout, ils sont devenus de plus en plus biaisables, ou en tout cas, on peut très bien leur faire dire ce qu’on souhaiterait qu’ils disent.
Pour mesurer les choses de manière un peu plus rigoureuse j’ai construit ce que j’ai appelé des indices longitudinaux de tolérance :des indicateurs qui permettent notamment de mesurer dans le temps des positions des répondants français sur différentes dimensions : un indice sur les préférences culturelles, les questions de genre, l’acceptation de l’homosexualité, un indice sur la question de la tolérance à l’endroit des immigrés, des descendants d’immigrés, du multiculturalisme, et un indice sur les questions sociales ou économiques.
Les trois indices sont constitués de nombreuses séries de questions qui ont été posées dans différentes enquêtes de différentes natures depuis les années 70. Aujourd’hui, les données d’opinion montrent un public beaucoup plus tolérant, beaucoup plus culturellement progressiste qu’il y a encore une trentaine d’années. Sur l’immigration, c’est plus compliqué. Mais néanmoins, la tendance est également à une progression. Et sur le socio-économique, on constate des cycles avec des hauts et des bas avec des baisses très fortes sur certains points au moment où François Hollande est devenu président, mais également des montées, des demandes de redistribution très fortes : à peu près similaires à celles des années 70, quand François Hollande parlait de « mon ennemi, c’est la finance ». Celui-ci n’y croyait peut-être pas, mais en tout cas, ça correspondait bien à des demandes citoyennes. Les choses ont très fortement progressé sur l’acceptation de l’homosexualité comme sexualité, sur l’acceptation du mariage homosexuel et même de l’homoparentalité, alors qu’on partait de loin. Et même sur les enjeux de la transidentité, aujourd’hui, on est autour de 50 ou 60 % de soutien.
Ces évolutions nous racontent des histoires politiques. Quand on a un gouvernement de droite, généralement, ce sont les demandes de justice sociale qui progressent. Quand c’est un gouvernement de gauche, c’est l’inverse. On constate également que cette augmentation est notamment due au renouvellement générationnel avec des générations qui sont plus tolérantes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient auparavant. C’est ce qu’on peut voir sur la tolérance envers les immigrés, le multiculturalisme. La jeune génération, remplace une génération qui n’est plus présente dans les enquêtes, et qui était du côté conservateur. Mais ce qui est également intéressant, c’est que non seulement il n’y a pas de droitisation, mais en plus, quand on mesure dans le temps long, on constate que vieillir, n’est pas forcément devenir plus conservateur, notamment sur ces questions de tolérance ou de progressisme culturel.
Il se passe ce que les sociologues de la socialisation appellent la socialisation inversée. C’est-à-dire que les enfants pèsent sur les opinions des parents et des grands-parents, et ça marche sur la question de genre, de minorités sexuelles, probablement sur les questions d’environnement et peut-être sur d’autres choses. Il y a aussi ce qui se passe notamment chez les employés et les ouvriers sur les notions socio-économiques. On constate dans le temps, que les employés et les ouvriers sont toujours en demande de redistribution, beaucoup plus en demande de redistribution que ne le sont les cadres et les indépendants. Ce sont les questions qui renvoient à une gauche sociale, qui n’a toujours pas disparu. On est loin d’avoir un public qui serait acquis aux logiques socio-économiques défendues par la droite.
Bénédicte Goussault
Par rapport à ces données qui sont absolument passionnantes, on aurait aimé avoir des données du politique puisque tu dis qu’il y a un hiatus entre les uns et les autres.
Vincent Tiberj
J’y viens. A ces valeurs correspondent aussi une forme de grande démission, c’est-à-dire que ces valeurs ne trouvent plus nécessairement un vote aisé, un vote facile. Quand on regarde dans le temps long, aujourd’hui, le placement à gauche a considérablement reculé, mais c’est aussi le placement face aux partis. L’histoire c’est la suivante, on est aujourd’hui dans ce que j’appelle une grande démission, c’est-à-dire des citoyens qui savent très bien où ils sont, qui ont des préférences, qui ont des positions politiques tranchées sur ces questions, autour de qu’est-ce que le rôle de l’État, est-ce qu’il y a trop d’immigrés, est-ce que l’immigration est une source d’enrichissement culturel, mais quand il s’agit de se projeter dans l’univers des acteurs professionnels et notamment dans l’univers politique institutionnel, partisan, le classique, là les choses sont désormais beaucoup plus compliquées. Et si ça fait un bout de temps qu’on voyait monter en puissance le rejet des responsables politiques globalement, ça s’est considérablement accru pendant le mandat de François Hollande, où la gauche a perdu très fortement en termes de crédibilité, en termes de nombre de citoyens qui se positionnaient à gauche, sans pour autant que ça aide les partis de droite. Le placement à gauche s’est cassé la gueule entre 2012-2014, sans que la droite n’engrange de nouveaux soutien : c’est le non-placement qui a progressé. Et c’est particulièrement fort chez les professions intermédiaires et les employés, et chez les ouvriers. C’est particulièrement fort chez les post-baby-boomers, la génération de Magali et la mienne, et chez les millennials, la génération des jeunes d’aujourd’hui, qui ont effectivement très fortement décroché. Ça ne veut pas dire qu’ils ne savent pas ce qu’est la gauche et la droite, mais c’est un vrai problème à l’endroit des partis. Aujourd’hui, on est dans une situation où, quand on demande aux gens « vous sentez-vous proche d’un parti ? », on est face à des espèces de nains politiques. Le pourcentage de gens qui se disent proches du PS, de l’UMP, de LR, du Modem, des Verts, etc., c’est entre 5 et 10 % en 2020. Autrement dit, on est aujourd’hui dans une situation où la majorité des répondants sont dans une logique d’opposition, dans une logique où ils ne sont clairement plus des supporters. Et c’est particulièrement vrai dans les jeunes générations, y compris les diplômés de jeunes générations, les employés, les ouvriers. C’est d’abord et avant tout le rejet du vote pour tous les partis, que ce soit LREM, que ce soit LFI, que ce soit le RN, et a fortiori que ce soit Reconquête. Aujourd’hui, les gens savent contre qui ils sont, mais pas pour qui ils sont.
Magali Della Sudda
Le travail de Vincent Tiberj vient nourrir et éclairer des données que nous avons mises en évidence dans nos travaux sur les Gilets jaunes. L’âge moyen des participant(es) se situe autour de 42 ans ; la génération des baby-boomers est bien représentée, ainsi que la nôtre – celle des personnes nées dans les années 1970 – et celle de nos enfants, lycéen(nes), étudiant(es), autrement dit les « Millenials ». Quand on demande aux gens, après les questions ouvertes, de se positionner sur l’échelle gauche-droite, plus d’un tiers refuse de se plier à l’exercice. Mais quand les personnes se positionnent, c’est majoritairement à la gauche de la gauche (44%). Pour un peu plus d’un dixième d’entre eux (15%), c’est plutôt à la droite de la droite. Avec un discours de mise à distance des partis, puisque trois quarts des répondant(es) disent « on ne veut pas de partis politiques dans le mouvement ». C’est le même rejet de la représentation professionnelle : deux tiers ne veulent pas des syndicats, avec souvent l’ajout d’un « mais » : « on ne veut pas des syndicats, mais il faudra bien qu’ils nous rejoignent » ; « on a besoin d’eux pour faire la grève ». Fait intéressant, un tiers des personnes interrogées avaient appartenu ou appartenaient encore à un syndicat. On a donc un rapport un peu différent à la représentation professionnelle qu’à la représentation politique.
Mais ce qui m’a intéressée, c’est de réfléchir à la lumière du travail de Vincent Tiberj au contenu des cahiers de doléances en Gironde. Ces cahiers ont été créés sur les ronds-points, puis mis à disposition dans les mairies au mois de décembre 2018, puis repris et phagocytés dans le dispositif du grand débat national par Emmanuel Macron. Certains résultats sont surprenants : le débat public est saturé des thèmes qui sont ceux de la droite et de l’extrême-droite, tels l’insécurité, la délinquance, le terrorisme. On s’aperçoit qu’ils représentent peu de chose pour les personnes qui se sont exprimées dans les cahiers de doléance tant dans les cahiers de gilets jaunes que des autres. L’ensemble du corpus des 1996 doléances girondines est composé de dizaines de milliers de mots. Par une méthode de classement par algorithme, on arrive à rapprocher les mots en fonction de leur proximité dans les segments de texte. On voit d’abord un arbre avec deux branches qui représentent très clairement le pôle de la citoyenneté sociale et le pôle de la citoyenneté démocratique et civile. Dans le pôle de la citoyenneté sociale, majoritaire avec 55% des mots, on a une branche spécifique, celle des doléances relatives à la transition écologique et de la justice dans la transition écologique (13% des « lemmes » c’est à dire des mots signifiants). La majorité du corpus renvoie à « la justice sociale », avec 15% sur la question des revenus, ceux du travail, des salaires, du SMIC, des pensions de retraite, des allocations qui couvrent les risques de la vie, tel le handicap et les pensions de réversion. 13% des mots du corpus concerne le levier de la justice sociale, c’est-à-dire la fiscalité, avec tous les mots qui concernent les demandes relatives à l’impôt, à la CSG, aux niches fiscales. On voit une très forte demande de justice et d’équité. Ensuite on a une branche où apparait le moyen matériel d’organiser cette justice. Pour 14% du corpus les services publics sont le moyen concret par lequel advient cette citoyenneté sociale qui se caractérise par le régime redistributif mis en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale et le déploiement d’un service public de l’énergie, des télécommunications, de la santé. C’est à la fois une question de justice entre les personnes, entre les entreprises, mais aussi entre les territoires. Il est très important de voir que la demande de justice sociale est raccrochée à la transition écologique qui va de la question des énergies jusqu’aux mobilités et l’interdiction des pesticides.
L’autre grand pôle, ce sont les doléances qui renvoient à nos institutions, à la démocratie, à son fonctionnement, avec une forte demande de réformes institutionnelles, de plus d’écoute, d’amélioration démocratique avec la prise en compte du vote blanc, le référendum d’initiative citoyenne, le vote à la proportionnelle. On voit aussi une place plus importante reconnue aux mouvements sociaux, et en l’occurrence du mouvement des Gilets jaunes, dans la participation politique. Pour ces citoyennes et citoyens, la participation via les institutions n’est pas incompatible avec la participation via les mouvements sociaux. La participation est arrimée au principe d’exercice de la souveraineté. La classe de mots la plus importante est celle du débat et des conditions de la délibération démocratique (14%). Enfin, on trouve des thématiques très marginales (moins de 3% de notre corpus) qui concernent les questions sécuritaires, à rebours de leur importance dans le débat public et de la thèse de la droitisation, avec de rares occurrences sur le renforcement des peines de prison, la peine de mort, le terrorisme, la délinquance. Environ 4% du corpus évoque la souveraineté dans son acception institutionnelle et de positionnement de la France vis-à-vis de l’Europe et dans le concert des nations. C’est ici que vont s’exprimer les avis les plus critiques sur la mondialisation. Mais aussi des points de vue variés sur l’Europe allant du Frexit à l’Europe comme solution.
Pour conclure, nos travaux confortent les propos de Vincent, alors que nous avons des corpus de données différents. Les enquêtes par questionnaire auprès des Gilets jaunes et les cahiers de doléances montrent un attachement à la justice sociale et à la redistribution socio-économique. En Gironde, les doléances qui viennent avant toute chose chez les personnes à qui on demande ce qu’elles attendent, ce sont les questions de justice sociale, de citoyenneté et tout ce qui constitue les droits sociaux et politiques.
Image : ©Photothèque.org
A lire également
Quid de l’organisation révolutionnaire ?
Le conflit pour faire démocratie
Rennes, une citoyenne à la mairie