J’aime raconter des histoires. Elles m’aident à vivre l’époque et à rester en relation avec mon environnement social. Celle qui suit a directement trait à Olympe de Gouges et à son œuvre. Elle entre dans le cadre d’une campagne de panthéonisation de la révolutionnaire féministe (pétition parue dans Le Monde le 7 janvier 2023). Elle se situe dans un petit village du Sud-Est de la France où j’ai choisi de me retirer fin 2011, Néoules.
Peu après mon arrivée, je m’intéresse à la vie locale du village, une enclave rose dans cette marée bleue plus ou moins foncée qu’est la Côte d’Azur et son arrière-pays. Très vite je rejoins le groupe d’élu·es et de citoyen·nes en charge de l’élaboration du plan d’action de l’Agenda 21 de la commune, alors peuplée de moins de 2 000 habitant·es. Notre but : donner suite au Sommet de la Terre de Rio de 1992 et d’aborder des problèmes urgents : le développement durable, la protection de l’environnement, la participation des citoyen·nes et la place des femmes dans la société. Au fur et à mesure, le groupe intègre l’idée de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes et de lutter contre les discriminations faites aux femmes. Je propose en tant qu’action pratique d’organiser des événements autour du 8 mars. En 2015, le plan est bouclé et la commune, sous la direction de son maire André Guiol, social-démocrate, humaniste, carriériste – il deviendra sénateur en 2020 – s’engage. L’organisation de la Journée Internationale des femmes pour 2015 et 2016 m’est entièrement confiée. Ces deux événements resteront des inédits en Provence Verte.
Le premier évènement a lieu le samedi 7 mars 2015. Je choisis comme titre : « Un homme sur deux est une femme ». J’envisage un moment festif, axé sur le local, plein de surprises, de rencontres et de découvertes. Je m’entoure de quelques Néoulaises qui se lancent volontiers dans l’aventure. Je crée d’emblée un site web qui gardera trace de ce moment, avec ses contenus, ses portraits, ses témoignages, ses images… Je sillonne le département en quête de partenaires : artistes, autrices, associations sociales ou culturelles, institutions… Plus j’avance dans la préparation, plus je découvre le milieu rural et la diversité de ses acteurices. L’enthousiasme est tel que la manifestation est grandiose. Le jour J, à la salle polyvalente du village, se côtoient les œuvres diversifiées – toiles, objets recyclés, etc. – d’artistes plasticiennes – regroupées autour de Fabienne Lacroix, galeriste au Bazar du Lézard de Brignoles et de la peintresse minet pape de Montmeyan –, les clips vidéo de jeunes de la région Provence Alpes Cotes d’Azur et des films de réalisatrices sur les représentations croisées des hommes et des femmes dans la société française. Au même moment, un espace lecture permet aux enfants et aux adultes de prendre connaissance d’ouvrages dédiés à l’éducation non sexiste, aux héroïnes dans la littérature, à l’égalité femmes/hommes ou encore écrits par des femmes. En marge de cet espace, une exposition réalisée par les classes de CM1 et CE2/CM1 de l’école primaire Blaise Pascal permet de découvrir la vie de quelques femmes célèbres. Plus de 200 personnes viendront flâner autour des œuvres exposées, des clips vidéo, des livres sur les lieux de l’événement… Des jeunes rejoindront la section féminine du club de rugby féminin local qui, avec la street painter Jamila Hamaida, réaliseront une création en live sur le goudron devant la porte de la salle po.
Le maire et la présidente du Centre d’Information sur le Droit des Femmes et des Familles du Var (CIDFF83), prononceront une déclaration engagée. 120 personnes assisteront à la projection de « Tomboy » de Céline Sciamma, organisée par l’association locale C du Cinéma. Le film sera suivi d’un court échange entre le public et les personnalités présentes. Enfin, les participant·es finiront la soirée ensemble autour d’un dîner confectionné par Le petit prince, une entreprise d’insertion seynoise gérée par Nadjet Benzohra. La journée est un réel succès.
L’été suivant je reçois la visite d’une amie de longue date, Claudy Vouhé, avec qui j’ai sillonné le monde pour défendre les droits des femmes. Ensemble, et avec bien d’autres femmes d’ici et ailleurs, nous avons créé en 2003 Genre en action, un Réseau international francophone pour l’égalité des femmes et des hommes dans le développement. Elle m’apporte un drôle de cadeau : une lithographie de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges, précieusement enroulée dans un papier pelure. Elle vient de visiter la papeterie Moulin Duverger à Puymoyen, tenue de main ferme par Jacques Brejoux[1]. Elle me décrit l’homme : petit, rond, une longue barbe grise, anar. Le bonhomme fréquente les réunions et manifestations égalité et droits des femmes d’Angoulême où elle habite. Lors de sa découverte de la papeterie, Claudy voit des parchemins pendre à un fil. Elle s’approche. Ce sont deux versions de la déclaration. Elle les achète sans attendre et m’en destine une. « C’était une évidence » de me l’offrir, dira-t-elle.
À la rentrée, animée par ma mission néoulaise, j’offre officiellement la litho au maire dans le but qu’il l’affiche en place publique. Ce serait une première. Flatté, il met l’œuvre de côté et promet de s’exécuter.
Je prépare le deuxième événement qui se déroulera le samedi 12 mars 2016. Le groupe des bénévoles qui m’entourent s’est élargi. Je souhaite cette journée didactique. Nous choisissons pour thème les droits des femmes hier, aujourd’hui, demain et titrons : « Droits devant ! ». Le jour venu, à la salle polyvalente se côtoient différentes expositions portant tant sur le rôle des infirmières pendant la guerre de 14-18 – expo réalisée par les élèves de 1re ST2S2 du Lycée Raynouard de Brignoles –, ou sur l’histoire des lois françaises – droit de vote, droit à la contraception et à l’avortement… fournie par le CIDFF83 –, ou encore exposition sur les militantes historiques pour ces droits créée par le Centre Hubertine Auclert de Paris. Comme lors de l’édition précédente, des clips vidéo de jeunes et de réalisateurices sur l’égalité femmes/hommes, sur les stéréotypes filles/garçons, sur l’histoire des droits et lois en faveur de cette égalité sont également mis en libre consultation toute la journée. Un espace documentaire est ouvert aux enfants et aux adultes, afin de prendre connaissance d’ouvrages – livres, revues, DVD, tablettes etc. – dédiés aux droits des femmes dans l’économie, le travail, la politique, l’éducation et pour la libre disposition de leur corps. Un espace-vente de l’atelier de sérigraphie de La Bourguette – association, située dans le Vaucluse et dans le Var, qui favorise par le travail et l’accueil la construction de l’enfant et de l’adulte souffrant d’autisme – expose tee-shirts, débardeurs, sweats, sacs à effigie de l’événement et des cartes postales et autres objets conçus par des femmes autistes.
Dans les rues du village, une vingtaine de personnes suivront la Batukada de la Bourguette – orchestre composé de musicien·nes patient·es de l’organisme –, accompagnée par les comédien·nes de la compagnie théâtrale locale, Y-Sol-en-scène. Toustes assisteront à la lecture de vingt textes – des extraits d’ouvrages de Simone de Beauvoir, Christine de Pisan, François Poullain de la Barre, Pinar Selek, d’écrivaines locales… des témoignages et des portraits de femmes, jeunes et moins jeunes, d’ici et d’ailleurs – et participeront à une chasse au trésor, un quiz portant sur les textes, qui leur permet de gagner des places de théâtre à Chateauvallon à Toulon ou des tee-shirts de l’événement. En parallèle, deux ateliers, « Le langage des droits » et le « QCM amoureux », permettront à une vingtaine d’autres personnes de discuter de l’évolution des droits des femmes et des relations amoureuses des adolescent·es vues et questionnées par leurs parent·es. Soixante-dix personnes se retrouveront en fin de journée pour assister à la projection du film « La source des femmes » de Radu Mihaileanu, organisée par C du Cinéma, et suivie d’un dîner préparé par Les Paniers Davoine, des traiteuses bio, situées à Toulon. La manifestation ne connait pas le succès de la précédente édition sans que je comprenne pourquoi.
Quelques jours après, André Guiol fait reproduire la lithographie que je lui ai donnée un peu moins d’un an auparavant sur une plaque en plexiglas. Apposée sur le mur de la salle polyvalente jouxtant ainsi sur sa gauche celle, « universelle », des Droits de l’homme, elle offre aux habitant·es la lecture de la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » d’Olympe de Gouges. Néoules se distingue. Elle est, en tant que municipalité, la première institution publique, avant l’Assemblée nationale – qui le fera le 19 octobre 2016 –, à afficher cette déclaration en place publique. Le 14 juillet suivant, la plaque est officiellement inaugurée en présence de deux maires, celui de Néoules et celui de sa ville jumelée d’Italie, Diano d’Alba. Un bandeau en aluminium est ajouté portant mention des titres et qualité d‘Olympe de Gouges : « Femme de lettres et femme politique française ». « Tout le monde ne la connait pas », dira l’adjointe en charge de l’Agenda 21.
Les deux manifestations en faveur de l’égalité et la pose de la plaque font du bruit dans la région. Chantal Molinès, déléguée départementale aux droits des Femmes (DDDF83), se rapproche de moi. Elle entend faire de Néoules un village-exemple. Elle rencontre le maire et, avec le soutien du Préfet, lui fait signer la Charte européenne de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la vie locale. Après discussion, nous nous orientons vers la création d’un Laboratoire de l’Égalité femmes-hommes sur le territoire. C’est une première. Tous deux me missionnent, à travers Genre en action, pour réaliser un diagnostic territorial de l’égalité. Les résultats montrent que, en matière d’égalité, Néoules est paradoxale. La gouvernance de la commune démontre un réel engagement vers une intégration de l’égalité femmes-hommes (mixité des emplois, parité des adjoint·es) mais les secteurs d’intervention restent stéréotypés : technique pour les hommes, social et éducatif pour les femmes. Les inégalités femmes/hommes sur le territoire quant à eux se manifestent à travers des thématiques comme l’emploi, la précarité, la mobilité, l’accès aux postes de décision dans les associations, l’accès aux soins et à l’information sur la planification familiale (grossesse, contraception, IVG) et la place des filles dans les activités de loisirs. Avec l’accord de la DDDF83, j’émets des recommandations qui prennent en compte le contexte, les actions déjà réalisées, les moyens mobilisés et la culture des acteurices du territoire. Elles sont basées sur des études statistiques, sur les témoignages des bénévoles des associations ou des employé·es de la municipalité et sont largement inspirées par le cadre institutionnel international ou national en matière de politiques de genre. Elles ne sont pas révolutionnaires. Nous conseillons par exemple d’assujettir les subventions aux associations à la parité de leurs conseils d’administration ou de donner des noms de femmes célèbres aux rues du village.
Présenté au conseil municipal en janvier 2017, le diagnostic fait un tollé : « ici, les rues portent des noms de lieu donc y’a rien à changer », « tu ne vas quand-même pas nous obliger à élire des femmes simplement parce que ce sont des femmes », « c’est trop militant », « trop exigeant », « trop… ». Je suis personnellement agressée alors que l’étude est portée et soutenue par la préfecture du Var et par la municipalité de Néoules. En somme, j’ai le droit de monter à l’échafaud. Je n’aurai jamais le droit de monter à la Tribune. Je suis placée à vie au banc des banni·es par les élus, femmes et hommes. Le diagnostic restera sans suite et l’organisation d’un 8 mars par la commune elle-même ou par des associations locales abandonnée.
Deux ans plus tard, le 8 juin 2019, les festivités liées à la Saint-Hubert, fête des chasseurs, battent leur plein. En marge de cette manifestation, la plaque de la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » est détruite. Selon les autorités – maire, 1eradjoint, police municipale –, elle s’est brisée sous les coups « idiots » des tirs de ballon de jeunes « cons ». Ce vandalisme représente la dégradation d’un bien public et peut être puni par la loi. Sa destruction passera inaperçue et restera sans suite. J’écris le 8 juillet 2019 : « Encore une entorse à la mémoire des femmes qui passe aux oubliettes de l’Histoire, la déclaration en question restant considérée comme symbole négligeable de la démocratie. »
André Guiol commande aussitôt sa réplique. En septembre 2019, une nouvelle plaque, identique à la première, est posée au même endroit. L’épidémie du Covid-19 survient et connaît différents épisodes qui ont encore de nouvelles incidences sur cet affichage. Le déconfinement par exemple entraîne des changements de comportement plutôt nocifs des habitant·es : agression ou moquerie des personnes respectant les gestes barrières, augmentation des beuveries improvisées, du niveau sonore, appropriation de l’espace public (voies, trottoirs, terrasse du café, jeux de boule, stade…) à des fins privées, développement des agressions au moins verbales sinon physiques, etc. La plaque a tôt fait de re-disparaître. Le mur demeura désespérément vide de mars 2020 à mars 2022, date à laquelle la nouvelle municipalité, élue en 2020 dans la même veine politique que la précédente, remplace la reproduction de la lithographie de la version originale de la déclaration par celle plus institutionnelle de l’Assemblée nationale. Cette dernière version – peut-être se veut-elle plus solide ? ou la litho a-t-elle disparu des bureaux de la mairie ? –, est jusqu’à ce jour bien rivée à son mur.
Cette petite histoire montre que l’égalité femmes-hommes est décidément à l’ordre du jour des luttes au quotidien. Sa veille continue de sérieusement s’imposer en ville comme en milieu rural. Les mots d’Olympe de Gouges résonnent : « Quelles que soient les barrières que l’on vous oppose, il est en votre pouvoir de vous en affranchir, vous n’avez qu’à le vouloir ». L’attention à porter aux droits, à l’égalité, à la mémoire des luttes, et en particulier celles des femmes, et plus généralement aux valeurs portées par un humanisme qui fasse front contre la barbarie, reste d’actualité. Il est encore temps d’agir et de penser pour empêcher les conservateurices, les réactionnaires et autres misogynes, sexistes, antiféministes, de perpétrer leurs violences et de diffuser leurs idées revanchardes.
À défaut de faire mémoire, cette petite histoire complète le puzzle de la grande. Le seul chemin « qui vaille le coup », dirait Geneviève Fraisse. Celui qui permet de raconter l’Histoire et donc de penser à plusieurs.
Joelle Palmieri, 8 janvier 2024
[1] Jacques Brejoux est un autodidacte devenu maître d’art. Il fait tourner l’atelier et fournit en papier des clients prestigieux dans le monde entier comme les Archives nationales et le musée du Louvre qui font régulièrement appel à Puymoyen pour reconstituer des papiers des siècles passés.
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