La coopérative de débats.

L’espace où vous avez la parole.

Journal de Jo, 7eme partie

Nous venons d’allumer la télé : Guernica, sous nos yeux, en direct…

Halhul, mardi 17 octobre 2023

Nous pensions pouvoir envoyer nos témoignages régulièrement, chaque jour, vers la France mais ça ne se passe pas exactement comme prévu. Bien sûr, il y a des microcoupures d’internet mais ce n’est pas ça le fond du problème. La vérité c’est que nous jonglons en permanence entre la collecte d’informations que nous accumulons, le travail concret, « ordinaire », que nous nous efforçons de faire pour aider nos amis paysans et les discussions primordiales avec les Palestiniens qui nous entourent, à la fois pour essayer de sentir, de comprendre mais aussi parce que nous savons que chaque oreille attentive est pour eux une forme de reconnaissance de leur humanité, comme une petite sève qui les aide à tenir le coup moralement. La télé occupe également une grande place, avec des changements de chaînes permanents. Partout, en permanence, elle est allumée, comme un cordon ombilical branchant les gens à la fois sur l’horreur et, en même temps, sur une sorte de vague espoir désabusé : « Ce n’est pas possible, avec tout ce que l’on voit, le monde va finir par réagir, non ? ». Ce que beaucoup mesurent sûrement mal c’est que, précisément, le monde occidental ne voit pas ces images-là : il ne voit que les images (ou majoritairement) les images des attaques militaires du Hamas et celles des crimes commis contre des civils israéliens ou étrangers le 7 octobre dernier. Ici, nous croulons sous les informations, sous les témoignages, nous tentons de les diversifier (notamment en consultant des sites officiels de l’ONU, des sites israéliens de défense des droits humains, etc.) mais il nous faut les traduire, les trier, les organiser et passer à la rédaction. Perso je suis complètement à la ramasse depuis 2 jours : mes petits papiers de prise de notes s’accumulent, j’en ai dans les poches, dans mon sac, dans un carnet ou un autre. Hier soir je me suis dit qu’il fallait vraiment que je me remette dans le sens de la marche, que je rattrape le retard : n’ayant rien de prévu pour l’après-midi d’aujourd’hui, c’était décidé, j’allais m’y mettre sérieusement, au moins rédiger, avant de taper à l’ordi (ben oui, je suis d’une génération has been qui a encore besoin de passer par le papier et le crayon pour structurer sa pensée !). Mais ce matin une bien triste nouvelle, une de plus, nous est tombée dessus. Alors c’est de ça que je vais parler en premier en cette après-midi ensoleillée et, dans le sens inverse des aiguilles de la montre, je compléterai mon CR d’hier après. Et j’essaierai de vous envoyer le paquet ce soir ou demain.


Le 7 octobre

jour de la sortie du Hamas de la Bande de Gaza et de ses attaques sur le territoire israélien, dès les premières heures de stupeur passées, une véritable chasse à l’homme s’est organisée en Israël contre tout ce qui pouvait ressembler à un Palestinien : armée, colons, population, tout le monde s’y est mis. Insultes, tabassages, lynchages, renvois du travail (1 000 comptabilisés à ce jour par les assos palestiniennes de défense des droits de l’Homme, dont un médecin). Ceux qu’Israël appelle « les Arabes d’Israël » et qui se définissent eux-mêmes comme « les Palestiniens de 48 » ont la nationalité israélienne et, s’ils sont tabassables et licenciables à loisir, ils ne sont pas pour l’instant expulsables. Par contre, il en va tout autrement pour les Palestiniens de Cisjordanie et les quelques personnes originaires de Gaza : la situation économique étant catastrophique, beaucoup tentaient d’aller travailler en Israël, le plus souvent comme ouvriers, pour des salaires de misère et sans droits sociaux. Une cinquantaine d’ouvriers gazaouis, aussi surpris que le reste du monde par l’attaque du Hamas du 7 octobre, renvoyés de leur travail se sont retrouvés jetés sur la route d’Hébron. Aucune possibilité de rejoindre leurs familles à Gaza, aucun bagage, aucun argent, la municipalité d’Halhul mit une école à leur disposition : réfugiés de 48, de 67… ils devinrent, ainsi, également réfugiés de 2023 ! Il y avait bien sûr l’angoisse pour leurs familles et le manque de tout mais, la solidarité des habitants de Halhul aidant, ils furent au moins au chaud et à l’abri des bombardements… jusqu’à cette nuit. Jusqu’à ce qu’Israël se souvienne brusquement d’eux et vienne les rafler dans l’école de Halhul (qui, précisons-le quand même, est en zone A c’est-à-dire en « territoire autonome palestinien » au regard des merveilleux accords d’Oslo). La population de Halhul fut immédiatement au courant, rassemblement pour tenter d’empêcher l’opération, tirs : un jeune de 17 ans tué. Des cinquante otages pris cette nuit, on ne sait pour l’instant rien.


Trois jours de deuil,

tous les magasins fermés et les rues vides à Halhul. Mais, dans les champs, le raisin ne connaît pas la guerre, il continue à mûrir et les grappes de certaines variétés, sur certaines parcelles, commencent déjà à se dessécher. Or, le raisin est devenu la culture dominante ici. Jadis, les terrasses étaient couvertes de pêchers, d’abricotiers, de pruniers, de pommiers mais que faire de ces productions quand les routes sont fermées ? Seule la coopérative Al Sanabel offrait la possibilité d’une fabrication de jus de fruit pasteurisé pour éviter que toutes les récoltes ne soient perdues. Problème : les machines sont prévues pour le jus de raisin et pour rien d’autre. Alors, les gens commencèrent à arracher leurs arbres puis certains se mirent à planter de la vigne. Certes, des terrains abandonnés furent remis en culture mais la production s’orienta peu à peu, aux côtés des cultures maraîchères, vers le raisin, le raisin, le raisin. Et, comme tous les vignerons du monde, les vignerons palestiniens ne peuvent se permettre de laisser passer la saison des vendanges. Or, c’est là, maintenant, tout de suite. Alors, même en période de deuil, et même avec beaucoup de tristesse, on part travailler dans les champs et personne n’y trouve rien à redire. Et, inch’Allah, peut-être qu’on réussira à vendre quelques caisses, même si les grossistes les achètent au rabais…


Une jolie petite pinède à flanc de colline,

on domine toute la vallée au fond de laquelle on aperçoit une route. On imagine des nappes blanches étendues sur le sol, avec les victuailles pour le pique-nique et toutes les couleurs des beaux fruits et des beaux légumes de la région et l’odeur des pins et celle du thym et les enfants qui jouent autour en riant, les hommes au barbecue et les femmes assises à l’ombre des arbres. A quelques mètres, le soleil en rajoute pour refuser l’hiver qui approche mais ici, à l’ombre, il fait bon. Vision idyllique d’un passé révolu depuis longtemps. Aujourd’hui, les aiguilles de pins sont recouvertes de la poussière soulevée par les camions et les tracteurs qui passent sur le chemin sableux défoncé et par les voitures qui tentent de slalomer entre les arbres. Les véhicules et les hommes sont sales, à égalité, de la terre soulevée par les roues. Et les fronts des hommes dégoulinent de sueur quand il faut s’y mettre à plusieurs pour pousser un engin coincé dans une ornière ou faire du trapèze à l’avant d’un tracteur pour parvenir à lui soulever le cul parce qu’on l’a chargé au maximum. Deux véhicules se croisent et l’on se range au ras du précipice pour laisser passer l’un d’eux, parfois un rétroviseur y laisse la vie : on jure bien un peu mais l’on n’est plus à ça près ! L’objectif est de pouvoir, coûte que coûte, parvenir à contourner le barrage, en amont de la route qui serpente tout en bas. Désormais, la voie expresse pour rejoindre sa famille, pour aller à l’université, atteindre sa parcelle de vigne ou livrer son chargement c’est ici : à flanc de coteau, entre les rochers, les trous et les arbres. Putain ! Voilà un camion avec une toupie qui se pointe ! Il ne va quand même pas… Ben si, il ose ! Tout le monde s’écarte et observe la manœuvre avec appréhension… et il passe ! Il devrait y avoir des diplômes d’équilibristes délivrés en Palestine occupée…


En rentrant des cueillettes,

on est tous généralement un peu rincés. Khobès, zaatar (pain, thym), huile d’olive, trois tomates, un concombre, un petit peu de fromage blanc ou de yaourt, thé, café, douche et, ça y est on est requinqués, prêts pour la pause ou une petite sieste. Mais en ce moment, rien ne se passe comme d’habitude : on mange n’importe quand (mais heureusement pas n’importe quoi, grâce à notre ami C. qui s’applique à toujours nous ravitailler avec délicatesse !) et, quand on a fini, au lieu de prendre une petite pause, on tourne en rond, on passe de la télé à l’ordinateur, de l’ordinateur au téléphone, du téléphone à… Notre ami cuisinier est parti à pied vers le pont, depuis plus d’une heure, pour voir ce qui s’y passe. Quand même vaguement un peu inquiets, on est postés sur le trottoir à guetter la « frontière » entre Halhul et Hébron. Un monsieur s’arrête pour nous demander si nous avons besoin d’aide, nous lui répondons que « non, merci, nous habitons ici ». Puis c’est un ado qui nous voit, s’arrête et engage la conversation. Il a le look de n’importe quel ado français : baskets, jean serré, blouson tendance vaguement « Teddy », touffe de cheveux rebelles (presque blonds) au sommet du crâne et coupés courts derrière : celui-là, il doit passer quelques heures dans la salle de bain à se regarder dans la glace et à faire poireauter tout le monde à la porte ! Pas franchement l’allure d’un futur cheikh ni d’un militant du Hamas. Comme sa maîtrise de l’anglais est plutôt incertaine, il opte pour une appli de traduction orale : lui, au moins, il est organisé, pas comme les vieux que nous sommes ! « Est-ce que c’est la première fois que vous venez en Palestine ? Est-ce que vous savez ce qui se passe à Gaza ? ». On lui explique : « Ah, OK ». Puis il parle à son téléphone et nous le tend : « Vous savez, le Hamas ce n’est pas une organisation terroriste c’est une armée de militaires »… Il reprend son téléphone et lui parle à nouveau : « Le jeune qui est mort cette nuit, il avait 17 ans, nous étions dans la même classe ». Il hausse les épaules d’un air désabusé puis nous tend la main avec comme une tentative de sourire : « Nice to meet you, good luck ». Et il part seul sur le trottoir, les mains dans les poches et la tête baissée.

La vérité, c’est aussi que nous sommes tous complètement déboussolés par rapport à ce qui se passe.


20 h : Nous venons d’allumer la télé : Guernica, sous nos yeux, en direct.

22 h : J’écris ces mots dans la chambre, face à un miroir et je ne sais plus comment soutenir mon image, plus comment soutenir mon regard. Ce sont les membres éparpillés des enfants réfugiés autour de l’hôpital Al Ahli de Gaza qui me regardent. 300, 500 personnes tuées en une minute ? Elles pensaient trouver sécurité sur les terre-pleins autour de l’hôpital. Un hôpital c’est fait pour protéger, non ? Un hôpital c’est fait pour être protégé ? Partout, mais pas ici. Ici, les gens sont des « animaux humains », alors… Alors ici on laisse faire tous les crimes, ici on justifie tous les crimes, ici on encourage, on finance tous les crimes. Génocide.

Ce soir, pour moi, seul le silence peut parler.

3 h du matin, 18 octobre : encore un survol d’avion, inutile d’espérer trouver le sommeil, je me lève le plus silencieusement possible pour ne pas réveiller mes compagnons d’effarement. Eux ont dû s’effondrer après 2 h du matin. 3 h 16, 4 h 05, 5 h 30 : encore et encore ces horribles gros bourdons noirs dans le ciel noir. Comment osent-ils… encore ? Envie de vomir.

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