Toutes les questions posées (quels buts mais surtout quels chemins) sont celles auxquelles sont confrontées tous les mouvements sociaux et toutes les organisations politiques. L’immersion prolongée dans un groupe de gilets jaunes pendant le soulèvement et ensuite me donne quelques éléments de réponse.
Tout d’abord sur les buts. Quoique farouchement non partisans, les gilets jaunes ont su en moins de deux mois dessiner des buts très similaires à ceux de la gauche radicale : liberté, égalité fraternité, planète vivable, et pouvoir au peuple. Les buts ne constituent aucun obstacle réel.
Ensuite le chemin
Aujourd’hui le capitalisme productiviste a atteint sa date de péremption. Son maintien est incompatible avec la survie de l’humanité à court terme sur une partie de la planète (dérèglement climatique) et avec une vie digne de ce nom sur l’autre partie (conditions de travail insupportables pour le plus grand nombre).
Face à cette réalité, radicalement nouvelle et impérieuse pour ce qui concerne l’accélération du dérèglement climatique, la logique voudrait que les opposants à cette société soient les plus nombreux. Mais pour l’heure, la domination des plus riches se maintient, l’individualisme, les inégalités assumées, la fabrique et l’entretien de boucs-émissaires tiennent lieu de pensée, indéfiniment ressassés. Pourquoi ?
Parmi les multiples causes, Il me semble que Michaël Fœssel, en conclusion de son livre Quartier Rouge, le plaisir et la gauche [1] en formule une des plus profondes : « En politique, les seules expériences prometteuses sont celles d’où la terreur et la honte sont absentes. Si elle s’en souvient, la gauche découvrira peut-être que même minoritaire dans les esprits, elle demeure majoritaire dans les corps ». Plaisir et joie sont donc conditions essentielles et marqueurs du bon chemin. Mais pourquoi séparer les « esprits » et les « corps », la pensée et l’action ?
Quels que soient les deux mots utilisés (théorie, pensée, culture, raison, logique, liberté d’un côté ; pratique, action, nature, instinct, réflexe, nécessité de l’autre), on voit que la séparation entre l’ « esprit » et le « corps » est une constante des questions politiques. Elle structure l’analyse des raisons des défaites et indique les chemins des victoires.
Or, même quand cette séparation n’est utilisée que comme facilité rhétorique, même quand les innombrables liens entre les deux notions ne sont pas oubliés, il reste qu’elle passe à côté du réel : l’ « esprit » et le « corps » ne font qu’un, un seul corps, celui de L’homme neuronal[2] décrit par Jean-Pierre Changeux, un corps qui comprend un système neuronal incluant un cerveau développé. Au-delà de la démonstration faite par des neurobiologistes, cette unité fait partie de l’expérience commune, notamment celle de la santé, qu’elle soit bonne ou mauvaise.
Alors, en quoi la (re)connaissance de cette unité peut-elle aider ?
Elle peut aider à dissiper les illusions du plus court chemin, entre ceux qui disent qu’il faut d’abord changer les « esprits » (des cerveaux à la lutte) et ceux qui ne jurent que par le mouvement des « corps » (de la lutte aux cerveaux).
Elle peut aussi aider à tracer un chemin, celui de la confrontation avec la réalité, celui des renforcements des corps (« corps » et « esprit ») et des liens qui les relient.
Si les grands mouvements collectifs sont à cet égard des moments incomparables d’efficacité, leur venue et leur victoire ne tomberont pas du ciel, ils seront les prolongements de ces renforcements pour peu qu’ils passent par un plaisir partagé : dire bonjour aux voisins, faire grève, jouer, participer à un blocage, prendre l’apéro, fêter la plus petite des victoires, faire du sport, faire des tracts, avoir moins peur, chanter, cuisiner, faire des banderoles, lire, jardiner, distribuer des tracts, discuter, apprendre, transmettre.
Des plaisirs le plus largement partagés qu’il sera possible : il n’y a pas d’archipel quand la planète brûle.
Richard Abauzit
[1] Quartier rouge, le plaisir et la gauche, Michaël Fœssel, P.U.F, février 2022
[2] L’homme neuronal, Jean-Pierre Changeux, Fayard-Pluriel, 1998
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