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Journal de Jo, 8eme partie

Par la Palestine, mais bien au-delà d’elle, nul doute que les peuples du monde sauront en tirer la leçon, d’une manière ou d’une autre, tôt ou tard.

Halhul, mercredi 18 octobre 2023

Ceux qui ont cru dormir sont terrassés par la veille de leurs cauchemars. Ceux qui ont cru veiller sont engloutis dans la torpeur de leur effarement. Ceux qui devaient cueillir cueillent, comme des automates. Ceux qui ne devaient pas cueillir ne cueillent pas, comme des automates. Le sang de la Terre dégouline des grappes de raisin. Nous nous traînons d’une pièce à l’autre, d’un verre de café à l’autre, d’un regard baissé pour chasser la pluie de nos yeux à un autre regard baissé.

J’ai pris du retard dans le classement de mes notes, dans l’envoi des textes. C’est pareil pour chacun de nous. Nous ne sommes capables de rien.

Demain, peut-être.


Halhul, jeudi 19 octobre 2023

Peu à peu, on réapprend à faire surface.

Après ce qui s’est passé mardi à l’hôpital Al Ahli de Gaza, plus rien ne pourra être comme avant à l’échelle du monde. Et ce n’est pas seulement l’horreur de la réalité montrée par les images : c’est l’horreur des réactions. Des massacres, il y en a malheureusement eu des centaines, partout dans le monde : les puissants s’en moquent mais jusque-là, confrontés à la réalité, ils faisaient au moins semblant de déplorer et quand les criminels, parfois-souvent alliés, anciens alliés, étaient de manière trop évidente exagérément sanguinaires, ils les condamnaient, même du bout des lèvres : la seconde guerre mondiale avait contraint à un minimum de décence vis-à-vis des victimes. Le cap est désormais passé : tout est justifiable. Par la Palestine, mais bien au-delà d’elle, nul doute que les peuples du monde sauront en tirer la leçon, d’une manière ou d’une autre, tôt ou tard.

Mais, parce que nous sommes tombés dans une nouvelle ère, aujourd’hui nous vacillons. Un monde sans aucune borne morale, sans aucune limite. Un monde où le rapport de force populaire semble ne plus rien vouloir dire. Un monde où l’on écrase les têtes à coups de manipulation médiatique d’un côté de la mer et à coups de bombes de l’autre. – Comment peut-on accepter que, même en réaction à des crimes, on ne trouve rien de mieux que de se venger sur des enfants et que l’on prive deux millions de personnes d’eau ?! – Un monde où seule règne la loi du plus fort. Un monde d’écrasement de la pensée et de la parole. Le chemin est ouvert vers la dictature mondialisée. Accepter, laisser faire, excuser, justifier de quelque manière que ce soit ce qui se passe au loin c’est accepter de manière anticipée la même chose pour soi, où que l’on se trouve.

Et puis toujours ces gros bourdons qui passent et repassent dans le ciel d’Halhul. Ces gros bourdons qui vrillent nos oreilles et entrent dans nos têtes pendant qu’à portée de regard explosent les feux d’artifice de la barbarie. Et nous qui ne pouvons rien faire. 3 785 tués dont au moins 1 500 enfants, plus de 12 000 blessés. Nous dirons que nous ne savions pas ? Sidération.

Trouver quelque chose à faire, n’importe quoi. Pour ne pas devenir fous, pour exister, pour résister au bout d’un crayon, au bout d’un balai, dans les cendres d’une énième cigarette ? Laver les tapis sur la terrasse comme on lave sa tête, balayer le trottoir comme on chasse le néant. S’entêter à vouloir apprivoiser les petits chatons orphelins qui crient famine devant la porte – cela fait 3 jours que leur mère, la si jolie petite chatte tigrée que j’ai prise en photo n’a pas réapparu, sûrement bouffée par les chiens -. Chacun de nous les nourrit en cachette, comme s’il y avait de la honte à s’attacher encore à ce genre de détail.


Coup de téléphone au camp de réfugiés de Deheishe à Bethléem

 L’armée a tenté de faire la même chose qu’à Halhul, rafler les travailleurs gazaouis mis à l’abri tout en haut du camp. Résistance de la population, tirs, 4 blessés dont un jeune qui meurt dans la journée. Mais les soldats ont été contraints de fuir. Camp de Nour es Shams à Tulkarem : bombardements avec des hélicoptères Apache et des drones suicide, 12 morts. Balata à Naplouse : attaques permanentes de colons à coups de caillasses et de fusils, toute la population se terre. « C’est incroyable, on n’a jamais vu ça… D’abord Gaza, puis le reste ? C’est un génocide… Jénine, Balata, Nour esh Shams… où après ? A Jénine, les colons ont kidnappé une femme et l’ont tuée… C’est de la folie… ». Notre interlocuteur ne crie pas, ne hurle pas, sa voix est posée, comme absente. Entre chaque morceau de phrase il marque une pause comme pour reprendre son souffle. « Il nous faut quand même avoir une tête, non, pour distinguer le bien et le mal… ».

« Quand le bien et le mal, couple qui nous obsède,
Fixant leurs yeux sur nous, nous demandant notre aide,
Montrant deux chemins à nos pas,
L’un, celui qui descend, l’autre, celui qui monte,
Sont là, nous appelant, prêts à combattre, ― honte
À l’homme qui ne choisit pas !

Honte au vivant timide, au passant inutile,
Eunuque qui lui-même abdique et se mutile,
Qui voit le devoir et le fuit,
Et ne s’y jette pas la tête la première,
Et n’ose pas ouvrir la porte de lumière
Et fermer la porte de nuit !

Qui recule peut faire une ruine immense.
Grands, petits, Dieu sait seul où la force commence,
Seul où la faiblesse finit ;
Quand un mont chancelant croule, le grain de sable,
S’il pouvait empêcher sa chute, est responsable
Des crimes du bloc de granit.

L’homme faible est l’appui du méchant qui se lève ;
Les peureux font l’audace ; ils ont avec le glaive
La complicité du fourreau.
Ne dites pas : ― C’est mal, mais je n’y vois que faire. ―
Ne dites pas : ― J’ai peur ; et je rentre en ma sphère ;
Meurs, victime ; frappe, bourreau.
 »

Victor Hugo, 1881


Halhul Vendredi 20 octobre 2023

A la télé : rencontre chaleureuse entre Netanyahou et un ministre anglais. Accolade. L’Anglais tend l’autre joue pour un second baiser, Netanyahou se recule légèrement. Il est rayonnant et domine l’autre d’une tête : désormais, c’est lui le maître du jeu, lui qui décide du nombre de bises, lui qui les a tous fait se coucher. Pas envie de me souvenir du nom du toutou.

Hier, le Secrétaire général de l’ONU au Caire : appel à un cessez-le-feu humanitaire immédiat, nécessité d’un accès sans restriction à l’aide humanitaire.

En France, malgré le rendu du Conseil d’État, Macron laisse libre cours à ses préfets pour interdire les manifestations pour la paix et la justice. Tremblez, peuple, si vous persistez !

Aujourd’hui : une centaine d’associations internationales et de personnalités (parmi elles des spécialistes des questions de génocide) lancent un appel au Procureur de la Cour Pénale Internationale, rappelant que les rapporteurs spéciaux de l’ONU ont lancé un avertissement commun : « Il existe également un risque de génocide à l’encontre du peuple palestinien ». Extraits : « Il est alarmant de constater que des responsables israéliens ont fait des déclarations qui indiquent clairement leur intention de commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité et d’inciter à commettre un génocide, en utilisant des termes déshumanisants pour les Palestiniens ». Citations : L’amiral Daniel Hagari, porte-parole de l’armée : «… des centaines de bombes… l’accent est mis sur les dégâts et non la précision ». Yoav Gallant, ministre de la défense : « Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ». Nissim Vaturi, membre du Likoud à la Knesset : « Effacer la Bande de Gaza de la surface de la terre ». Les signataires demandent une déclaration officielle publique du Procureur de la CPI pour dissuader de la réalisation de génocide et d’autres crimes de guerre et contre l’humanité (y compris l’apartheid). Ils demandent qu’il se déplace en personne en Palestine, qu’il délivre immédiatement des mandats d’arrêt pour crimes internationaux, qu’il rappelle à tous les États la nécessité d’aligner leurs positions sur les obligations en matière de droit international, en particulier de droit international humanitaire…

Le 13 octobre, les associations de défense des droits humains ont signalé que, pour la première fois, elles n’étaient plus en mesure de documenter ce qui se passait sur le terrain : quasi impossibilité de circuler, trop de risques pour les équipes. Le site du PCHR (Palestinian Center for Human Rights) basé à Gaza est bloqué sur son dernier compte-rendu journalier : jour 5. Silence ! Attend-on chez nous que tous les témoins soient morts ?

16 octobre : l’OCHA, office des Nations Unies pour les affaires humanitaires, informe que le quartier général de la protection civile a Gaza a été victime de bombardements (7 tués) et que 31 membres ont été victimes dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, « Ce qui a ajouté un défi supplémentaire à leurs opérations de sauvetage, déjà affectées par les problèmes de sécurité, la pénurie d’équipement et les rues gravement endommagées ».

18 octobre : Le rabbin Linda Holtzman de 71 ans, originaire de Philadelphie : « Si je pouvais envoyer un message au Président, je dirais ouvrez les yeux et regardez ce qui se passe à Gaza si vous voulez pouvoir vous regarder dans un miroir ». Les autorités religieuses confirment avoir reçu de l’armée israélienne 2 avertissements avec injonction d’évacuation (l’hôpital Al Ahli, souvent appelé à Gaza « l’hôpital chrétien » est le plus vieil hôpital, fondé en 1841 par des ordres religieux).

Mais le débat en France est de mesurer, sur photos, la taille des cratères, l’angle des tirs pour savoir à coup sûr et à distance, qui a tué les enfants de l’hôpital. Moults spécialistes sortent pour donner leur avis éclairé… quand aucune personne indépendante des Nations Unies ne peut pénétrer sur le territoire. Et puis, c’est vrai, ce n’est pas du tout comme si l’armée n’avait pas annoncé qu’elle le ferait, ni comme si elle n’avait pas, déjà, attaqué quelques centres de soins ni quelques écoles. Ce qui est gênant dans l’affaire, c’est que les caméras étaient branchées en continu et que le monde entier a pu voir les images en direct. Bon, il y a près de 4 000 morts dont 1 500 enfants et les gens n’ont plus de quoi boire mais on ne va pas s’arrêter à ces détails, quand même ?

Ah, enfin, Israël accepte de laisser passer 20 camions d’aide humanitaire ! D’un côté on continue à bombarder et, de l’autre, on apporte des sparadraps : la pièce est bien jouée, avec Biden en premier rôle, Netanyahu en second et l’ONU en figurant. Vingt camions divisés par 2,2 millions d’habitants : que pèse la part d’inhumanité au théâtre de l’horreur ?

Pardon, il ne faut pas être malhonnête : les bombardements se sont interrompus durant 3 heures aujourd’hui. Le temps pour le Hamas de libérer deux otages américains. Ils vont pouvoir décrire la douce vie dans l’oasis.

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